Songe d'une nuit d'été. Quatre étudiantes en seconde année de médecine, Armelle, Valérie, Frédérique et Carine se retrouvent à Saint-Plais-Sur-Mer à l'invitation de l'une d'elles. Elles souhaitent y passer deux semaines afin de se ressourcer et de mener à bien les révisions de l'examen capital qui les attend. Voilà donc comment elles débarquent le 7 juin dans la bâtisse de la famille de Valérie.

BEAU FIXE

Elles commencent dès le premier soir par établir scrupuleusement le planning des journées à venir : un juste mélange d'assiduité et de petites incartades balnéaires. Mais très vite la cohabitation idyllique s'envenime. La promiscuité aidant, les rancœurs et jalousies affleurent. Les appétences et syllogismes se confrontent, les cœurs s'épanchent. D'autant plus qu'à ce gynécée hétéroclite se voit bientôt adjoint un importun sous la forme du cousin de Valérie, Francis, un jeune homme puéril, envahissant et ennuyeux qu'elles s'empressent de rabrouer. En dix jours leur dialectique du monde va imperceptiblement s'affiner.

S'approprier l'espace. Sous l'égide d'une chronique intimiste de vacances, huis clos d'obédience naturaliste, le cinéaste va se livrer à une véritable étude ontologique et physique de la socialisation d'êtres découvrant avec appréhension les règles et rudiments de vie communautaire. L'apprentissage éprouvant et candide de leur condition issante d'adulte responsable. Tout commence par la réunion de quatre jeunes femmes aux caractères antagonistes. Si l'émulsion semble au départ exubérante et frivole, l'ambiance ne tarde pas à se détériorer. Chacune de tester les autres et de délimiter son territoire. Car dans un premier temps il s'agit bien d'une lutte d'espace qui va se dérouler sous nos yeux, entre la maîtresse des lieux Valérie, Armelle retranchée dans son donjon et Frédérique aventureuse et adepte des saillies sporadiques et jouissives dans le monde extérieur comme des joutes orales sarcastiques. Seule Carine étrangement mature et philosophe refuse de prendre part aux tumultes ambiants. Enfin, arrivé avec une journée de retard, Francis, l'invité surprise, ne cesse d'être repousser à une périphérie capricieuse : en tant qu'homme il vient briser l'harmonie féminine et souiller sa pureté virginale. Sans cesse esseulé dans le plan (le barbecue, la voiture, la nuit ou simplement à l'extérieur de la maison quand les filles s'affairent dans les pièces) et supplicié, il semble se mouvoir au ralenti sans prises avec la réalité des autres, ainsi les autres protagonistes transpercent sa réalité, son espace (un gourbi infâme, anfractuosité des fondations), à une allure vertigineuse. Rétif à cette folie qu'il ne comprend pas, il préfère se placer en retrait, meubler la vacuité qui l'entoure et le consume par un flot de paroles incongrues et pesantes. Pourtant, il finira à forces de vexations par se rebeller, s'ensuit une véritable lutte dédaigneuse, inique et implacable pour la possession du plan. Dans une boulimie impérieuse, il décide d'aliéner les étudiantes à sa volonté. Une inversion qui devient flagrante dans la scène de la cuisine où Carine et Valérie se retrouvent debout face à lui assis impasiblement , s'enquérant de la date à laquelle il condescendra à les laisser seules dans la maison.

Rapidement, il devient clair que le physique n'est qu'une extension palpable du psychique. L'enjeu pour les protagonistes est ailleurs, dans l'acceptation de leurs fêlures et malaises. Soit la découverte de leur identité, avec les peurs et les déceptions que cela comporte, et sa préservation dans l'immersion sociétale. Si Carine est la plus posée, détachée et impavide, et la plus encline à respecter les doutes et à supporter les anicroches c'est certainement parce qu'elle a déjà effectué ce processus en émergeant de sa catharsis. La raison en est simple, les poussées de saphisme qui l'enfièvrent (le massage du cou d'Armelle) l'ont depuis longtemps éloignée des vicissitudes et des considérations futiles de ses condisciples. Elle ne raillera donc pas Francis quand il tentera maladroitement de l'embrasser. Pour Frédérique, la quête insatiable de l'extérieur et des expériences sans lendemains n'est qu'une vaine échappatoire à la discussion, à la relation suivie qui l'obligerait à faire confiance et à fissurer le masque d'aigreur désinvolte et de mélancolie sadique dont elle s'est parée. Dans cette période d'égarement sexuel qui suit la puberté, l'intrusion de l'homme dans le microcosme à tout de la prise de conscience forcée d'un rapport torve de domination et de dépendance. Sur les quatre jeunes femmes, chacune envisage et appréhende différemment le partenaire. Le choix de l'identique, le refus du contact, le dénigrement ou l'immolation sont autant de routes empruntées. A l'issue de ces dix jours de communion un désenchantement lucide viendra les sanctionner. Valérie lors du passage éclair de son petit ami attitré recevra en plein visage son complexe d'infériorité, futur martyr d'une femme ne vivant que pour son compagnon et engageant son identité sur la crédibilité de celui-ci. Elle n'existe que par Jérôme qui la rudoie sans vergogne et le zoom discret qui nous rapproche d'elle lors du départ du garçon est une révélation : le fossé indicible qui la sépare de l'évidence, ténu et abyssal. Si on ajoute à cela la peur panique d'Armelle de se mêler aux autres en sortant de son boudoir au papier peint pointilliste et sa propension à éviter tout contact, sans oublier la portée métaphorique afférente au travail de Francis venu changer les volets et donc modifier les apparences, on comprendra l'exquise et subtile métamorphose efflorescente qui s'opère.

