rêves".
Déstabilisante introspection d'un artiste en osmose avec sa
ville, qui superpose, dans une uvre de terre, de sang et de
neige qui tranche avec âpreté et précision jusqu'à
l'os, à l'histoire classique d'dipe, son propre syndrome
de même que celui de tout un pays. Le long métrage, dépositaire
des angoisses, des névroses et des trésors du passé,
déclame sa litanie lancinante : au lieu de se perdre dans la
prolixité des regards (de nombreux plans sur les yeux des personnages
notamment le prêtre – ouverture semblable à celle des
Affranchis – et Bill, présenté par son attachement
au sol alors qu'il le foule et sa prothèse de verre) et des
objets, observons nous, confrontons nous à notre reflet où
qu'il parvienne à se nicher. Il faut sûrement chercher
dans cette thèse de l'altérité, la volonté
de nous présenter le no man's land originel. Un monde
de boue, de crasse et de stupre qui abhorre les vertus et les codes
de vies des légendaires westerns. Tout le talent de Scorsese
explose lorsqu'il marie les gravures et les enluminures de l'époque
et sa propre mise en scène magistrale dans les décors
somptueux (notamment le théâtre et la pagode). Néanmoins
persiste au sortir du film le sentiment que si le mythe peut être
considéré comme fondateur, ses acteurs eux en sont exclus.
Lovés en structure tribale dans leurs quartiers respectifs
(une référence appuyée au Temps De L'Innocence),
ils sont incapables de se soustraire à leur statut d'ombres
perdues dans Manhattan, obnubilés par leur profit ou
leur subsistance. Prisonniers de microcosmes autarciques et
étriqués, les voici dans l'obligation de redéfinir
leur système de valeurs par rapport à leur voisin, de
l'autre côté de la rue. Une réunion formant une
main (les cinq doigts représentants les cinq rues naissant
aux Five Points), force brute de la nation et racine famélique
mais vivace de l'american way of life. Ils ne sont finalement
à l'origine d'aucune création (cynisme et ironie de
la chanson du générique de fin par U2), se contentant
de réagir, de trancher dans le vif, assujettis qu'ils sont
par les disparités sociales, l'indigence et l'ineptie d'un
pouvoir "démocratique" ou religieux. Ils ne se résument finalement qu'à une rôle, fuyant hypocritement leur réalité aussi glauque que désespérée (moment sublime de la célébration de la victoire des Natifs sur une scène de théâtre opposant Bill à Jenny chacun de feindre la connivence jusqu'au premier filet de sang). La société
dépeinte, à la Dickens, doit beaucoup à cet extérieur
estompé par une brume opaque (sur le frêle esquif pour
piller un navire ou les fumées des canons durant l'affrontement
final) ou aux couleurs simultanément sombres et passées,
prisonnière de son aliénation presque picturale et de
son immobilisme elle est sans cesse heurtée par les flux et
reflux de migrants, par cet autre qui effraie. Se prétendent
Natifs, ceux qui ont immigré il y a des années et qui
ont payé un tribut à la guerre d'Indépendance,
oubliant de manière éhontée les indiens chassés
et parqués. Comment alors accepter de sacrifier sa vie pour
l'abolitionnisme, dans un pays où le plus court chemin pour
rejoindre la côte Ouest consiste à contourner un continent
! Appréhender ses disproportions ou protubérances –
dans une danse de corps, d'os, de sang et des odeurs marqués
dans leurs attitudes par les griffures du temps –, prendre conscience
de l'archaïsme dans lequel on se débat et des vestiges
d'un monstre agonisant, mortifère et apathique voilà
ce que l'on peut découvrir en se contemplant. Cela bien sûr
si comme Jenny on regarde l'autre (dans la scène du bal) contrairement
aux Vallons qui tour à tour se ressourceront dans leur orgueil
(et une petite glace graisseuse) et leur dérisoire vendetta
aux confins d'un boyau (antre paternelle ou maternelle ?), refuge
sombre de larves à l'abri d'une lumière et d'une blancheur
qui brûle et anéanti. Où est la femme dans cette
conception machiste qui prône la force et la violence, tirant
sa fierté de la force et des rixes ? Probablement dans ce sang,
ce rouge vif qui se mêle à la neige virginale et pure.
