HAPPINESS
Qu'est-ce finalement que le Bonheur ? Est une question qui évidemment sous-tend le film, mais le réalisateur n'a pas la prétention d'apporter une réponse. Tout au long de cette chronique, il s'ingénie simplement à démonter certains comportements et à mettre en lumière la solitude et la sécheresse de notre existence. Il condamne une société qui à force de vouloir nous persuader de notre bonheur en a galvaudé le sens. Le récit est un catalogue de phrases et de situations qui font mouche. C'est pratiquement ce que l'on retient immédiatement, la porte d'entrée qui nous ait offerte. Telle situation nous est connue, tel caractère familier ou simplement nos propres travers. Ainsi lorsque au restaurant Helen dit à Trish au sujet de Joy qu'elle n'a pas compris qu'elle était quelqu'un de bien et donc qu'elle n'avait pas besoin de faire le bien c'est une attaque très intelligente de notre ego qui se glorifie d'autosatisfaction. Les poèmes qu'écrit Helen : "Violée à 11 ans", "Violée à 12 ans"... sont une critique acerbe d'une société de consommation, voyeuse, se repaissant du malheur d'autrui sous couvert de culture, quant à la remarque de l'auteur qui aurait préféré être violée dans son enfance pour que ses écrits soient basés sur du vécu, on atteint là des sommets. Evidemment le prénom de Joy, représentant à la fois le personnage le plus perdu mais aussi le plus simple, normal, est délicieusement ambivalent. Comment définir son bonheur si ce n'est en le comparant au malheur des autres. Pour Helen et Trish, c'est Joy l'étalon, tout en espérant tout haut qu'elle se réalise enfin, elles sont heureuses de pouvoir s'estimer mieux loties qu'elle, de se sentir supérieures. Pour Allen, Helen représente la quintessence de son bonheur, avoir une femme pareille suffirait à lui apporter stabilité émotionnelle et physique, elle remplirait le vide de son existence ? Le réalisateur exprime de façon très fine ce besoin de comparaison, la restriction de notre vision de plus en plus basée sur un seul point de vue.
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Opposition et comparaison. Un gros travail sur les décors est sensible, entre le "rose bonbon" des sitcoms et la froideur d'un ascenseur et d'un couloir (l'immeuble d'Helen a tout de l'impersonnel ou rien ne se distingue, tout est uniforme), difficile de ne pas ressentir le besoin de se persuader de son bonheur, de rajouter comme des penses bête pour surtout se rappeler que l'on a tout. Lorsque Joy se rend dans l'appartement des immigrés russes, ce besoin est criant, comme si pour appartenir à notre société et s'intégrer il fallait posséder et paraître. L'opposition entre richesse et pauvreté désertique des décors vient appuyer cette vision. Le meilleur exemple sont les scènes de restaurant, le repas entre Trish et Helen a lieu dans un restaurant très chic avec de multiples accessoires, tableaux... Allen et Kristina parlent eux dans un diner absolument commun |
sans aucune décoration dans les tons de vert pâle. Cette nuance de vert semble par ailleurs être symbole d'immobilité et d'absence de communication, ce n'est pas un hasard qu'elle orne les couloirs des immeubles ou la salle à manger des Mapplewodd. Par ces lieux, Solondz, qui a suivi de près leur élaboration, fait passer plusieurs messages. Tout d'abord le caractère d'Helen, son appartement, très luxueux dans des couleurs rouge et rose (le couloir et les autres appartements sont dans les tons pastel et vert), symbolise sa désolidarisation du monde, son aversion pour l'extérieur et son hermétisme. Pour Trish la décoration refléte son immobilisme, sa petitesse d'esprit et de raisonnement. C'est aussi une sorte de prison étouffante que Bill tente vainement de quitter. Ne parlons pas de la chambre de Joy, qui ressemble plus à une chambre d'adolescente que de trentenaire (elle habite toujours chez ses parents). La musique est aussi un élément important du film, entre les rythmes latinos et les douces musiques de Mozart ou Vivaldi toute l'atmosphère conduit à la paix et la sérénité. Et pourtant malgré ce rajout, cette couche de vernis, les personnages ne sont pas heureux, sereins. Le film fonctionne sur cette sensation d'opposition et de comparaison. Opposition constante entre optimisme et pessimisme, comme pour accentuer l'inéluctabilité du changement. Pour renforcer le sentiment de dégradation, de multiples éléments nous renvoient au passé, la présentation façon vieux films muets, l'amour des parents que l'on imagine heureux et qui n'a pas résisté aux bouleversements de la vie... |
