A couteaux tirés. New York, 1846. Au centre du quartier miséreux et populaire des Five Points, une bataille rangée voit s'affronter dans le sang différents gangs à l'arme blanche. Il s'agit en réalité de deux factions : Les Lapins Morts menés par le Père Vallon et qui regroupe les immigrants fraîchement débarqués (la plupart irlandais) et Les Natifs emmenés par Bill "Le Boucher" Poole. Le combat est d'une rare sauvagerie et barbarie, mais Bill parvient à mettre un terme à l'assaut en abatant Vallon.

GANGS OF NEW YORK

Cette victoire permet aux Natifs de prendre le contrôle des bas quartiers de la ville et par la suite à Bill de gouverner son petit royaume en se mettant en cheville avec Tweed, un représentant démocrate. Seize ans plus tard, le jeune fils de Vallon qui avait assisté au dernier souffle de son géniteur sort de la maison de redressement dans laquelle il avait été incarcéré. Il n'a pas oublié l'amère déroute qui a vu son clan être floué de ses droits et tomber sous la coupe du tyrannique et imprévisible Bill. Sous le nom d'Amsterdam, il va retourner aux Five Points. Par dépit puis par admiration, il va entrer au service de son ennemi et même lui sauver la vie, avant de revenir à ses intentions belliqueuses en ressuscitant Les Lapins Morts. Une complication survient avec l'intrusion de Jenny, une chapardeuse et prostituée à ses heures qui va séduire Amsterdam. Pourtant elle n'a que faire des querelles de clochers ou de races, elle veut refaire sa vie sur la côte Ouest. Et voilà que la conscription et les troubles secouant le pays (Guerre de Sécession) viennent envenimer la situation.

Film martyr. Par sa complexité, son ambition et les affres qui opposèrent Martin Scorsese et son producteur (notamment une réduction de la durée de 3h45 à 2h50 rendant la dernière heure vacillante, privée du subtil équilibre introduit par les hiatus déconcertants – situations incongrues et délirantes – reliant le rire aux la(r)mes), Gangs Of New York s'est déjà octroyé une place sulfureuse dans la cinématographie contemporaine. Voilà la résurgence d'un genre que l'on pensait en déshérence et anachronique, la fresque historique tout en emphase (à l'instar de Sergio Léone), en décors reconstitués aux studios de Cinecitta sans le moindre recours aux exploits des effets numériques. Une œuvre qui attaque de front, dans une brutalité et une fureur qui ont depuis longtemps rendu célèbre le réalisateur, une page obscure et honteuse de l'histoire américaine. Les cloisons temporelles s'effondrent bruyamment, abolies, et ne subsiste qu'un imbroglio cosmopolite, dépravé et dégénéré, confondant de lisibilité. Une entreprise d'autant plus honorable – lancer le couteau à un endroit sensible et laisser la douleur lancinante submerger les corps – dans une période où il ne fait pas bon flirter avec la dénégation des idéaux qui ont fondé une ville récemment blessée. Mais taxer le cinéaste d'antipatriotisme serait à la fois indélicat et pertinent, car pour lui, et par extension pour ses personnages, en des temps de mondialisation comme à celui des flux migratoires du XIXème siècle, New York n'est pas les Etats-Unis mais un isthme ou une péninsule lagunaire (zoom arrière époustouflant des Five Points à une vue du ciel de l'agglomération), suintante et crasseuse. Le sas d'accueil et de décontamination de l'Amérique, un réceptacle vivant de la pourriture rampante de hordes d'immigrés interlopes. Une forteresse retranchée dans sa folie et indifférente à celle du Monde, simplement troublée par les marées qui apportent périodiquement leurs lots d'immigrants sitôt enrôlés dans l'armée ou l'industrie issante (dénégation du corps et donc de l'esprit, de simples enveloppes tout juste bonnes à être hachées et broyées par l'évolution). Elle joue le rôle de guetteur, et ses habitants sont autant de vigies à l'image de Bill attendant devant son repaire ou supervisant l'arrivée des nouveaux migrants : l'homme sur le seuil, aux aguets. Pourtant on aurait du mal à dire que cette œuvre est la plus flamboyante de l'artiste, plombée qu'elle est par les trop nombreuses concessions d'un scénario convenu oscillant péniblement entre Fuller ou Shakespeare, les références et (auto-)citations. Le film ne posséderait aucune des qualités inhérentes au cinéma de Scorsese ? La vérité est plus torve. En effet toutes ces étincelles – ces bougies frémissantes – sont à l'écran, brillant par leur redondance ou leur absence. La réussite de l'entreprise réside de prime abord dans ce constat, en jouant sur les stigmates d'un long métrage balafré et scarifié, le metteur en scène met en avant la condition de martyr de Gangs Of New York et par-là épouse son propos de la dernière séquence : tout n'est qu'un vaste palimpseste (Little Italy, quartier ethnique si cher à l'artiste est une réminiscence ou plutôt une résurgence de cette Terre jadis surnommée Five Points). Le résultat est une entreprise folle et sublime, animé d'une volonté et d'une lucidité désarmante, qui achève son existence – dans un simulacre de suicide – avec ses personnages en se prouvant lors d'une dernière demi-heure dantesque la vanité de son récit. Le cinéaste aura recrée dans une hébétude ingénue un passé cinématographique, fait de valeurs chevaleresques et fordiennes. Un vaste bestiaire, agrégat protéiforme et malléable que des plaies déforment par-delà la mort nous faisant entrevoir le visage sordide et imposant d'une révolution industrielle ou artistique sacralisée, par-là est brocardée la censure et l'aliénation qui n'a cessé de perdurer depuis lors. Voilà un curieux film, par sa métamorphose en monstre organique et avide (sang, promiscuité, textures…), par la duplicité d'une mise en scène qui sait parfaitement jouer des attentes du spectateur (fluidité gracieuse d'une caméra qui injecte l'horrible par saillies fulgurantes), charnel et finalement séducteur : le théâtre, la littérature, la photo ou le dessin, tous les arts assistent béatement dans le rôle qui leur échoit à la naissance d'une idéologie, d'une identité urbaine et d'un imaginaire.