Quel plus beau symbole d'une naissance que la sortie – caméra
happée par l'extérieur – d'une grotte obscure et labyrinthique
vers la lumière et une étendue maculée, comme
si l'on avait intiment mêlé deux entités, deux
sensations. New York a été déflorée, a-t-elle
perdu son innocence ?
Pour
l'auteur, l'organe salvateur serait l'il, pas pour reproduire
ou haïr mais pour observer et comprendre. Le nez et les oreilles
(le bocal du bar) ne sont que des trophées, mais l'il
lui ne saurait mentir. A ce titre la scène où Bill
épuisé et assis avec le drapeau américain
en guise de châle stigmatise la vérité du
regard, qui suspend le temps et reflète sa volonté.
Durant ce dialogue, Bill et Amsterdam s'observent intensément,
ne sachant l'un comme l'autre ce que |
|
cache son interlocuteur, quant à Jenny, son regard ne sera jamais
filmé induisant une complète méconnaissance
de son état ou de ses pensées. L'injonction du
père agonisant nous revient en mémoire : "ne
détourne jamais les yeux". Mais de quoi ? D'un monde
éclaté, diapré et ostentatoire ? De l'étranger
qui menace et vole ? De soi et des réactions improbable
dont l'on est capable (régression bestiale et atavique
avec la métaphore du cochon à l'abattoir) ? Ou
simplement de ce destin inéluctable, de la mort (formidable
pamphlet que ces hommes victimes de la conscription montant
dans une embarcation qui est en train de débarquer des
monceaux de cercueils de soldats tombés au combat) – avec le spectre du gibet en filigrane prompt à étreindre, pour une pensée. New
York se retrouve désolidarisée du monde, repère
de goules qui pullulent sur une terre aride et orpheline de
sa patrie qui l'exploite sans vergogne et considération.
L'Amérique a érigé au panthéon de
ses valeurs le fameux melting-pot, Scorsese le met en
image comme jamais, en initiant la fiction de l'autre, simplement
par la vue (la communication et l'échange étant
souvent post-mortem). Ainsi, la vie et la croissance
ne serait que remplacement, destruction et recréation
et cela nécessite un ennemi , de l'intérieur ou
de l'extérieur qu'importe (les pompiers s'affrontent
pour un pouce de terrain). Comme le dira Bill regrettant amèrement
un adversaire qu'il n'a cessé de révéré,
"la seule chose qui nous séparait était la
Foi". Protestants et Catholiques, une croix de bois contre
une croix de fer. Même symbole protecteur pour un matériau
différent. Une nouvelle forme de croyance naîtra
sur des ruines qui se mêlent et fertilisent la ville.
Il en va de même pour les corps dans cette splendide scène
finale où Bill et le Prêtre reposent côte
à côte (toujours cette stase hiératique forgée dans la promiscuité), leurs tombes disparaissant au fil du temps
pour finalement réapparaître dans le lointain sous
la forme des deux tours jumelles du World Trade Center.
Les croyances, les appétences et les rancurs subsistent
ça et là au gré d'une architecture vivace.
Comme l'Europe tournée vers les Etats-Unis dans une posture
de défiance (Amsterdam opposée dans un échange
truculent à New York). Et l'un scrutant l'autre, l'il
immobile et inflexible (appendice de verre de Bill, figure absconse
d'un reflet figé d'une Amérique en déroute)
il devient difficile comme le souligne le boucher de rester
vigilant lorsque l'on est borgne, obnubilé par son voisin et par ses moeurs différents. L'Amérique serait donc
malade dès – ou de – ses origines, malade de se regarder
sans cesse, sans répit, se fustigeant à la première
occasion. Une société rétive, prostrée
et aliéné qui craint de se blesser et d'échanger.
