Vers une nouvelle forme. Démarche surprenante et salvatrice que celle entreprise par Mamoru Oshii avec Avalon. Dans sa troisième expérience de réalisation (deux essais peu satisfaisants en 1987-1988, Jigoku No Banken: Akai Megane et Jigoku No Banken: Kerubersu) avec de véritables acteurs après de nombreux longs métrages d'animation (L'Oeuf de l'Ange, Patlabor 2, Ghost in the Shell…), il n'a aspire ni plus ni moins qu'en la création d'un nouveau langage cinématographique entre graphisme et prises de vue réelles, entre réel et virtuel.

AVALON

Si l'originalité et l'ambition démesurée du projet s'arrêtaient à cela, l'entreprise serait déjà qualifiée d'irréalisable. Mais pour se donner les moyens créatifs nécessaires, le cinéaste japonais décide de tourner en Pologne avec des acteurs et une équipe locale, souhaitant ainsi se rapprocher d'une ambiance mystique et sombre, d'une fibre artistique différente et surtout d'un berceau de civilisation. Qu'il cite alors Andrzej Wajda (L'Homme de Fer), Lars Von Trier (le grain de couleur de Element of Crime) ou Andreï Tarkovski (le dernier plan de la petite fille est l'identique d'une des scènes du maître, Le Miroir), n'est ni un hasard, ni une référence hypothétique et anecdotique, il s'en nourrit et les intègre avec les nombreuses retouches numériques – 80% de l'image est retravaillée – dans son processus créatif.

Press start. Dans un futur non daté, dans un endroit incertain, des humains fantomatiques mènent une vie bien terne. Leur seul moyen d'échapper au quotidien est de participer au wargame virtuel et illégal : Avalon. Ce jeu tirant son nom du lieu où repose le roi Arthur place ses protagonistes dans un univers militaire où ils doivent détruire des objectifs, arrêter les autres joueurs… Le piment supplémentaire étant que les points gagnés peuvent être convertis en monnaie sonnante et trébuchante dans le monde réel. Ash, jeune femme brune, athlétique et gracile (sosie en chair et en os du Major Kusagani de Ghost in the Shell) a atteint un niveau impressionnant dans la classe A. Réussite d'autant plus étonnante qu'elle joue seule contrairement au plus grand nombre se regroupant en équipe où chacun à une fonction bien précise. Coincée dans une vie répétitive et archaïque, sa personnalité semble disparaître, s'annihiler. Son seul lien avec le réel restant son chien à qui elle achète les mets les plus rares – viande et riz, un luxe pour les êtres de ce monde. Mais elle porte en elle la fêlure de la disparition du chef de son ancienne équipe, Murphy. Car, fait étrange, il arrive que l'esprit de certaines personnes connectées ne réintègre jamais leurs corps (ils reçoivent le sobriquet de "non-revenus"), devenant alors des enveloppes vides ornant les lits d'hôpitaux glauques et insalubres. Lorsqu'on lui annonce qu'il existe dans le virtuel une super classe A où l'ombre d'une petite fille peut vous emporter, elle décide de tout tenter pour y accéder.

Retour vers le passé. D'emblée le film (d)étonne. Par son aspect visuel sépia et les rapprochements formels entre la vie "réelle" et le jeu : les espaces ludiques, ces ruines ou usines désaffectées ont l'air d'être à la périphérie de la ville, quant aux moments de déconnexion, la couleur y est juste un peu plus présente. Des lieux glauques, datés, sales et fatigués d'avoir abrité trop de vie. Sclérosés, ils se retrouvent vides de substance, abhorrent le mouvement, marqués par une intense nostalgie d'autre chose, une chimère ? Dans cet univers décadent et saumâtre, on subodore un gouvernement militaire et omniscient, une dictature visant à ôter toute volonté et perspective. L'information est contrôlée, la sagesse seulement accessible par l'ordinateur et les livres, effacés. L'idéal communiste perverti et arrivé en bout de course. Le jeu servirait alors de défouloir et le pouvoir de ce maître démiurge, apparaissant pour payer, comprendre et apaiser, a tout de l'instrument de propagande. Si les personnes étaient désoeuvrées, la rébellion serait proche. Une absence de références si criante que le fondement mythique du jeu devient obsédant.