Mythe fondateur ? Impossible durant la projection d'oublier les premiers mots du conteur (Amsterdam) en voix off projetant une lumière blafarde sur le reste du récit, ainsi ce que nous voyons n'est qu'une histoire biaisée et passée, racontée depuis un futur indistinct, souvenirs évanescents depuis longtemps dissipés, et intrinsèquement subjective : "mes souvenirs en sont une part, le reste, je l'ai pris dans mes

rêves". Déstabilisante introspection d'un artiste en osmose avec sa ville, qui superpose, dans une œuvre de terre, de sang et de neige qui tranche avec âpreté et précision jusqu'à l'os, à l'histoire classique d'Œdipe, son propre syndrome de même que celui de tout un pays. Le long métrage, dépositaire des angoisses, des névroses et des trésors du passé, déclame sa litanie lancinante : au lieu de se perdre dans la prolixité des regards (de nombreux plans sur les yeux des personnages notamment le prêtre – ouverture semblable à celle des Affranchis – et Bill, présenté par son attachement au sol alors qu'il le foule et sa prothèse de verre) et des objets, observons nous, confrontons nous à notre reflet où qu'il parvienne à se nicher. Il faut sûrement chercher dans cette thèse de l'altérité, la volonté de nous présenter le no man's land originel. Un monde de boue, de crasse et de stupre qui abhorre les vertus et les codes de vies des légendaires westerns. Tout le talent de Scorsese explose lorsqu'il marie les gravures et les enluminures de l'époque et sa propre mise en scène magistrale dans les décors somptueux (notamment le théâtre et la pagode). Néanmoins persiste au sortir du film le sentiment que si le mythe peut être considéré comme fondateur, ses acteurs eux en sont exclus. Lovés en structure tribale dans leurs quartiers respectifs (une référence appuyée au Temps De L'Innocence), ils sont incapables de se soustraire à leur statut d'ombres perdues dans Manhattan, obnubilés par leur profit ou leur subsistance. Prisonniers de microcosmes autarciques et étriqués, les voici dans l'obligation de redéfinir leur système de valeurs par rapport à leur voisin, de l'autre côté de la rue. Une réunion formant une main (les cinq doigts représentants les cinq rues naissant aux Five Points), force brute de la nation et racine famélique mais vivace de l'american way of life. Ils ne sont finalement à l'origine d'aucune création (cynisme et ironie de la chanson du générique de fin par U2), se contentant de réagir, de trancher dans le vif, assujettis qu'ils sont par les disparités sociales, l'indigence et l'ineptie d'un pouvoir "démocratique" ou religieux. Ils ne se résument finalement qu'à une rôle, fuyant hypocritement leur réalité aussi glauque que désespérée (moment sublime de la célébration de la victoire des Natifs sur une scène de théâtre opposant Bill à Jenny chacun de feindre la connivence jusqu'au premier filet de sang). La société dépeinte, à la Dickens, doit beaucoup à cet extérieur estompé par une brume opaque (sur le frêle esquif pour piller un navire ou les fumées des canons durant l'affrontement final) ou aux couleurs simultanément sombres et passées, prisonnière de son aliénation presque picturale et de son immobilisme elle est sans cesse heurtée par les flux et reflux de migrants, par cet autre qui effraie. Se prétendent Natifs, ceux qui ont immigré il y a des années et qui ont payé un tribut à la guerre d'Indépendance, oubliant de manière éhontée les indiens chassés et parqués. Comment alors accepter de sacrifier sa vie pour l'abolitionnisme, dans un pays où le plus court chemin pour rejoindre la côte Ouest consiste à contourner un continent ! Appréhender ses disproportions ou protubérances – dans une danse de corps, d'os, de sang et des odeurs marqués dans leurs attitudes par les griffures du temps –, prendre conscience de l'archaïsme dans lequel on se débat et des vestiges d'un monstre agonisant, mortifère et apathique voilà ce que l'on peut découvrir en se contemplant. Cela bien sûr si comme Jenny on regarde l'autre (dans la scène du bal) contrairement aux Vallons qui tour à tour se ressourceront dans leur orgueil (et une petite glace graisseuse) et leur dérisoire vendetta aux confins d'un boyau (antre paternelle ou maternelle ?), refuge sombre de larves à l'abri d'une lumière et d'une blancheur qui brûle et anéanti. Où est la femme dans cette conception machiste qui prône la force et la violence, tirant sa fierté de la force et des rixes ? Probablement dans ce sang, ce rouge vif qui se mêle à la neige virginale et pure. Quel plus beau symbole d'une naissance que la sortie – caméra happée par l'extérieur – d'une grotte obscure et labyrinthique vers la lumière et une étendue maculée, comme si l'on avait intiment mêlé deux entités, deux sensations. New York a été déflorée, a-t-elle perdu son innocence ?