Fascinée mais pétrifiée par les extravagances,
l'outrancier et l'insurrectionnel. Une civilisation figée
et aveuglée par la violence, par le tribalisme, par la
démagogie impérialiste de la politique, de la
religion ou du sport (idoines à laminer les masses) et
par cette volonté insatiable d'appartenance (les unifromes
de chaque caste) et de reconnaissance.
Ablation.
En adaptant le livre de Herbert Asbury, Martin Scorsese entreprend
un voyage hardi : une plongée ontologique dans les méandres
marécageux d'une société à venir.
Une terre meuble qui a vu sortir des générations
d'hommes aussitôt happés par celle-ci dans une
glaise gluante et maculée de sang. Au détour de
la première scène d'intimité physique entre
Jenny et Amsterdam toute l'entreprise – d'exhumation – prend
un sens. L'histoire, le vécu d'une personne réside
dans ses stigmates, les cicatrices qui courent sur un corps
endurci et meurtri, discernables par les personnes extérieures.
Les germes de la violence future dans la barbarie passée.
Le conteur aura cette phrase pour nous présenter l'agglomération
en devenir, "un brasier duquel naîtra peut-être
une ville". C'est donc dans les plus tortueuses anfractuosités
que l'uvre recèle ses joyaux. Dans ces coupes apparentes
ou elliptiques, les mouvements de caméra frénétiques
et parfaits de maîtrise qui semble épouser chaque
pouce de terrain en rampant sur un sol chaotique et meuble,
ou les encoches sur le gourdin de McGinn. Une entreprise qui
culmine avec les premières minutes. La scène initiale
nous présente un homme (le Père Vallon) en train
de se raser, tout à coup il enfonce la lame dans sa joue
jusqu'au sang (les plus cinéphiles argueront qu'il s'agit
ici d'un remake d'un des premiers courts métrages du
cinéaste). Par la suite l'ecclésiastique transmet
le rasoir à son fils en lui inculquant le précepte
de ne jamais ôter le sang de la lame. A la fois apologue
d'une pulsion suicidaire dans une société tribale
toute de violence ou simple bénédiction héritée
d'une lecture partiale et orientée de la Bible (ouvrage
d'ailleurs jeté plus tard dans l'océan enchâssant
New York, ici il n'y a pas de règles même pas celle
d'un Dieu). Puis dans une atmosphère oppressante faite
de musique diaprée et bigarrée, de fifres et de
tambourins, comme des célébrations antiques d'agapes,
un groupe de guerriers vêtus d'oripeaux et d'armes fantaisistes
(indigènes) se forment au fil des grottes. Car nous voici projeté
dans un habitat troglodyte, dédale de couloirs, de meules
stridentes et vague évocation d'un enfer industriel.
Il s'agit d'un monde stratifié, où les immigrants
irlandais, derniers arrivants chassés de leurs terres
par la famine ont trouvé refuge. Dans le quartier misérable
des Five Points, véritable cour des miracles il
n'est pas de trous ou de béances qui ne soient occupés,
nids infectieux où grouillent des êtres se débattant
dans une pauvreté et une insalubrité insondable.
Il s'agit du foyer de crasse et de stupre. Ces différentes
informations sont parcellaires et ne nous apparaissent que par
bribes fulgurantes, qu'il faut saisir tant la caméra
adhère à l'exaltation et à l'hallucination
collective de la meute suivie. Bientôt apparaissent dans
toute leur laideur les clapiers (faisant écho aux cages
de Barnum ouvertes lors du soulèvement) toujours plus
enfouis et retranchés sous la surface du sol dans lesquels
s'entassent des êtres en haillons et en guenilles, à
la dérive. C'est sur ce visuel détonnant que Martin
Scorsese assoit et invente un Moyen Age américains. Un
peuple médiéval et séculaire sorti de la
terre dans la splendeur du néant. Une période
dramatisée à l'extrême mais néanmoins
palpable, hybride de bruit et de fureur, de chair et de sang.