Ash évolue ainsi dans une société déshumanisée où les besoins élémentaires, comme se nourrir, sont présentés d'une manière abjecte, rebutante. Un reniement des nécessités physiques de son propre corps – asexué. L'enveloppe réelle de notre virtuel devient pesante. Difficile de ne pas y voir aussi le symptôme d'une phobie du contact, mais aussi le dernier repère d'une réalité, d'une vie. Le chien de Ash est son seul lien avec l'existence, la réalité qui l'attend quand elle rentre chez elle. Ce à quoi elle peut se confronter pour se prouver sa quintessence : un miroir qui a besoin d'elle. Lorsqu'il disparaît, c'est que l'héroïne a passé outre les derniers garde-fous de son mental – on pourrait avancer qu'elle est morte dans le bombardement et que ce qu'elle vit n'est que la migration de son esprit dans la classe A, elle serait une "non-revenue". Que ce moment advienne après qu'elle ait eu recours à un reset hasardeux, renforce la sensation que la plongée dans le jeu la rapproche du néant, perdant un peu plus de raison à chaque connexion. Mamoru Oshii pousse sa réflexion dans ses derniers retranchements dans chaque image, y induisant de façon lancinante le doute sur la réalité, la consistance du quotidien et le point de vue de cette femme.

Réel et virtuel mêlés. Le cinéaste eu l'idée du long métrage il y a 15 ans, alors que, chômeur, il passait ses journées entre jeux de rôle et wargames (Wizardry). La thématique et les scènes d'action du jeu s'en ressentent. Loin d'opposer réel et virtuel, de proposer une barrière claire et de glorifier l'un par rapport à l'autre, il tend tout au contraire à la rendre de plus en plus ténue, un univers débordant sur l'autre et réciproquement. Dès lors le joueur voit-il la réalité par le prisme de son jeu sur

lequel il s'abrutit 10 heures par jours ou tout au contraire transpose t-il sa conscience de soi du "réel" dans le virtuel. Mais lorsque à la fois le jeu et les arcanes politiques vampirisent la psyché que reste-il ? Quel espace fugace pour l'imaginaire ? La recherche d'une ombre (une petite fille en robe blanche, pure et virginale, mais dont la dernière expression nous glacera le sang), ouverture illusoire vers une échappatoire chimérique dont on ne revient pas. La mémoire est-elle gravée et accessible ou tout au contraire fluide et à contre-courant. Dans ce monde retravaillé, terre et ciel ne font plus que coexister. Strates disparates d'un tableau inachevé. Rendant impossible la moindre poésie méditative et contemplative.

Plongée dans l'abîme. La tristesse est épouvantable, le repli sur soi érigé en idéal de vie. La soupe populaire, la misère, la solitude sont le lot de ces êtres. Comment échapper à ce quotidien terne et curieusement bouclé. Car l'artiste fait transparaître sur sa toile numérique des obsessions mélancoliques, Ash reproduit tous les jours, à l'identique les mêmes gestes, aux mêmes heures, en compagnie des mêmes personnes. On tourne en rond dans le réel alors que les missions du virtuel se déroulent dans des décors toujours renouvelés, par contre les actes à accomplir restent identiques : devant un hélicoptère, abattre le pilote d'une balle... Aux longueurs elliptiques sont adjointes les mélopées lyriques de Kenji Sawai qui signe une partition puissante. Mais cette longueur et cette lassitude font aussi échos aux paroles du maître qui parle d'une partie en temps limité. Serait-ce le sésame pour l'extase, le repos ou plus pragmatiquement un changement. Au fur et à mesure du développement de l'intrigue (fort simple en comparaison du monde fouillé présenté), la couleur va imperceptiblement augmenter, symbole de la distance mentale (et physique ?) avec le jeu. Plus Ash s'enfonce dans ses méandres, rencontre des adjuvants et remporte des victoires, nous entraînant avec elle dans une recherche sans but (nous tentons de meubler le film en quelque sorte) et plus elle semble s'élever. Une quête finale de l'humanité où sensation, goûts, odeur et sons deviennent accessibles, à portée de main. Que Stunner ou Murphy meurent victimes de vraies balles en est peut être l'apologie, à moins bien sûr que le rideau ne soit tombé et que la cruauté, la folie et la violence d'un monde en guerre soient enfin apparentes, les joueurs étant des fantassins manipulés en coulisse. Nous suivons un trajet identique. Alors que les premières images nous imprègnent pêle-mêle comme captées à la fenêtre du tramway, nous sommes rapidement impliqués, curieusement attirés dans chaque plan, intrigués. Par-là, le réalisateur parvient à fissurer la distance entre le spectateur et le wargame, et à faire preuve d'une troublante interactivité.

