La cabane des jours heureux. Zhao, un homme d'âge mûr, cherche désespérément à se marier (au bout de 18 tentatives). Il passe des petites annonces visant des femmes plus que plantureuses, les seules à même de ne pas le congédier. Il s'entiche ainsi d'une marâtre obèse (affublé d'une rejeton gras et impoli), qui lui réclame un mariage onéreux à 50000 yuans. Il se prétend alors patron comblé d'un grand hôtel et s'enfonce toujours plus dans le mensonge lorsqu'il découvre la belle-fille, Wu Ying, aveugle et malingre que sa fiancée revêche lui ordonne d'employer comme masseuse.

HAPPY TIMES

Or Zhao ne possède rien, son établissement c'est un bus détérioré et abandonné qu'il a remis à neuf avec son ami Li pour permettre aux amoureux de s'ébattre sereinement. Un commerce peu florissant pour un homme guindé dans son conservatisme qui refuse de laisser les couples seuls. Mais voilà que le jour où il doit emmener la jeune fille dans cette "cabane des jours heureux", le véhicule est emporté au loin par les services publics qui ont décidé de réhabiliter le square. Se réunissant avec des compagnons en retraite ou adeptes du système D, Zhao se met à aménager une usine désaffectée en un salon de massage et tous s'y rendent à tour de rôle offrant à Wu Ying un travail et de l'argent. Un pécule nécessaire pour retrouver son père et garder l'espoir d'une opération pouvant l'arracher à l'obscurité de la cécité. Mais dans tout ceci qui est donc le plus pragmatique, le plus dupe ou le plus pathétique ?

Cinquième génération. Le cinéaste Zhang Yimou, surtout connu pour ces films académiques, historiques et baroques comme Epouses Et Concubines (Da Hong Deng Long Gao Gao Gua, 1991), Le Sorgho Rouge (Hong Gao Liang, 1987) ou Shangaï Triad (Yao A Yao Yao Dao Waipo Qiao, 1995), décida après ce dernier et les critiques lui reprochant son goût du spectaculaire et du marché occidental de se tourner vers des histoires plus simples et tangibles prenant place dans une Chine moins glamour, qui se nourrit, consciemment ou non, de sa propre inutilité et la recycle sans états d'âme. Suivent alors les œuvres Qiu Ju, Une Femme Chinoise (Qiu Ju Da Guan Si, 1992), Keep Cool (You Hua Hao Hao Shuo, 1997), Pas Un De Moins (Yi Ge Dou Bu Neng Shao, 1999, Lion D'Or), The Road Home (Wo De Fu Gin Mu Gin, 1999) et Happy Times, son douzième film qui nous occupe ici. Cependant, pour tous ceux qui appréciaient la verve précédente de l'auteur, la bonne nouvelle est qu'il vient tout juste d'achever Hero (Ying Xiong) un film d'époque avec au générique les noms alléchants de Maggie Cheung Man-Yuk, Tony Leung Chiu-Wai, Jet Li et Zhang Ziyi.

Cette nouvelle veine artistique choisie par l'auteur a de quoi désarçonner, en effet la mise en scène -plutôt théâtrale parfois proche de l'Opéra- cède la place à des choix beaucoup plus sobres, une légèreté teintée de grâce diaphane. Zhang Yimou y développe un amour et une tendresse accrue envers ses personnages, et plus unilatéral pour une actrice (Gong Li ou Zhang Ziyi). Le soin et la liberté d'expression accordés aux acteurs sont pour beaucoup dans l'intérêt de ce conte urbain. Il y a d'abord Zhao Benshan, comique très populaire dans l'empire du milieu, qui sait retranscrire à merveille les évolutions et les contradictions de son personnage volubile, sincère et empli de solidarité. Et puis émerge une actrice au talent indubitable, Dong Jie (une danseuse), qui par sa silhouette gracile et chétive, son visage d'opale aux traits de porcelaine et ses grands yeux perdus nous illumine et nous transporte d'une joie juvénile de la découverte, à la plus abyssale des détresses en passant par la force et la détermination. Que cette jeune femme ait été retenue après un casting sur Internet parmi 40000 candidates en dit long sur ce talent qu'à le réalisateur de nous surprendre par la perle rare et magique. Le spectateur aura du mal à se défaire de l'image de Wu Ying en culotte et tee-shirt se déplaçant maladroitement dans une pièce, tentant de manger en dépit de la cruauté des personnes à table, ne retrouvant plus ses marques dans sa chambre ou découvrant à tâtons ce qui l'entoure. On pourra noter avec surprise que Terence Malick (Les Moissons Du Ciel et La Ligne Rouge) se retrouve producteur exécutif du long métrage.

