BLISSFULLY YOURS
De fait vivre une telle expérience tient du miracle, d'un abandon extatique à la matière artistique de ce jeune cinéaste thaïlandais qui signe là après de nombreuses uvres vidéos décalées et avant-gardistes son second long métrage (le premier Mysterious Object At Noon qui agrégeait des lambeaux disparates à une histoire orale avait déjà valeur d'avertissement : le réalisateur cherche à pousser dans ses derniers retranchements un art trop habitué aux boulevards balisés et aseptisés pour sortir indemne d'une excursion sidérante sur les pistes bosselées et boueuses de l'émotion). La communion qui naît imperceptiblement entre le spectateur et le film est telle qu'il devient presque impossible de revenir sur ce vécu inextricablement lié à notre sensibilité et à notre psyché. Car la principale caractéristique du long métrage est qu'il n'existe que par son public, dont chaque membre ressortira avec sa propre béatitude. Après tout, le titre ne nous incline-t-il pas à penser qu'il sera exclusivement nôtre.
Une telle humilité est rafraîchissante dans un univers suffoquant parfois saturé d'ego et de vanité. Car loin de se contenter et surtout de se limiter à un statut de concept vitrifié et incoercible, l'uvre se fait dispositif, idoine à retranscrire un provisoire, unique et hypnotique fragment de vie. Subtile et lumineuse, la construction du récit nous submerge de grâce et d'intelligence. Il y a d'abord cette première partie présentant abruptement les tribulations de Min, Roong et Orn, entre ville étouffante, trajets en temps réel, mesquinerie et productivisme. Cette étude du quotidien nous y pénétrons presque par effraction sans la moindre référence, notre salut - on le comprendra vite - réside dans l'observation. Un étranger ou un fugitif au même titre que Min, dont on apprend bientôt qu'il est un émigré clandestin birman dissimulant par sa mutité sa condition et sa méconnaissance de la langue. Des images surprennent et désarçonnent (Min à l'extérieur d'un bâtiment un papier à la main) et ne trouveront une hypothétique justification que de nombreuses minutes plus tard (une missive tourmentée à son épouse). Roong se révèle une jeune employée chargée de peindre à la chaîne des figurines de dessins animés, tandis que Orn, dans la quarantaine, se console difficilement du traumatisme de la noyade de son enfant et se perd entre velléités volages de maternité et déprimes chroniques. Puis tout à coup, Min emmène Roong dans un endroit qu'il affectionne, un refuge ébloui perdu au milieu de la jungle environnante (une voix off fait son apparition - à présent libérée par la nature - nous indiquant que la jeune femme à eu une journée professionnelle délicate la veille et qu'elle a besoin de s'évader), le générique déroule sur l'écran et un travelling avant filmé de l'habitacle du véhicule. Le reste du film - bien que sémantiquement rien ne soit plus abscons, ce qui se déroule sous nos yeux est-il le film proprement dit, ses implications, ses conséquences ou son reflet ? -, formellement épuré et naïf, nous le passerons entre les arbres, au sein d'une matrice végétale qui finit par déteindre sur ses visiteurs, sur leurs cops alanguis et leurs postures sexuelles qui petit à petit s'affinent. Pourtant loin de tout artifice purement gratuit, ces deux pans de l'uvre sont indissociables, la première ressurgissant dans la seconde telle une rémanence lancinante. Nous avions besoin du cheminement pour que la sensation d'y échapper puisse nous apparaître. Car contrairement à ce que pourrait faire croire l'abandon édénique des corps et des esprits (la réalisation est divinement enivrante et poisseuse, retranscrivant à merveille l'extase humide), le cinéaste s'intéresse principalement au combat incessant des êtres à voler leur quiétude à une vie et une société qui les enchâssent. A transcender la complexité et l'âpreté de l'existence pour retourner à une éphémère et espiègle liberté. Les problèmes d'urticaire de Min seraient alors le symbole de la formidable capacité abrasive d'un monde asséché et oppressant qui à force de mercantilisme (Roong paie Orn pour garder Min) élime, érode les esprits et les corps. La lutte dérisoire pour l'harmonie qui démange alors que l'ensemble pèle est l'enjeu masqué du long métrage. L'impassibilité et l'immuabilité ne sont que des paravents. Certes les personnages et l'artiste se libèrent des ambages et des affres d'une narration structurée et rigoureuse, mais le résultat est aux antipodes d'un quelconque flou ou mirage esthétisant et anesthésiant. La précision de la mise en scène, la rigueur des cadres et la gestion du temps (plans fixes notamment la fellation ou le visage qui clôt l'expérience) font preuve d'une maîtrise qui explose à chaque instant comme une gorgée de plaisir, une bouffée de temps volée à la source originelle. La précieuse fugacité - jamais agressive - qui en découle n'est que mouvement.
