"Tu auras ton enfant là-bas…". Le petit village du Ferroz, situé dans les monts jurassiens, est l'archétype de la bourgade autarcique, éloignée et retranchée des turpitudes du monde. La surprise des habitants est d'autant plus grande lorsqu'ils voient arriver sur le territoire de la commune un couple de scientifiques japonais avec armes et bagages : Tôyô et Yoshiko Mahiru.

LE PAYS DU CHIEN QUI CHANTE

Ces deux représentants d'une culture étrangère et exotique sont en réalité les derniers descendants d'un village nippon analogue ayant fini par s'éteindre, sa population décimée par la guerre ou la famine. Tôyô est un musicologue à la recherche du célèbre chien qui chante, tandis que sa femme, archéologue, mène des études sur l'habitat religieux des temps passés et souhaite mettre en parallèle les monuments japonais et français. La curiosité et la défiance passées, les rapports entre les autochtones et les étrangers s'assagissent et l'intimité se fait jour. Pourtant il y a une troisième mission primordiale pour le couple de voyageurs : celle de procréation, pérenniser leur lignée chancelante et atrophiée. Un besoin incessant et impérieux de descendance qui fera naître en Tôyô la plus incongrue des idées, céder sa place à un jeune homme, fort et fougueux, capable de faire perdurer le nom de Mahiru.

Dans ce premier film de Yann Dedet, monteur attitré de François Truffaut, Maurice Pialat, Philippe Garrel ou Jean-François Stévenin, le thème de la filiation et du legs dans la destinée et la valeur de la vie des hommes est placé au centre du récit. De lui naît le rythme et l'empathie. Dans sa quête spirituelle, l'homme, par égoïsme ou abnégation, souhaite se sacrifier ou exister en trouvant sa place (parfaite synecdoque que ce mouvement tournant de caméra nous présentant la pièce vide et austère attendant d'être occupée), en laissant une trace tangible et vénérable. Le long métrage est forgé à cette image : il est lui-même né (dans la réalité et la fiction) du film de Jean-François Stévenin, Passe-montagne (co-monté par le cinéaste), où un chien poussait des vocalises et que les deux scientifiques japonais ont vu à Kyoto. En outre, il absorbe et agglomère diverses influences, le laconisme et l'autisme – qui met en exergue la mouvance artistique des personnages, David Cronenberg ne nous a-t-il pas prouvé récemment avec Spider que les deux comportements étaient intimement liés ? – du cinéma slave (la première scène est l'identique du plan inoubliable et lancinant du Miroir d'Andreï Tarkovski), l'obédience naturaliste et confidentielle d'un cinéma français où souffle un vent de liberté et enfin la contemplation et l'ellipse propre au figuratif asiatique. Il s'agit alors moins d'un remake ou d'une quelconque suite que de refonder une existence sur les cendres d'une autre, générer une oeuvre en réaction à une autre.