Conte de Chine. La structure du récit se rapproche du conte, les personnages mauvais et avides sont représentés monstrueusement (la matrone et son goret de fils), tandis que les adjuvants parfois maladroits sont toujours éminemment sympathiques et capables de compassion, d'eux naît l'émotion. Cette texture narrative permet aussi en incorporant le personnage aveugle de Wu Ying (qui n'existait pas dans le roman original très librement adapté de

Mo Yan, déjà auteur de l'ouvrage à la base du Sorgho Rouge), de faire basculer le récit sans souci éhonté du scénario. Avec Wu Ying le film sort de ses rails, se mettant à découvrir le monde, à s'ouvrir à la cité, aux bruits, aux néons, à la circulation ou aux problèmes économiques. La fable (amour contrarié) se transmue en conte, ce qui rendra aussi possible la conclusion aussi inattendue que bouleversante. La relation à la fois pure et réciproque des deux êtres perdus, permet de relativiser le mensonge. A qui Zhao fait-il plaisir ? En réinventant une vie pour Wu Ying, Zhao ne se perd-t-il pas lui-même sciemment dans son jeu. Aux deux extrémités de l'existence, les jeunes et les vieux ont besoin de rêver, de penser que tout ne rime pas à rien, que ce qui a été fait ou ce qui reste à construire a un sens. Le cinéaste signe ici sa seconde incursion urbaine après Keep Cool. Un terrain de prédilection pour voir s'épanouir ou se flétrir des caractères simples en apparence mais pourtant si hauts en couleurs ! Ces personnages singuliers semblent être les seuls à conserver un esprit pas forcément critique mais au moins de réaction par rapport aux changements ambiants. Car pour qui tendra l'oreille et l'œil, le long métrage se révélera un état des lieux pertinent et marquant de la réalité sociale chinoise. Une société embourbée dans un passé et une idéologie qu'elle bafoue en masse. Des êtres qui sont tombés sous le joug de l'argent roi (Zhao passe sa vie à en chercher, Wu Ying en rêve pour rejoindre son père et se soigner, la belle-mère cherche à paraître et à goûter aux produits de luxe et de consommation quant au père absent il a succombé aux mirages de l'argent facile et s'est endetté davantage auprès de nébuleux créanciers). La place centrale revient à l'argent, tandis que l'amour, la joie ou le bonheur doivent laisser le champ libre au capitalisme barbare. C'est donc un constat d'échec pour une idéologie, des traditions implantées de force par un état jadis concentrationnaire, adepte du népotisme et dictatorial, aujourd'hui devenu absent et démissionnaire.

Recréer dans un dédale confiné. Dans une grâce indescriptible, un charme désuet et timide, l'œuvre limpide en surface surprend par les nombreuses rides qui en strie l'étendue (comme cette scène poignante où Wu Ying est envoyée faire la vaisselle après le départ de Zhao). Le vent de la révolte et de l'insoumission y est pour quelque chose. Ces relents révolutionnaires, absents dans une certaine mesure de notre conception occidentale sont rafraîchissants. Prisonniers d'un monde urbain en perpétuelle mutation, les êtres se retrouvent enserrés, enchâssés par des besoins ou sentiments factices et modernes. On peut évidemment penser à Chaplin (Les Temps Modernes), la révolution culturelle passée, les chinois se confrontent aux affres d'une nouvelle idéologie dont ils n'ont pas les clés, peut-être plus insidieuse et moins prévisible pour eux que celle qui les a opprimés. Bienvenue dans un paradis sauvage et industriel, où la circulation incessante menace le piéton qui s'est un tant soit peu égaré du chemin ou du garde-fou. Tout semble voué à l'urbanisation, à la destruction, au changement, à la vitesse. Comment y échapper ? S'évader un moment d'un intérieur high-tech, d'une glace Häagen Dasz et du paraître. Peut-être en recréant autre chose, pour quelqu'un mais aussi pour soi. S'éloigner de la dureté et la précarité d'une vie à l'abandon et touchée de plein fouet par le chômage. La camaraderie a disparue, la solidarité vient des personnages les plus inattendues, d'une débrouillardise anarchique qui naît du constat simple que l'égoïsme et la recherche du bonheur personnel ne peuvent aller de paire qu'avec l'entraide, de ses proches du moins.