Vestige immuable. Le cinéaste Christian Vincent (La Discrète, La Séparation…) s'improvise contrapuntiste dans un long métrage à l'élégance rohmerienne qui se répand dans notre âme en résonnant sur les notes sèches et rauques de la guitare latine d'Henri Greindl. Ces mesures mélancoliques, lascives et lancinantes vibrent en nous de manière inattendue accentuant l'impression d'un endroit familier, occupé depuis toujours. Les épiphénomènes traversant l'édifice au rythme du ressac des vagues site envoûtant et édénique de Royan qui souligne l'impermanence des choses et détrempe nos cœurs. Le vent et l'écume pleurant à notre place, effleurés que nous sommes dans nos retranchements intimes. Cette maison de brique, abstraite et figurative, serait l'apologue de notre ultime bastion, des

méandres enfouis de notre inconscient. Une salle d'attente bucolique, paisible reposoir d'où l'on peut observer le rapprochement du monde et s'épancher de nos velléités d'éclosion. Ce vestige immuable et libéré des servitudes du temps est au confluent de deux époques. D'un côté la plage et la mer, candides et apaisantes, et de l'autre une ville aliénante avec ses obligations et sa cruauté vision éthérée qui pourrait tout aussi bien confronter une aridité masculine à une liquéfaction féminine. Les effluves turgescents du bonheur et de l'insouciance de l'enfance s'élèvent lorsque l'on s'approche de la mer (aussi loin que l'on semble s'éloigner le rivage apparaît derrière un rideau d'arbres) et Francis est libre de s'y ébrouer démontrant ainsi sa condition de pureté et d'absolue honnêteté. Déjà le film amateur des premières années de Valérie ramenait les scories diaphanes de l'innocence aux jeux de plages nimbés de soleil. Pour le reste tout est dans l'extériorité stérile, un environnement évanescent condamné à se métamorphoser au gré des humeurs, de la frigidité, de la pudeur ou de l'empathie. Une route goudronnée empruntée par le taxi (la voiture de l'ami de Frédérique apparaît devant la grille sans que nous ne l'ayons vu rouler, le téléphone sonne hors-champ), la voie par laquelle le monde se manifeste. Chacune de ses issues représente une échappatoire à la maison socialisante, une étape obligée dans l'évolution de l'inconscient. A ce titre on notera qu'on ne voit pas les quatre jeunes femmes arriver à la villa, elles y semblent parachutées par une soirée d'été. Car la demeure n'a pas d'existence propre, prisonnière d'un seul et même plan qui ouvre et conclut le film, la vision d'une porte à travers un feuillage clairsemé. Le récit prend place entre deux battements de cœur ou d'horloge dans une fulgurance crépusculaire.