Eloge du montage. Marier les influences, les époques et le temps, voila la proposition enthousiasmante du réalisateur qui éprouve ici sa conception de la mondialisation. Les antagonismes de surfaces se résument à un achoppement de cultures, une opposition ludique et drolatique de traditions et de couleurs. En profondeur les êtres se ressemblent, ontologiquement, ils s'harmonisent aux battements des vagues et aux brises légères (le ressac d'Hokkaido se superposera aux dodelinements des branches de résineux), trouvent leurs racines géologiques et généalogiques dans des strates mitoyennes ou identiques. Les mots du couple en extase devant le paysage jurassien seront "Ca ressemble presque" – à leur contrée originelle –, une assertion désarmante et confondante de pureté et de simplicité sur la fraternité des peuples et l'égalité. Le mélange, la brume se propageant délicatement sur un lac : la confusion se prolonge jusque dans les nationalités transcendées par le sol et la terre. Pour l'artiste cette mondialisation se fait décalée et curieuse, anecdotique et périphérique, adepte des marges et abhorrant le centre, elle n'est que confrontation ou plutôt subtil rapprochement, idoine à déployer la beauté du monde. Les distances physiques sont abolies par un incessant dialogue, un renvoi de balle entre cultures, cuisines ou habitats, et il faut une carte murale ou une pierre en forme d'une île pour nous rappeler l'éloignement. Indiciblement et imperceptiblement les symboles (les décors nus, la mousse, le bois, les pierres lavées), l'intensité (la scène d'amour et le dépucelage dans les kimonos, feutré et tendre ou le dernier coup de fil de Tôyô) et la splendeur (des paysages ou de la photographie) concourent à marier la bizarrerie, la cruauté et les émotions ineffables de l'existence. Là, les automatismes du monteur s'expriment et le long métrage devient film-montage. Bien entendu dans son rythme avec ses césures formelles (la chute et l'oiseau qui s'envole ou un volet fermé par Sylvain et les rideaux tirés par Tôyô) ou ses audaces (le visage de Yoshiko apparaissant en reflet sur la pupille de son mari, aorasie évanescente interrompue par un pull enfilé – il s'agissait de ce que Tôyô imaginait, la tête engoncée dans son vêtement). Pourtant cette volonté va s'immiscer dans chaque interstice du récit, propre à retranscrire l'improbable et fugace équilibre régissant nos vies. Il y a l'opposition des mœurs, le physique et la spiritualité (les deux hommes clivés, l'un impétrant de la femme et du rôle de procréateur, l'autre, préposé à l'épanouissement artistique et géographique – il sème) de l'imaginaire et du quotidien (par exemple ce village retiré aux confins du monde oscillant entre fiction et réalité comme l'antichambre de la vie), de la géomancie aussi bien que de la géographie, sans oublier le traditionalisme et la modernité (l'ordinateur portable comme aide à la cueillette des champignons), les religions et la conception même du monde entre lyrisme plein d'emphase et sécheresse des haïkus. Dans ce conte achronique – voir uchronique –, en apesanteur (le couteau semblant tomber au ralenti) et au dénouement barbare et saisissant, les rapports à un archaïsme et à l'évolution sont stigmatisés, l'homme est incapable de vivre dans le présent se projetant sans cesse dans son passé ou son futur (la maîtresse d'école, le jardin de pierre, l'arc, une société agreste ou bucolique…), par paresse, couardise ou déterminisme. Quand le monde lui devient intolérable, il se tourne vers les divagations et la nature, saine et pure. A ce titre le plan d'une beauté plastique exceptionnelle de Yoshiko offrant son sexe au soleil équivaut à la plus intime des communions et des rédemptions.

La femme des vallées perdues*. Car dans le silence d'un paysage majestueux, sur un tapis d'épines éreintées, l'altérité de chacun s'épanche à loisir. La réussite du cinéaste réside alors dans la démonstration de cette faille intrinsèque qui s'enfonce au fil du temps dans des abîmes insondables. Par sa construction complémentaire, en écho, le long métrage présente une vie oppressante et libre, deux sensations toujours subtilement agrégées. La force de la volonté et de l'inéluctabilité du destin lorsque le nez à la fenêtre du train le couple nippon reçoit fugacement l'image-prémonition de Yoshiko avec un homme en excursion. A moins que le temps, vaporeux, musarde au gré du climat, sous l'impulsion de cette lumière – divine ? – parlant à Yoshiko dans la