Dans cette société hirsute, issante et dépravée,
la mise en image insiste sur l'esbroufe, créant un sorte
de boursouflure, de cloque dans laquelle la violence, le pus,
contamine chaque acte collectif. On comprend rapidement que
ces hommes menés vers la lumière par un homme
arborant sa croix comme un bouclier sont les derniers arrivants
de l'immigration massive, ils se sont installés toujours
plus profondément, cherchant un espace vital comme un
bol de soupe (chacun laissant son dépôt, ses sédiments
comme le couteau enterré). Ils ont fermé la porte
derrière eux en arrivant mais le moment est venu de l'enfoncer
brutalement et d'expulser l'air vicié de ses poumons
en se précipitant à l'air libre. Le combat d'avec
Les Natifs s'engage et se termine par le meurtre du prêtre
Vallon par Bill "Le Boucher". Ce prologue est le cur
palpitant du film, pour ne pas dire le film lui-même,
car malgré les péripéties qui vont suivre,
il ne cessera de nous hanter. Organe tranché trop tôt
sa douleur fantôme nous obsède à chaque
instant, comme si nous étions arrivés trop tard,
comme si l'on essayait vainement de rejouer pour nous une histoire
irrémédiablement achevée. Car le corps
de l'ecclésiastique vaut plus que tous les autres que
les goules pourraient vendre. Il est le commencement et la fin.
Le père et le fils, récipiendaire des vertus,
du scénario et de l'antique courage, fierté et
intégrité.
Authentique
traumatisme, l'affrontement sanglant se déroule sous
les yeux d'un jeune garçon, surplombant le champ
de bataille (apologue d'une société balbutiante
auscultant ses racines). Dès lors il n'aura de cesse
de vouloir reproduire ce combat à l'identique – et à volonté –, convoquer
les mêmes acteurs pour un final flamboyant qu'il pourrait
mettre en scène et contrôler. C'est sans compter
sur la cruauté de l'Histoire, qui, |
|
en
seize ans, a évolué sans Amsterdam et Bill.
Ce-dernier lui aurait même tourné le dos
selon Tweed. Ces affrontements d'arène et de cirque, théâtralisés et lyriques
(la conciliation pour convenir des armes dont on peut
se munir), vont se heurter à la puissance de la
grande histoire. Celle qui n'a que faire des mises en
scènes individuelles et privilégie le collectif
dans une dialectique du général (l'organisation
en gang assoit un pouvoir et permet l'ascension politique)
et du particulier. Néanmoins elle prendra soin
de n'éradiquer que les pauvres gens, ne pouvant
échapper à la conscription qui saigne la
ville contrairement aux aristocrates pouvant payer les
300 dollars nécessaires. Voilà la nouveauté
dans le cinéma scorsesien (l'effraction de la réalité
dans un univers isolé affleurait dans la conclusion
de Casino), associer le destin des personnages
et les aléas du monde les entourant. Le quartier
des Five Points n'a plus rien du ring clos (tout
comme la mafia était en dehors du flux avec ses
propres règles) sur lequel toutes les atrocités
pouvaient advenir, il est rattrapé par le gigantisme
cruel d'une urbanisation et d'une évolution inéluctable.
Ces effets d'échelle sont pour beaucoup dans la
saveur du long métrage qui jouit de ce télescopage,
de ce vampirisme mutuel dans une mélancolie et
une frénésie désarçonnante.