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Alors que les personnages deviennent avares en mots et dialogues nous nous retrouvons paradoxalement de plus en plus impliqués dans leurs vies. Pour deux heures nous sommes avec eux, nous nous substituons à eux. Plus précisément, le film se fond en nous et nous nous immergeons en lui. Là s'exprime le sidérant talent du réalisateur. Ce sont d'abord des plans incongrus, emplis de buée (comme si nous avions goûté la mixture préparée |
par Orn) ou d'autres éblouis par l'humidité de l'air diffractant les rayons du soleil (la baignade à trois), mais surtout l'intensité sensorielle qui nous submerge à chaque instant par l'observation langoureuse d'attouchements de mains enduites de crème, de contacts moites charnels et prudes, des détails (les ongles coupés, les peaux sur le siège, les gouttes de sueur perlant sur un front dans une voiture surchauffée, la caméra embarquée dans le véhicule ) ou tout bonnement par l'hédonisme élégiaque et poétique qu'il injecte dans son uvre, il permet à l'auditoire de prendre part et de coexister avec une tranche de vie en temps réel. En aucun cas démiurge et omniscient (exception faite des quelques scènes où Orn déambule dans la jungle), le spectateur ne percevra que ce qui est visible (la question du coup de feu suivant le vol de la moto reste en suspend). Un malaise comparable à celui des deux amants qui sont dans l'impossibilité de consommer leur passion de par l'urticaire de Min. Pourtant le cinéaste se permet quelques entorses à son dispositif en utilisant les dessins de Min en surimpression ou des commentaires en voix off (l'ancien petit ami de Roong la battait) pour expliciter certaines blessures. Cela concourt à ressentir dans ses chairs la quête incessante et constante des protagonistes pour échapper à leurs entraves. Car la quiétude et l'abandon sont toujours fragiles et provisoires. Un sentiment, une douleur ou une culpabilité peut refaire surface à l'improviste dans cette cachette à l'abri de la civilisation ou de la canicule qui accable les corps. L'extase aussi intense soit-elle est illusoire car sa fugacité la condamne dés son apparition. Ce n'est alors pas un hasard que l'on cherche à poursuivre même artificiellement le plaisir. La jeune fille par des caresses judicieuses obtient une nouvelle érection de son ami après un premier orgasme, ce dernier avait eu recours précédemment à un joint (il nous précisera d'ailleurs cyniquement que les birmans fument lorsqu'ils sont malades). Même l'Eden recréé est instable. Pas seulement par l'adjonction d'une troisième personne et rivale sexuelle, mais aussi par les fourmis qui envahissent la nappe, le bourdonnement des insectes, les peaux mortes, les fantômes du passé Les angles d'attaque du scénario sont multiples malgré des personnages peu diserts et impassibles. Les relations entre les hommes et les femmes ainsi que les rapports de l'individu à une société grégaire sont stigmatisés. En l'espace d'une scène d'ouverture particulièrement intelligente, le réalisateur place les jalons nécessaires à la captation du rythme de l'évolution qui va suivre. Les problèmes sont là, l'immigration clandestine (l'idée initiale du script vint à l'auteur sur son premier tournage alors qu'il fut témoin d'une arrestation de deux femmes), le repli et la déprime, les piteuses conditions sanitaires, l'agrégat familial qui se déchire, les dialogues de sourds soufflés par des valeurs et des besoins antagonistes et les disparités, les inégalités sociales (notamment un accès à l'instruction par la position de juge arrogant octroyée au médecin en plan frontal). Dans ce cabinet ou plutôt cette échoppe les clients se succèdent - parfois le précédent est encore là - comme autant de corps oblitérés et vides mais pas pour autant asexués. Il y a ainsi quatre femmes subjuguées pour une auscultation surréaliste d'un jeune et bel homme. Elles retrouvent en lui une vigueur et une rébellion qui a depuis longtemps déserté leurs compatriotes - du moins à leurs yeux blasés. Le désir naît souvent de l'interdit. La relation Homme-Femme est le cur palpitant du film, qui semble étayer la thèse d'un asservissement de la masculinité par une féminité conquérante et oppressante (dont la jungle se révèle la parfaite allégorie : humide, vallonnée et ombragée). Min est un homme-crocodile (prisonnier d'un mutisme protecteur), ses compagnes sont au choix femme-enfant et femme-mère. D'un point de vue ontologique, la régression de la virilité (la faiblesse due à la maladie et le parapluie bleu, ombrelle improbable) frôle l'atavisme amorphe, mais aussi le retour à une candeur joyeuse et enfantine (la perte de sa peau et de ses préjugés pesants). A ce titre, la scène du bain où Min est placé sur le dos dans le cours d'eau alors que les deux femmes (qui implicitement ou non s'affrontent pour leur jouet ou leur raison de vivre) l'enduisent de crème et détachent des peaux mortes s'enfuyant au gré du courant est caractéristique d'une existence intimement lié à la présence et aux soins de la compagne. Que la lecture de la lettre de Min à son épouse restée en Birmanie et narrant tous les tourments qu'il a subit (notamment se dissimuler dans une fosse septique) suive ce rite de renaissance - proche de l'éveil et de l'extase spirituelle pour le malade qui finit par s'endormir - en dit long sur la duplicité du caractère féminin et sa domination sur le lénifiant instrument (sexuel et travailleur) que devient l'homme. Un véritable schisme transparaît entre les deux sexes et leurs aspirations ou accointances. La suffocation atmosphérique et sociologique ajoute à une corruption et une crudité suintante et grouillante des sentiments. Le mari de Orn ou les amis douaniers et gardiens de Min semblent en totale opposition avec les réalités et les besoins des ouvrières, de la doctoresse ou d'une mère en proie à la solitude. Car pour Apichatpong Weerasethakul il n'y a pas que l'individu ou la caste qui se love et s'affaiblit dans l'immobilisme mais bien chaque genre de l'Humanité. Sa dénonciation inondée de torpeur de caractères mortifères et désabusés rejoint alors La Rivière de Tsai Ming-Liang. Elle se poursuit dans sa représentation du hasard, ce vent ou ce courant puissant qui emporte dans ses errements aléatoires ou incohérents des caractères en déshérence, jouets depuis longtemps incapables de diriger leur destinée. Blessés et écrasés, ils ont confié leur vie à un partenaire, un mirage économique ou une mondialisation impérieuse.
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F.
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