Pour l'auteur, l'organe salvateur serait l'œil, pas pour reproduire ou haïr mais pour observer et comprendre. Le nez et les oreilles (le bocal du bar) ne sont que des trophées, mais l'œil lui ne saurait mentir. A ce titre la scène où Bill épuisé et assis avec le drapeau américain en guise de châle stigmatise la vérité du regard, qui suspend le temps et reflète sa volonté. Durant ce dialogue, Bill et Amsterdam s'observent intensément, ne sachant l'un comme l'autre ce que

cache son interlocuteur, quant à Jenny, son regard ne sera jamais filmé induisant une complète méconnaissance de son état ou de ses pensées. L'injonction du père agonisant nous revient en mémoire : "ne détourne jamais les yeux". Mais de quoi ? D'un monde éclaté, diapré et ostentatoire ? De l'étranger qui menace et vole ? De soi et des réactions improbable dont l'on est capable (régression bestiale et atavique avec la métaphore du cochon à l'abattoir) ? Ou simplement de ce destin inéluctable, de la mort (formidable pamphlet que ces hommes victimes de la conscription montant dans une embarcation qui est en train de débarquer des monceaux de cercueils de soldats tombés au combat) – avec le spectre du gibet en filigrane prompt à étreindre, pour une pensée. New York se retrouve désolidarisée du monde, repère de goules qui pullulent sur une terre aride et orpheline de sa patrie qui l'exploite sans vergogne et considération. L'Amérique a érigé au panthéon de ses valeurs le fameux melting-pot, Scorsese le met en image comme jamais, en initiant la fiction de l'autre, simplement par la vue (la communication et l'échange étant souvent post-mortem). Ainsi, la vie et la croissance ne serait que remplacement, destruction et recréation et cela nécessite un ennemi , de l'intérieur ou de l'extérieur qu'importe (les pompiers s'affrontent pour un pouce de terrain). Comme le dira Bill regrettant amèrement un adversaire qu'il n'a cessé de révéré, "la seule chose qui nous séparait était la Foi". Protestants et Catholiques, une croix de bois contre une croix de fer. Même symbole protecteur pour un matériau différent. Une nouvelle forme de croyance naîtra sur des ruines qui se mêlent et fertilisent la ville. Il en va de même pour les corps dans cette splendide scène finale où Bill et le Prêtre reposent côte à côte (toujours cette stase hiératique forgée dans la promiscuité), leurs tombes disparaissant au fil du temps pour finalement réapparaître dans le lointain sous la forme des deux tours jumelles du World Trade Center. Les croyances, les appétences et les rancœurs subsistent ça et là au gré d'une architecture vivace. Comme l'Europe tournée vers les Etats-Unis dans une posture de défiance (Amsterdam opposée dans un échange truculent à New York). Et l'un scrutant l'autre, l'œil immobile et inflexible (appendice de verre de Bill, figure absconse d'un reflet figé d'une Amérique en déroute) il devient difficile comme le souligne le boucher de rester vigilant lorsque l'on est borgne, obnubilé par son voisin et par ses moeurs différents. L'Amérique serait donc malade dès – ou de – ses origines, malade de se regarder sans cesse, sans répit, se fustigeant à la première occasion. Une société rétive, prostrée et aliéné qui craint de se blesser et d'échanger. Fascinée mais pétrifiée par les extravagances, l'outrancier et l'insurrectionnel. Une civilisation figée et aveuglée par la violence, par le tribalisme, par la démagogie impérialiste de la politique, de la religion ou du sport (idoines à laminer les masses) et par cette volonté insatiable d'appartenance (les unifromes de chaque caste) et de reconnaissance.