Ce que tente Zhao n'est ni plus ni moins qu'un procédé analogue à la cinématographie. Recréer dans une espace confiné (repeindre en rose vif le bus abandonné) et pourtant gigantesque (l'usine) un nouveau monde, une nouvelle demeure, bref une réalité altérée pour se divertir et répondre à ses aspirations profondes. Voilà une métaphore d'une évolution en vase clos, qui se conclue par une déconnexion de la vie. Plus Zhao avance dans son mensonge, plus il semble s'écarter des turpitudes qui le frôlent, il ne se raccroche plus que par ce fil de téléphone à un snack, à la société. Le même sentiment nous assaille quand assis et saoul il voit passer des cadres en col blanc. Son monde à lui est à part, bridé comme les conceptions des autres, par des œillères. Zhang Yimou accentue cette émotion en jouant sur la distance à ses personnages et la musique, ainsi de l'image qui termine la scène où Zhao offre une glace à Wu Ying après sa première journée de travail (plan large ou les dialogues ne sont plus audibles) transpire une intense vacuité, nous sommes en dehors du temps et des choses. Ces moments magiques et tendres sont toujours présentés avec une étrangeté qui fait que pas une seconde le spectateur n'est dupe. Derrière des vitres (le film s'ouvre sur une devanture de café et le dialogue nous provient hors-champs), les fleurs et les chimères semblent plus belles, délicieuses, pourtant à l'air libre, après un jour ou deux, il advient la même chose qu'aux roses de Zhao, elles passent irrémédiablement. Est-ce la crainte de cet univers en mutation, la fascination pour un futur qui pousse des êtres à se retrancher dans un no man's land industriel, à retomber en enfance (faux billets, assister aux massages comme à un spectacle) ou à s'enfoncer dans la sénilité. Toujours est-il qu'il s'agit d'une fuite à une agression sonore et visuelle. Le seul havre de paix devient cette immense manufacture délabrée et promise à la destruction, le seul véritable décor avec lequel le cinéaste se prend d'amour, jouant avec les angles, les textures rouillées et les alentours couverts d'herbes folles. Dans ce lieu en dehors du temps, libre à eux et à nous de réinventer "les lendemains qui chantent". De découvrir et de s'enrichir par un non-regard, comme dans cette scène magique ou Wu Ying découvre l'usine et ses alentours déserts et vastes. Bras tendus et sens en éveil elle constate l'absence de barrières, savoure la transgression d'un interdit, celui d'échapper simplement au labyrinthe de la vie.

L'esprit peut-il suivre ? Un instant anecdotique avant de replonger dans le courant. Une conclusion cynique qui fustige la réalité du monde. Celui qui voyait agonise et celle privée de lumière se révèle être la personne la plus perspicace, sensible (odeur des billets factices). Le monde est empli de folie et ne s'arrêtera pas pour autant. Le
dialogue surréaliste final entre Zhao (dont Li parcourt à haute voix une lettre -qu'il a écrite avant d'avoir son accident - à Wu Ying en se faisant passer pour son père) et la jeune femme (qui a enregistré sur son magnétophone - qui ne la quittait jamais - un message) résume à lui seul la portée de l'entreprise. On peut chercher à s'évader, à construire quelque chose par amour ou compassion, mais le sentiment de futilité nous rattrape insidieusement : le monde est pragmatique cessons de nous bercer d'illusions, tout est en surface sans échanges intenses. Il reste tout au plus à essayer de l'affronter en gardant dans un recoin de l'esprit ce petit univers différent et reposant, où l'on peut se ressourcer et s'immerger. Le physique reste englué au réel, il y est fragile et friable. C'est ce que montre le splendide plan final, alors que 3 pistes sonores se superposent dans le tumulte citadin (la voix de Wu Ying, celle de Li et enfin un thème musical simple et émouvant), la jeune femme marche sur un trottoir, bientôt la caméra ne nous montre plus que son visage, son esprit, entre immenses immeubles et ciel dégagé. Toute la contradiction est là, pouvoir rêver sans perdre pied.
 
 
F. Flament
24 Août 2002

 

 

 

 

 

 

Voiler sa torve réalité
Film chinois de Zhang Yimou (2000), douzième long métrage du réalisateur habitué des festivals et deuxième incursion dans l'univers urbain d'une Chine en mutation. Avec Zhao Benshan (Zhao), Dong Jie (Wu Ying)... Sortie française : le 10 Juillet 2002.

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Liens
Le site officiel
Le film sur l'IMDB
La fiche d'Allociné
Cinéma chinois

Fiche technique
REALISATION
Zhang Yimou
SCENARIO
Gui Zi à partir du livre "Shifu yue lai yue youmo" de Mo Yan
MONTAGE
Zhai Ru
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Hou Yong

INTERPRETES
Zhao Benshan (Zhao)
Dong Jie (Wu Ying)
Li Xuejian (Li Xiaofu)
Dong Lifan (la belle-mère de Wu Ying)

MUSIQUE ORIGINALE
San Bao

PRODUCTEURS
Zhao Yu, Yang Qinglong et Z. Weiping
DUREE
96 minutes
PRODUCTION

Guangxi Film Studio, Zhuhai Zhenrong, Beijing New Picture, dist : 20th Century Fox, Sony Pictures et Diaphana

 

 
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