L'autre ? L'amour ? Entre Helen qui ne jure que par le sexe, Joy qui attend quelque chose sans véritablement savoir quoi, Trish totalement frigide, leur père qui au bout de 30 ans de mariage ne souhaite que la paix et la liberté, Allen frustré sexuellement et incapable d'aborder une femme. C'est une vision bien noire des rapports humains modernes. Nos conventions sociales, les conversations, quoi dire et comment le dire sont autant d'angles d'attaque du scénario. Le repas de famille qui clôt le film est un condensé du propos global et une scène d'anthologie. A un moment, Joy fait rire les autres, et le dialogue suivant a lieu :
La scène qui termine le scénario n'apparaît pas ici, Une conversation téléphonique entre Joy et Allen. Sans doute un choix délibéré de l'auteur de ne pas "corrompre" ces personnages et de terminer sur le repas de famille. Le vide de l'existence et l'inutilité est telle que les personnages ont besoin de se sentir importants. Les Jordan se sentent reliés au crime juste parce qu'ils utilisent des sacs plastiques comme le tueur. Tous les repères sont chamboulés, un des fils Mapplewood est plus traumatisé de la mort de son tamagochi que de ce qui arrive à son père. Helen affirme n'être pas une bonne personne, regretter de ne pas avoir connu sa voisine ou de ne pas pouvoir aimer Allen, mais c'est une façade, des mots pour rassurer son ego et continuer à vivre sans contraintes ou obligations morales envers qui que ce soit. Une polémique sociale. Au détour d'un plan, l'employée de maison se trouve être membre d'une minorité (certainement hispanique), l'enfant de la famille passe sur le sol qu'elle nettoie sans lui jeter un regard comme si elle n'existait pas. Dans la pièce à côté, Joy, se met à pleurer car elle ressent de "l'hostilité". La plupart des personnes ayant le temps de se pencher sur elles-mêmes ont une vie facile sans problème d'argent. Une certaine oisiveté est-elle mère de vices ? La représentation des immigrés auxquels Joy donne des cours et elles aussi saisissante. Sont-ils exploités, cherchent-il à exploiter ? On en vient à un autre aspect intéressant à savoir la décorrélation physique-intellect, que ce soit au niveau du travail ou des relations. La première scène est à ce titre révélatrice. Tout commence sur une rupture et sur des visages, induisant une distanciation au corps. Puis rapidement chez l'homme le corps reprend le dessus, tandis que Joy reste figée, la seule vie semblant venir de son regard. Que ce soit pour un travail, une relation amoureuse ou de filiation, le réalisateur semble constamment se focaliser sur cette mesquinerie, sur la difficulté de marier tous les pôles de son être. Les clins d'oeil sur la chirurgie esthétique viennent compléter cette quête futile et la volonté de ne pas grandir. Dans de nombreuses cultures, ce que l'on nomme sagesse est supportée par trois piliers. L'amalgame est trop évident pour ne pas le faire, les trois soeurs sont les trois courants qui s'affrontent sans cesse en chaque être humain. |
Un pur bonheur. Comment ne pas parler du formidable casting qui apporte la touche finale au film. Se côtoient acteurs de tous horizons et la plupart du temps en contre emploi. Qui aurait imaginé Lara Flynn Boyle usant de comique et de cynisme, Dylan Baker rendant humain le pire des monstre (à voir pour s'en persuader la dernière discussion avec son fils), et que dire de la prestation de Jane Adams qui nous transmet sa naïveté |
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de façon désarmante. Happiness est un film
d'une richesse incroyable bénéficiant d'acteurs épatants
et d'une narration résolument différente. Une source de
réflexion sur soi-même et ses contemporains, aussi bien
que sur la pression de la société moderne sur nos désirs
et appétences. Une peinture inspirée des dysfonctionnements
actuels. La critique et l'état des lieux ne sont pas nouveaux
mais le ton et le jusqu'au-boutisme le sont certainement. A savourer
absolument !![]() |
F.
Flament
20 Janvier 2001 |
Fiche technique
REALISATION, SCENARIO, MONTAGE
Todd Solondz
INTERPRETES
Jane
Adams (Joy Jordan)
Lara Flynn Boyle (Helen Jordan)
Cynthia Stevenson (Trish Mapplewood)
Dylan Baker (Bill Mapplewood)
Ben Gazzara (Leny Jordan)
Phillip Seymour Hoffman (Allen)
DECORS
Nick
Evans
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Maryse
Alberti
MUSIQUE ORIGINALE
Robbie
Kondor
SON
Damien
Volpe
DUREE
134
minutes
PRODUCTEURS
Therese
DePrez et Alan Oxman
PRODUCTION
Good
Machine
Killer Films
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