Ablation. En adaptant le livre de Herbert Asbury, Martin Scorsese entreprend un voyage hardi : une plongée ontologique dans les méandres marécageux d'une société à venir. Une terre meuble qui a vu sortir des générations d'hommes aussitôt happés par celle-ci dans une glaise gluante et maculée de sang. Au détour de la première scène d'intimité physique entre Jenny et Amsterdam toute l'entreprise – d'exhumation – prend un sens. L'histoire, le vécu d'une personne réside dans ses stigmates, les cicatrices qui courent sur un corps endurci et meurtri, discernables par les personnes extérieures. Les germes de la violence future dans la barbarie passée. Le conteur aura cette phrase pour nous présenter l'agglomération en devenir, "un brasier duquel naîtra peut-être une ville". C'est donc dans les plus tortueuses anfractuosités que l'œuvre recèle ses joyaux. Dans ces coupes apparentes ou elliptiques, les mouvements de caméra frénétiques et parfaits de maîtrise qui semble épouser chaque pouce de terrain en rampant sur un sol chaotique et meuble, ou les encoches sur le gourdin de McGinn. Une entreprise qui culmine avec les premières minutes. La scène initiale nous présente un homme (le Père Vallon) en train de se raser, tout à coup il enfonce la lame dans sa joue jusqu'au sang (les plus cinéphiles argueront qu'il s'agit ici d'un remake d'un des premiers courts métrages du cinéaste). Par la suite l'ecclésiastique transmet le rasoir à son fils en lui inculquant le précepte de ne jamais ôter le sang de la lame. A la fois apologue d'une pulsion suicidaire dans une société tribale toute de violence ou simple bénédiction héritée d'une lecture partiale et orientée de la Bible (ouvrage d'ailleurs jeté plus tard dans l'océan enchâssant New York, ici il n'y a pas de règles même pas celle d'un Dieu). Puis dans une atmosphère oppressante faite de musique diaprée et bigarrée, de fifres et de tambourins, comme des célébrations antiques d'agapes, un groupe de guerriers vêtus d'oripeaux et d'armes fantaisistes (indigènes) se forment au fil des grottes. Car nous voici projeté dans un habitat troglodyte, dédale de couloirs, de meules stridentes et vague évocation d'un enfer industriel. Il s'agit d'un monde stratifié, où les immigrants irlandais, derniers arrivants chassés de leurs terres par la famine ont trouvé refuge. Dans le quartier misérable des Five Points, véritable cour des miracles il n'est pas de trous ou de béances qui ne soient occupés, nids infectieux où grouillent des êtres se débattant dans une pauvreté et une insalubrité insondable. Il s'agit du foyer de crasse et de stupre. Ces différentes informations sont parcellaires et ne nous apparaissent que par bribes fulgurantes, qu'il faut saisir tant la caméra adhère à l'exaltation et à l'hallucination collective de la meute suivie. Bientôt apparaissent dans toute leur laideur les clapiers (faisant écho aux cages de Barnum ouvertes lors du soulèvement) toujours plus enfouis et retranchés sous la surface du sol dans lesquels s'entassent des êtres en haillons et en guenilles, à la dérive. C'est sur ce visuel détonnant que Martin Scorsese assoit et invente un Moyen Age américains. Un peuple médiéval et séculaire sorti de la terre dans la splendeur du néant. Une période dramatisée à l'extrême mais néanmoins palpable, hybride de bruit et de fureur, de chair et de sang. Dans cette société hirsute, issante et dépravée, la mise en image insiste sur l'esbroufe, créant un sorte de boursouflure, de cloque dans laquelle la violence, le pus, contamine chaque acte collectif. On comprend rapidement que ces hommes menés vers la lumière par un homme arborant sa croix comme un bouclier sont les derniers arrivants de l'immigration massive, ils se sont installés toujours plus profondément, cherchant un espace vital comme un bol de soupe (chacun laissant son dépôt, ses sédiments comme le couteau enterré). Ils ont fermé la porte derrière eux en arrivant mais le moment est venu de l'enfoncer brutalement et d'expulser l'air vicié de ses poumons en se précipitant à l'air libre. Le combat d'avec Les Natifs s'engage et se termine par le meurtre du prêtre Vallon par Bill "Le Boucher". Ce prologue est le cœur palpitant du film, pour ne pas dire le film lui-même, car malgré les péripéties qui vont suivre, il ne cessera de nous hanter. Organe tranché trop tôt sa douleur fantôme nous obsède à chaque instant, comme si nous étions arrivés trop tard, comme si l'on essayait vainement de rejouer pour nous une histoire irrémédiablement achevée. Car le corps de l'ecclésiastique vaut plus que tous les autres que les goules pourraient vendre. Il est le commencement et la fin. Le père et le fils, récipiendaire des vertus, du scénario et de l'antique courage, fierté et intégrité.