Le drame des héros réside dans le fait qu'ils
restent profondément scorsesiens, en ce sens qu'ils
demeurent à l'écart, subissant ou évitant
consciemment de prendre part à l'évolution
(on se délectera de la reconversion des anciens
membres des Lapins Morts). Jenny, grimée et habile,
passe entre les mailles du filet, Amsterdam durant son
immixtion dans le gang de son adversaire prendra soin
de survoler les choses sans y pénétrer,
enfin Bill se contentera d'ordonner au jour le jour un
monde en complète mutation. Ils sont des clandestins,
au même titre que les derniers irlandais débarquant
sur le sol américain (exception faite de Bill qui
dans un certain sens développe un projet aussi
abject soit-il). Ces personnages restent focalisés
sur leurs combats (qui ont certes des accointances avec
les vastes chaos qui ébranlent les structures :
démocratie / dictature, enrichissement / paupérisation,
abolition / exclavage), leurs conceptions, ils vivotent
coincés dans un immobilisme de bon aloi (Bill n'ajoutera-t-il
pas à la fin d'une rencontre de boxe qu'un match
nul arrange tout le monde ; d'ailleurs personne ne se
saisit de la montre laissée à la vue de tous et métaphore
d'un futur, d'un contrôle). La frustration des personnages
(Amsterdam devenant l'archétype du héros
de Akira Kurosawa, celui de Dodes' Kaden) est d'autant
plus intense qu'on ne les laisse pas assouvir leurs
rêves jusqu'au bout, les règles changent
sans leur accord (les malversations électorales
et le meurtre de McGinn par Bill ou le sauvetage par Amsterdam
de sa Némésis ne supportant pas qu'un autre
accomplisse la besogne qui lui a été confiée).
L'Histoire a évolué sans eux ou plutôt
ils ne sont plus à même d'appréhender
avec leur raison vacillante une réalité
qui a tendance à leur échapper. En cela
ces hommes sont les alter ego de Gregor, le héros
de La Métamorphose de Franz Kafka, ils ne
veulent plus voir cette réalité jusqu'au
point de n'en être même plus conscient, aveuglés
par leurs dérisoires et futiles appétences.
Confinés
dans un cercle vicieux, ils ne leur restent qu'à
mourir (en américain dira Bill) ou déserter
le pont. Alors le film se perd dans des velléités
innombrables d'objets et de personnages (les seconds rôles
volant la vedette au couple, mais en aucun cas à Daniel
Day-Lewis impressionnant et sans équivalent dans
son rôle de boucher dégingandé). Et
la symbolique se noie dans l'iconicité. Les protagonistes contrebandiers révèrent dévotement un vaste éventail de reliques guerrières. D'abord
les lames qui parsèment le cours du récit.
Le couteau de Bill avec lequel Amsterdam échouera
à accomplir sa vengeance, bientôt remplacé
par le rasoir de son père qui après un cérémonial
identique (la joue entaillée) accomplira le châtiment.
Le couteau dont Jenny ne pourra faire usage (même
si elle fera couler le sang), préférant
une arme à feu (toujours ce clivage, cette relation névrotique de symbiose qui rend siamoises l'arme blanche et le pistolet, la révolte d'un quartier et la Guerre d'Indépendance – naissance conjuguée d'une ville et d'une nation –, le protestant et le catholique), et qui illustre sa volonté
d'avancer. Vient ensuite le médaillon, dual de
l'épée et agissant comme un bouclier (une
opposition à l'instar des deux croix déjà
abordées). Il est le réceptacle d'un passé,
sauf-conduit pour le statut d'humain, sans lui (sa Foi
et son passé) Amsterdam ne serait rien, rien d'autre
qu'un boucher. On n'oublie jamais ce que l'on reçoit (bien et mal, mysticisme...), voilà pourquoi Jenny
est incapable d'exister, elle a bien trop de pendentifs au cou,
volés ou achetés à un condamné
à mort pour véritablement prétendre
à une identité. Elle ne respecte pas ses
racines et c'est ce qui irritera le jeune homme. Cette
prolifération d'objets induit un éclatement
de la narration qui accentue l'effet d'échelle.