première scène. On ne saurait faire fi de tous ces plans, stases contemplatives d'un ciel dont sont nés deux anges déchus. La fiction absconse (réaliste, chimérique et spirituelle à la fois) permet donc de rendre la tension inhérente à chaque moment de l'existence, y compris celui jouxtant l'acte sexuel (Yoshiko sous la douche un filet de sang sur sa cheville ou la même jeune femme couchée sur le sol sous un soleil rasant). L'altérité qui nous sépare de nous-même serait alors bien moins aisée à combler que celle éloignant et effrayant les êtres entre eux. Plus sournoise et sycophante que cette barrière pouvant exploser sous l'impulsion d'un violent rapprochement, bouffée de désir instinctif. Tôyô aura cette réplique : "Qu'est-ce que je serais si j'avais l'air de ce que je suis", paradoxe de personnages en quête de sens, prisonniers de pulsions ataviques (mimétisme animal jusqu'au patronyme) et d'une infantilisation, refuge commode et pleutre ("tout ce qui n'est pas mon enfance est terrible"). Mais comment lutter dans un imbroglio temporel de temps et d'espace où l'on ne se découvre qu'en promenant le halo d'une lampe de poche dans les anfractuosités obscures de sa conscience. Où les langues s'entremêlent et se condensent jusqu'à la nausée, jusqu'à la perte d'identité (français, japonais, chants polonais…). Une opposition canonique et absurde qui nécessite l'abandon – modeste ou fatal –, empreint de spiritualité, pour assurer le mélange et la pérennité de l'espèce et des cultures. Le chemin sinueux que trace Yoshiko sur la carte est le sentier escarpé qui mène à la conscience, à la réminiscence d'un pays ou d'un père (le souvenir et la perte de la famille tourmente et harcèle). Les résurgences de la géologie et la généalogie affleurent et se recouvrent. La femme est fécondée et parachève son travail (découverte des ruines et de l'eau symbole par excellence de fertilité) dans un paysage luxuriant et serein – sa conscience abreuvée –, retiré du monde "comme si il n'y avait jamais rien eu" précise Jean et habile apologue de la situation d'un personnage jadis apatride et vierge. L'homme a accompli sa tâche et laisse un chien chanteur. Libre à nous de nous perdre et plonger dans ce film, de parcourir la nature et effleurer des doigts la végétation des champs. Fixer le ciel facétieux et sublime, au son cristallin d'une goutte d'eau s'échappant inexorablement d'un robinet et frappant délicatement la pierre. Saluer le soleil dans sa magnificence matinale. Voila toute la gageure d'une œuvre qui adopte le discernement à l'étalage. Dépouillée, elle n'en reste pas moins atypique dans son agencement et ses acteurs amateurs (Gen Shimaoka est musicien d'origine) ou débutants (Katsuko Nakamura). En aucun cas misanthrope, elle développe tout de même la force du destin (l'image du train, la vision du ciel lors de l'escapade nocturne – maculée, tremblotante et brouillée, tranchant avec la cinématographie léchée du reste – présageant des cendres incandescentes du bûcher emportées aux quatre vents dans un craquement chaleureux) ou de l'abnégation humaine (le suicide avec la belladone). Ce poème élégiaque s’achève sur le destin de nos amants crucifiés (position de séchage des kimonos et posture finale de Yoshiko), qui de simples enveloppes vides s'agitant sur un fil sont devenus une femme radieuse et accomplie et un renard malicieux et libre de s'ébrouer dans les herbes hautes. Une musique latine et endiablée surgit alors, le rythme emprunté, sobre et affecté se désagrège laissant place au présent, au bonheur, à la vie.

 
 

F. Flament
10 Décembre 2002

* titre envisagé par le réalisateur.

 

 

 

 

 

 

Le roman de Renard
Film français de Yann Dedet (2002), première réalisation d'un des monteurs les plus appréciés du cinéma français. Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2002. Avec Katsuo Nakamura, Gen Shimaoka... Diffusion sur Arte le 6 Décembre 2002.

Multimédias
Extraits en vrac
Photographies (7)

Liens
Le film sur l'IMDB
Au festival de Cannes

Fiche technique
REALISATION
Yann Dedet

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Nathalie Durand

SCENARIO
Yann Dedet et Stéphane Bouquet

MONTAGE
Mathilde Muyard

INTERPRETES
Katsuko Nakamura (Yoshiko Mahiru)
Gen Shimaoka (Tôyô Mahiru)
Dominique Piard (Jean Ferroz)
Jules Dedet-Granel (Sylvain Ferroz)
François Piard (Maurice Perret)

SON
Yolande Decarsin

DECORS
Christophe Offret

PRODUCTEUR
Gilles Sandoz
DUREE
90 minutes
PRODUCTION
ARTE France et Maïa Films

 
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