Authentique traumatisme, l'affrontement sanglant se déroule sous les yeux d'un jeune garçon, surplombant le champ de bataille (apologue d'une société balbutiante auscultant ses racines). Dès lors il n'aura de cesse de vouloir reproduire ce combat à l'identique – et à volonté –, convoquer les mêmes acteurs pour un final flamboyant qu'il pourrait mettre en scène et contrôler. C'est sans compter sur la cruauté de l'Histoire, qui,

en seize ans, a évolué sans Amsterdam et Bill. Ce-dernier lui aurait même tourné le dos selon Tweed. Ces affrontements d'arène et de cirque, théâtralisés et lyriques (la conciliation pour convenir des armes dont on peut se munir), vont se heurter à la puissance de la grande histoire. Celle qui n'a que faire des mises en scènes individuelles et privilégie le collectif dans une dialectique du général (l'organisation en gang assoit un pouvoir et permet l'ascension politique) et du particulier. Néanmoins elle prendra soin de n'éradiquer que les pauvres gens, ne pouvant échapper à la conscription qui saigne la ville contrairement aux aristocrates pouvant payer les 300 dollars nécessaires. Voilà la nouveauté dans le cinéma scorsesien (l'effraction de la réalité dans un univers isolé affleurait dans la conclusion de Casino), associer le destin des personnages et les aléas du monde les entourant. Le quartier des Five Points n'a plus rien du ring clos (tout comme la mafia était en dehors du flux avec ses propres règles) sur lequel toutes les atrocités pouvaient advenir, il est rattrapé par le gigantisme cruel d'une urbanisation et d'une évolution inéluctable. Ces effets d'échelle sont pour beaucoup dans la saveur du long métrage qui jouit de ce télescopage, de ce vampirisme mutuel dans une mélancolie et une frénésie désarçonnante. Le drame des héros réside dans le fait qu'ils restent profondément scorsesiens, en ce sens qu'ils demeurent à l'écart, subissant ou évitant consciemment de prendre part à l'évolution (on se délectera de la reconversion des anciens membres des Lapins Morts). Jenny, grimée et habile, passe entre les mailles du filet, Amsterdam durant son immixtion dans le gang de son adversaire prendra soin de survoler les choses sans y pénétrer, enfin Bill se contentera d'ordonner au jour le jour un monde en complète mutation. Ils sont des clandestins, au même titre que les derniers irlandais débarquant sur le sol américain (exception faite de Bill qui dans un certain sens développe un projet aussi abject soit-il). Ces personnages restent focalisés sur leurs combats (qui ont certes des accointances avec les vastes chaos qui ébranlent les structures : démocratie / dictature, enrichissement / paupérisation, abolition / exclavage), leurs conceptions, ils vivotent coincés dans un immobilisme de bon aloi (Bill n'ajoutera-t-il pas à la fin d'une rencontre de boxe qu'un match nul arrange tout le monde ; d'ailleurs personne ne se saisit de la montre laissée à la vue de tous et métaphore d'un futur, d'un contrôle). La frustration des personnages (Amsterdam devenant l'archétype du héros de Akira Kurosawa, celui de Dodes' Kaden) est d'autant plus intense qu'on ne les laisse pas assouvir leurs rêves jusqu'au bout, les règles changent sans leur accord (les malversations électorales et le meurtre de McGinn par Bill ou le sauvetage par Amsterdam de sa Némésis ne supportant pas qu'un autre accomplisse la besogne qui lui a été confiée). L'Histoire a évolué sans eux ou plutôt ils ne sont plus à même d'appréhender avec leur raison vacillante une réalité qui a tendance à leur échapper. En cela ces hommes sont les alter ego de Gregor, le héros de La Métamorphose de Franz Kafka, ils ne veulent plus voir cette réalité jusqu'au point de n'en être même plus conscient, aveuglés par leurs dérisoires et futiles appétences.