Si le choix de quitter la maison s'apparente à l'entrée dans l'âge adulte et à l'accession à la maturité, il s'agit bien d'une décision consciente et éphémère à laquelle il faut s'astreindre inlassablement et qui s'oppose à celle de ne pas escalader la dune et donc de ne pas contempler la mer et s'immerger dans ses souvenirs qui relevait du défi. La langueur de l'ensemble et son naturel désabusé en viendrait presque à nous entraîner vers l'exégèse psychanalytique. A plusieurs reprises on est tenté de se demander si les protagonistes ne seraient pas les pans et composantes d'une seule et même psyché où courants et pulsions enchevêtrées se défieraient en permanence : soif de transcendance et maniérisme, angoisse du rejet et confiance aveugle ou arrogance agressive et affliction contrite. Toute l'ambiguïté névrosée du film réside dans ce dialogue encéphalique qui s'épure au fil du temps, le groupe se désagrégeant (l'accroissement imperceptible de la largeur de plan amplifie la désunion ou un visage qui se décompose) jusqu'à ce qu'il ne subsiste que deux caractères dans la personnalité d'une femme en devenir Armelle et Carine profitant du départ de Jérôme pour s'éclipser (sur une mélopée au piano qui tranche avec le reste de la bande-son), happées par le désarroi qui s'empare de Valérie. Isabelle Carré (ange immaculé et tendre absolument inoubliable et lumineux) et Elsa Zylberstein (tentatrice passionnée et aérienne) composent ces deux sensibilités qui loin de s'annihiler vont coexister. Tout les oppose pourtant dans leurs rapports aux hommes, dans la crédulité passionnée et le cynisme tourmenté ou dans leurs mues sexuelles et somatiques. L'une est une femme sensuelle, embaumée d'une sémillante extase charnelle tandis que l'autre reste empruntée dans un corps imparfait, une nymphe entre la larve (enfant) et la chrysalide (adulte). Les deux étudiantes se font finalement face, aimantées, mutiques et fraîches pour se retrouver, accordant leurs différences en s'épanouissant dans les mentalités de l'autre. Frédérique reçoit de Valérie sa foi désarmante et frêle dans ses congénères, tu "dois faire confiance aux gens" ne cesse-t-elle de psalmodier. Inversement, Valérie recevra un enseignement sur le recommencement, sur la manière dont elle est perçue et comprendra l'inanité de la relation qui l'atrophie. Dans une prude amertume, les deux jeunes femmes resteront debout au milieu d'un salon dont les meubles ont été pudiquement recouverts d'un drap blanc, comme les aspirations utopiques de leurs jeunesses. "Nous n'avons rien oublié" crie Frédérique, certainement pas puisque cette maison demeurera toujours en elle(s), dans une éternelle bienveillance l'ingénue fixité du titre , et les chimères à portée de main. Alors qu'elles s'engagent ensemble dans le retour aux turpitudes du monde, ne formant plus qu'un seul être complet (diptyque parfait et réconcilié), elles croisent Francis qui est finalement revenu, après errements et circonvolutions, terminer sa tâche (en stase) : lui aussi en prenant conscience de son statut d'adulte a été obligé de revenir à la villa "Les Lutins" pour traverser la fluette porte, le miroir trouble et inquiétant de l'altérité. Face à l'inconnu nous revient en mémoire le vers de Guillaume Apollinaire : "Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps". Magnétiques, les souvenirs sont ressassés en subtiles variations, comme effleurés par les doigts engourdis d'un musicien, à l'instar de ces deux scènes entre Carine et Valérie s'affairant dans la cuisine (lors de la seconde journée et après que Jérôme ait annoncé son départ) reflets faussement identiques et trompeurs l'une de l'autre car exacerbant les réminiscences d'une prolixité d'existences, fantasmes et expériences. Entre les deux images, un voyage éternel et enrichissant, celui de sa compréhension, celui d’une vie. Quant au spectateur ému et nostalgique, il a pu, par le truchement diligent et raffiné de l'embrasure du temps et de la conscience accéder à cet instant unique, celui d'une limpide évidence où s'est enclenché l'irrépressible, sublime et frustrante évolution.

 
 

F. Flament
23 Mars 2003

 

 

 

 

 

 

L'antichambre de la chrysalide
Film français de Christian Vincent (1992), chronique intimiste sur la maturité et l'ouverture au monde. Nominations aux Césars 1993 dans la catégorie Meilleur Espoir Féminin d'Isabelle Carré et Elsa Zylberstein. Sortie française : le 18 Novembre 1992.

Multimédias
Photographies (19)

Liens
Productions Lazennec
Le film sur l'IMDB
Un site sur Isabelle Carré
Le site d'Estelle Larrivaz
Site sur Elsa Zylberstein

Fiche technique
REALISATION
Christian Vincent

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Denis Lenoir

SCENARIO
Philippe Alard et Christian Vincent

MONTAGE
François Ceppi

INTERPRETES
Isabelle Carré (Valérie)
Estelle Larrivaz (Armelle)
Judith Rémy (Carine)
Elsa Zylberstein (Frédérique)
Frederic Gelard (Francis)

MIXEUR
Jean-Paul Loublier

DECORS
Sylvie Olive
PRODUCTEURS
Sylvie Olive, Alain Rocca, Adeline Lecallier et Christophe Rossignon
DUREE
92 minutes
PRODUCTION
Lazennec, France 3 Cinéma, Les Films Alain Sarde et Pan Européenne

 
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