Prisonniers de ce symbolisme survient la question essentielle
du libre arbitre. Jusqu'à quel point l'homme désire-t-il
être dominé (par ses instincts ou les autres
individus) ? Une interrogation qui culmine avec la révolte
prolétaire durement réprimée par
les troupes revenues du front et les pogroms improbables
et sanguinaires. L'aboutissement du machiavélisme
politique, de la fascination morbide pour l'étrange
intimité qui naît entre violence et intimidation. Contrôler obstinément son destin – entre vase clos et vase communiquant –, malgré les obstacles Bill aura sa fin grandiose et Amsterdam l'ultime adieu aux armes.
L'amour
et la haine. Dans cette dévotion aux arcanes
du pouvoir, n'oublions pas le pouvoir religieux. Une dimension
théologique (Jenny apparaît pour la première
fois derrière des vitraux, une sorte de vierge
moderne) qui tend à justifier tous les actes de
barbarie (sortir de l'enfer souterrain et terrestre de
ce brasier vorace prompt à décimer les hommes),
à purifier des consciences égarées.
La mise en parallèle des trois bénédictions
de Bill, Amsterdam et du maire avant la révolte
est saisissante : parlant à un même Dieu,
ils aboutissent à des conclusions contradictoires
parvenant à justifier leurs actes et leur égoïsme.
Comme dirait Tweed, il ne faut jamais plus respecter une
loi que l'on enfreint. Cette récupération
constante tend à attiser les foules, exhorter des
esprits naïfs aux conflits les plus dérisoires.
A certaines reprises, Amsterdam est filmé comme
le messie, devenant l'il de la caméra (toujours
cet organe) – c'est à dire nous ? – omnipotent
et omniscient. Par instant le long métrage se transmue
en une fable évangéliste, un apostolat d'une
inquiétante étrangeté (les deux crucifixions
lentes : sur un éclairage public ou sur un pieu de grille
suscitant la pitié), nous rappelant que la naissance d'une
nation équivaut à la mort du père,
du guide. Car le scénario devient captivant lorsqu'il
s'écarte des sentiers battus : Bill et Amsterdam
se transfigurant indiciblement en des Caïn et Abel
impétueux, opposés dans l'héritage
du père (symbolique du médaillon où
l'Archange se confrontait au Dragon satanique). Là
encore le personnage de Bill supplante tortueusement le
traitement plus linéaire du fils Vallon. En effet,
pour lui, la mort du prêtre résonne plus
comme la perte du père (il ne parlera du sien qu'à
une seule reprise pour nous préciser qu'il est
tombé durant la Guerre d'Indépendance),
d'un frère et d'un fils puisqu'en bout de course
son acte malheureux lui coûte la loyauté
d'Amsterdam. Une succédané de paraphilie fait de réciprocité,
de pardon (le pêché d'avoir détourné le regard) et d'approbation,
celui qu'il obtiendra enlacé par un Vallon (lequel voit-il
?) au moment de quitter ce qu'il peut à présent revendiquer
comme sa terre (abreuvée de son sang). Sa
détresse, son abnégation et sa déférence
à l'égard du vaillant adversaire disparu
forcent le respect et restent les lames de fond émotionnelles
submergeant délicatement ou abruptement le film,
car sans son Dieu, son référant et son modèle,
qu'importe de vivre, il ne s'épanouit que dans
l'affrontement. Mais une confrontation assommante et avortée,
la réalité et le culte de la personnalité
– l'orgueil – sont à ce prix. Ils écrasent
tout sur leur passage, nous endormant dans une mollesse
obstinée et une léthargie radieuse pour
mieux nous asséner un coup de hache entre les omoplates.
Nul doute, tout est là, entre emphase et symbolisme
iconoclaste – même si les drastiques restrictions des
producteurs semblent en avoir quelque peu empêché les
bouffées irrépressibles de chaos indissociables du style
de l'auteur –, les racines et l'évolution limpide
d'un monde rétif, déviant et polymorphe
(effleuré dans le mystique et troublant A Tombeau
Ouvert), et nous, heureux spectateurs, ne sommes plus
qu'une encoche encore fraîche sur la caméra de
Martin Scorsese.
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