Confinés dans un cercle vicieux, ils ne leur restent qu'à mourir (en américain dira Bill) ou déserter le pont. Alors le film se perd dans des velléités innombrables d'objets et de personnages (les seconds rôles volant la vedette au couple, mais en aucun cas à Daniel Day-Lewis impressionnant et sans équivalent dans son rôle de boucher dégingandé). Et la symbolique se noie dans l'iconicité. Les protagonistes contrebandiers révèrent dévotement un vaste éventail de reliques guerrières. D'abord les lames qui parsèment le cours du récit. Le couteau de Bill avec lequel Amsterdam échouera à accomplir sa vengeance, bientôt remplacé par le rasoir de son père qui après un cérémonial identique (la joue entaillée) accomplira le châtiment. Le couteau dont Jenny ne pourra faire usage (même si elle fera couler le sang), préférant une arme à feu (toujours ce clivage, cette relation névrotique de symbiose qui rend siamoises l'arme blanche et le pistolet, la révolte d'un quartier et la Guerre d'Indépendance – naissance conjuguée d'une ville et d'une nation –, le protestant et le catholique), et qui illustre sa volonté d'avancer. Vient ensuite le médaillon, dual de l'épée et agissant comme un bouclier (une opposition à l'instar des deux croix déjà abordées). Il est le réceptacle d'un passé, sauf-conduit pour le statut d'humain, sans lui (sa Foi et son passé) Amsterdam ne serait rien, rien d'autre qu'un boucher. On n'oublie jamais ce que l'on reçoit (bien et mal, mysticisme...), voilà pourquoi Jenny est incapable d'exister, elle a bien trop de pendentifs au cou, volés ou achetés à un condamné à mort pour véritablement prétendre à une identité. Elle ne respecte pas ses racines et c'est ce qui irritera le jeune homme. Cette prolifération d'objets induit un éclatement de la narration qui accentue l'effet d'échelle. Prisonniers de ce symbolisme survient la question essentielle du libre arbitre. Jusqu'à quel point l'homme désire-t-il être dominé (par ses instincts ou les autres individus) ? Une interrogation qui culmine avec la révolte prolétaire durement réprimée par les troupes revenues du front et les pogroms improbables et sanguinaires. L'aboutissement du machiavélisme politique, de la fascination morbide pour l'étrange intimité qui naît entre violence et intimidation. Contrôler obstinément son destin – entre vase clos et vase communiquant –, malgré les obstacles Bill aura sa fin grandiose et Amsterdam l'ultime adieu aux armes.

