Extrait du roman "A Suspicious River" de Laura Kasischke aux editions Seuil ******************************************************************* Ces 4 pages (partie infime de l'ouvrage) sont présentées ici dans l'unique but de persuader et donner envie à l'internaute de se procurer le roman original, par ailleurs acquis par le rédacteur de l'article. Aucune inclinaison mercantile ne saurait être reprochée, c'est tout au contraire une volonté de promotion de l'oeuvre qui prévaut dans cette démarche. L'intégralité de ces textes sont la propriété de l'auteur Laura Kasischke et des différentes maisons d'éditions, Seuil pour la parution française et la traduction. Merci de ne les utiliser en aucun cas avant de s'être procuré le livre. ******************************************************************* PREMIERE PARTIE La première fois que j'ai eu des relations sexuelles avec un homme pour de l'argent, ce fut en septembre - l'été était toujours là, mais le chauffage était déjà allumé dans la chambre du motel, et j'avais l'impression d'avoir la gorge tapissée de poussière. L'homme en question était terne, il avait de petits yeux, il n'était pas plus grand que moi, et il paraissait apeuré. Il refusait de me regarder. Quand je lui ai demandé ce qu'il voulait que je fasse, il m'a répondu : "C'est ton boulot". Un voile poudreux nous séparait, la lumière vive d'une des lampes de chevet faisait ressortir la chaleur artificielle. Je pouvais voir ma propre image dans cette brume, au-dessus de la commode, se refléter dans un miroir qui avait la longueur et la largeur d'un cercueil - un cercueil argenté, garni de mercure et d'argent fin, une table en acier inoxydable dans une salle d'opération, ou bien dans une morgue, dressée contre un mur. Voilà mon corps qui flotte dans ce miroir, me suis-je dit, qui se reflète en nets triangles de lumière. Mon propre corps, dans une enclave de pur espace plat, comme une tôle tordue qu'on aurait abandonnée sur une plage. Etbpourtant j'ai l'air bien jeune. Je portais des chausures noires brillantes, une jupe neuve et propre en coton bleu, un petit tricot blanc brodé de dentelle autour du cou ; et je me suis vu jeter un regard de côté vers l'extérieur du miroir ; j'étais immobile, le visage sans aucune expression, face à un homme trapu aux bras épais, comme un ogre, un homme poilu - même si les poils, qui recouvraient son corps et qui s'échappaient de son tee_shirt noir à la base du cou, étaient blonds et presque invisibles, enchevêtrés, blancs et collants comme les fils d'une toile d'araignée. De petites vrilles souffreteuses qui grimpaient au poteau d'une clôture. Son visage était rose et carré, du jambon en conserve, et sa peau était lisse et moite - neuve, comme une peau de bébé -, alors que ses dents jaunes avaient l'air d'avoir bien quarante ans. Le radiateur de la chambre émettait déjà un cliquetis mécanique, il soufflait de la poussière de lune entre mes genoux - ces deux satellites morts d'un blanc ossuex - et entre mon corps et celui de l'homme. Deux parfaits inconnu dans une chambre de motel, dans un miroir. Je me suis agenouillé et j'ai ouvert sa braguette. Les choses n'ont pas duré plus de quelques minutes. Satisfait, le visage toujours aussi vide, il s'est assis lourdement sur le bord du lit, épuisé ; le pantalon roulé aux genoux, il tremblait légèrement et refusait de me regarder. J'avais reçu mes soixante dollars à l'avance et, après, je suis rentrée directement à la maison. Mais, le lendemain, j'ai fait la même chose avec quelqu'un d'autre. Soixante dollars. Et le jour suivant, avec un autre, et encore un autre. Cent vingt. Cent quatre-vingt. Deux cent quarante dollars à la fin du troisième jour. Trois cent soixante, le soir du quatrième. Comme je l'ai dit, nous étions en septembre. Certains jours étaient couverts et doux, le ciel était alors d'un blanc nébuleux, et le soleil tiédissait au milieu, comme un oeuf sur le plat qui refroidit. Le lendemain, des averses de pluie grise éclataient, suivies d'une lumière pourpre veloutée et planant au-dessus des feuilles orange. A part cela, chaque jour était pareil aux autres. Je gagnais de l'argent, j'économisais de l'argent. J'économisais de l'argent pour quelque chose qui scintillait vaguement dans le lointain - le mirage glissant de l'eau sur la route devant moi, par une journée chaude et sèche. Quelque chose qui s'élevait et retombait dans un brouillard, qui changeait de forme et de taille, quelque chose que j'aurais pu apercevoir une fois, du coin de l'oeil, quand j'étais enfant. Parfois, cette chose flottait au-dessus de moi et crachait de la lumière colorée - comme un champignon atomique. D'autres fois, ce n'était que du chrome brillant, une colline de sucre, ou une colonne de sel. ou bien encore la chose remontait à la surface de mes rêves comme une seconde peau, comme une sorte de pellicule qui flotterait à la surface d'une casserole de lait chaud ou qui entraînerait la neige dans les plis d'une longue robe blanche. Je pensais que je reconnaîtrais la chose quand je la verrais. Je pensais que je la verrais quand j'aurais économisé l'argent pour l'acheter. "Mais où étais-tu" me demandait mon jeune mari quand je rentrais à la maison un peu en retard une fois de plus. Des cernes sombres alourdissaient ses yeux. Il maigrissait à mesur que je m'enrichissais - et pourtant, il y avait encore une photo de lui fixée par un aimant noir sur la porte lisse du réfrigérateur, sur laquelle il pesait vingt kilos de trop et souriais largement, avec les plis de sa bedaine blanche qui débordaient aimablement au-dessus de sa ceinture. "Tu le sais bien", lui répondais-je en haussant les épaules. Mais il ne savait pas. Rick me préparait un sandwich chaque matin, pour que je l'emporte au travail l'après-midi, alors que cela faisait des mois qu'il avait lui-même abandonné le pain et le beurre pour les légumes. Toutes ces couleurs végétales entassées dans les bacs à légumes du bas du frigo sentaient le frais et le craquant, rappelant plus le papier de soie blanc dans lequel on enveloppe vos chaussures neuves, car cela ne sentait rien, en fait ; et ce rien était son seul repas, pour ce que j'en savais - il ne mangeait plus que cela. Même son haleine avait changé. On aurait dit de l'air froid et du riz blanc séché, mélangés dans un saladier en plastique. Tout ce qui m'intéressait dans les pique-niques que mon mari me préparait, c'était la boîte de Coca light, dont les bulles tièdes viendraient me titiller le palais vers la fin de l'après-midi. Mais je mangeais parfois un sandwich au fromage, s'il n'y avait de beurre dedans. Quelquefois, aussi, un petit gâteau fait à la maison me semblait bon après une cigarette.