L'incongruité des images renforce souvent le malaise. A voir par exemple la manière dont est ingurgité le repas par le voleur ou le concert final. Un objet hybride, abscons et idiosyncrasique qui enfonce les postulats de Matrix ou eXistenz pour atteindre une nouvelle dimension, le goût d'un passé révolu. Le rapprochement avec Level Five, chef d'œuvre de Chris marker, est plus que tentant, forte ambiance musicale, postulat informatique et solitude qui vampirise jusqu'à la mort une jeune brune hiératique et impassible. Car finalement, outre la performance dans la création de ce monde (à l'instar de Pleasantville ou Tron) et son expérimentation, outre l'interprétation probante de Malgorzta Foremniak, c'est bien la quête de l'identité et notre rapport à l'image qui est stigmatisée. Dans un futur métaphore de notre présent et des faits passés (printemps de Prague, émeutes des débuts des années 70…) voici une vision sombre à la Georges Orwell et une soif intarissable d'indéfinissable, de contraire.

Liberté et retour au néant. Que Mamoru Oshii soit esthète et théoricien sert et dessert son film qui par moment n'assume plus son intégrité, se perdant entre plan surcadré (Ash pieds joints au milieu de son appartement, Bishop sur les ruines la brume à ses côtés), grands angles, lignes directrices au ras du sol et posters de chiens. Les questionnements finaux de Murphy sont biaisés d'avance par la perception de la

jeune femme (Bishop lui a dit "tu es dans la classe réelle"), la réalité est ce qui nous paraît réel, la couleur de cheveux change, mais qu'importe il a atteint son humanité par l'amour et l'abnégation. Survient la séquence finale emportant l'ensemble vers une apologie de la liberté dans un univers où nous ne savons qui nous manipule : une instance supérieure, un jeu crée par l'homme ou tout bonnement notre propension à nous détruire et à nous placer nous-même en servitude. Dans le monde d'Avalon difficile de dire à quoi elle nous permet d'aspirer, une liberté de vivre ou simple retour au néant, dans une position de béatitude et de relâchement, immobiles sur un transat (comme Arthur sur sa couche d'or), les yeux fixes et écarquillés vers le ciel nous serions tout simplement en attente, prisonniers de nos rêves.

 
 
F. Flament
22 Avril 2002

 

 

 

 

 

 

Quel est ton Graal ?
Film japonais de Mamoru Oshii (2000), en compétition officielle au Festival de Cannes 2001. Avec Malgorzata Foremniak (Ash), Wladyslaw Kowalski (Le maître du jeu), Jerzy Gudejko (Murphy)... Sortie française : le 27 Mars 2002.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vo)
Photographies (37)

Liens
Le site officiel
Mamoru Oshii
Kenji Kawai
La fiche d'Allociné

Fiche technique
REALISATION
Mamoru Oshii
SCENARIO
Kazunori Ito
MUSIQUE ORIGINALE
Kenji Kawai
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Grzegorz Kedzierski

INTERPRETES
Malgorzata Foremniak (Ash)
Wladyslaw Kowalski (Le maître du jeu)
Jerzy Gudejko (Murphy)
Dariusz Biskupski (Bishop)

MONTAGE
Hiroshi Okuda

DIRECTEUR CREATION DIGITALE
Hiroyuki Hayashi

PRODUCTEURS
A. Kubo, S. Watanabe, T. Kayama...
DUREE
106 minutes
PRODUCTION

Des Films, S. Canal, Bandai, Deiz...

SORTIE FRANCAISE
Le 27 Mars 2002

 

 
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