L'amour et la haine. Dans cette dévotion aux arcanes du pouvoir, n'oublions pas le pouvoir religieux. Une dimension théologique (Jenny apparaît pour la première fois derrière des vitraux, une sorte de vierge moderne) qui tend à justifier tous les actes de barbarie (sortir de l'enfer souterrain et terrestre de ce brasier vorace prompt à décimer les hommes), à purifier des consciences égarées. La mise en parallèle des trois bénédictions de Bill, Amsterdam et du maire avant la révolte est saisissante : parlant à un même Dieu, ils aboutissent à des conclusions contradictoires parvenant à justifier leurs actes et leur égoïsme. Comme dirait Tweed, il ne faut jamais plus respecter une loi que l'on enfreint. Cette récupération constante tend à attiser les foules, exhorter des esprits naïfs aux conflits les plus dérisoires. A certaines reprises, Amsterdam est filmé comme le messie, devenant l'œil de la caméra (toujours cet organe) – c'est à dire nous ? – omnipotent et omniscient. Par instant le long métrage se transmue en une fable évangéliste, un apostolat d'une inquiétante étrangeté (les deux crucifixions lentes : sur un éclairage public ou sur un pieu de grille suscitant la pitié), nous rappelant que la naissance d'une nation équivaut à la mort du père, du guide. Car le scénario devient captivant lorsqu'il s'écarte des sentiers battus : Bill et Amsterdam se transfigurant indiciblement en des Caïn et Abel impétueux, opposés dans l'héritage du père (symbolique du médaillon où l'Archange se confrontait au Dragon satanique). Là encore le personnage de Bill supplante tortueusement le traitement plus linéaire du fils Vallon. En effet, pour lui, la mort du prêtre résonne plus comme la perte du père (il ne parlera du sien qu'à une seule reprise pour nous préciser qu'il est tombé durant la Guerre d'Indépendance), d'un frère et d'un fils puisqu'en bout de course son acte malheureux lui coûte la loyauté d'Amsterdam. Une succédané de paraphilie fait de réciprocité, de pardon (le pêché d'avoir détourné le regard) et d'approbation, celui qu'il obtiendra enlacé par un Vallon (lequel voit-il ?) au moment de quitter ce qu'il peut à présent revendiquer comme sa terre (abreuvée de son sang). Sa détresse, son abnégation et sa déférence à l'égard du vaillant adversaire disparu forcent le respect et restent les lames de fond émotionnelles submergeant délicatement ou abruptement le film, car sans son Dieu, son référant et son modèle, qu'importe de vivre, il ne s'épanouit que dans l'affrontement. Mais une confrontation assommante et avortée, la réalité et le culte de la personnalité – l'orgueil – sont à ce prix. Ils écrasent tout sur leur passage, nous endormant dans une mollesse obstinée et une léthargie radieuse pour mieux nous asséner un coup de hache entre les omoplates. Nul doute, tout est là, entre emphase et symbolisme iconoclaste – même si les drastiques restrictions des producteurs semblent en avoir quelque peu empêché les bouffées irrépressibles de chaos indissociables du style de l'auteur –, les racines et l'évolution limpide d'un monde rétif, déviant et polymorphe (effleuré dans le mystique et troublant A Tombeau Ouvert), et nous, heureux spectateurs, ne sommes plus qu'une encoche encore fraîche sur la caméra de Martin Scorsese.

 
 

F. Flament
19 Janvier 2003

 

 

 

 

 

 

Il était une fois en Amérique
Film britannique, allemand et américain de Martin Scorsese (2002), voyage ontologique dans les méandres marécageux d'une mégalopole à venir. Avec Leonardo DiCaprio (Amsterdam), Daniel Day-Lewis (Bill)... Sortie française : le 8 Janvier 2003.

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Photographies (43)

Liens
Le site officiel
Le film dur l'IMDB
Daniel Day-Lewis
Cameron Diaz (site officiel)
Cameron Diaz

Fiche technique
REALISATION
Martin Scorsese

SCENARIO
J. Cocks, K. Lonergan et S. Zaillian d'après l'oeuvre de Herbert J. Asbury

MONTAGE
Thelma Schoonmaker

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Michael Ballhaus

INTERPRETES
Leonardo DiCaprio (Amsterdam Vallon)
Daniel Day-Lewis (Bill le Boucher)
Cameron Diaz (Jenny Everdeane)
Liam Neeson (Père Vallon)

COSTUMES
Sandy Powell
DECORS
Dante Ferretti

MUSIQUE ORIGINALE
Howard Shore

PRODUCTEURS
M. Grimaldi, M. Hausman, H. Weinstein
DUREE
170 minutes
PRODUCTION

Miramax, Initial Ent. Group, Incorporated Tv Cie, Splendid AG, Q&Q GmbH
 
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