Voyage au bout de l’enfer. Surgissant sans ambages dès les premières secondes de ce métrage à l'exutoire cathodique, l’édifiant portrait panégyrique que donne à voir les instances du régime de Pyongyang a de quoi faire frémir. Comme autant de cantiques frigides entonnés fiévreusement dans une exaltation toute artificielle qui feraient presque basculer l'âme et l'entendement, insidieusement éconduits.

INTERIEUR NORD

C’est que David Carr-Brown, le réalisateur égaré – et drastiquement régenté par les préposés d’une dictature retorse l’enjoignant à suivre les corridors opacifiés des remugles d’un empire à la propagande élégamment rôdée – aux confins des terres hostiles d’une Corée du Nord au matin d’un clame monastique plus que suspect a décidé de ne point déchirer les friches oblongues et obsolètes de l’ostracisme taraudant une culture haletante tombée inexorablement en déshérence (en déclin à force d’autarcie sauvage) pour adopter à contrario un regard d’une outrancière déférence, semblable à celui des spectateurs et citoyens locaux, consciences amorphes, anesthésiées et diligemment endoctrinées. Les volutes nébuleuses d’une démonstration délétère auront malheureusement raison sur la durée de cette imprécation jaspée à la volonté initiale pourtant harmonieusement limpide : confronter un discours d’embrigadement cinématographique – et son influence sur une population malléable aux libertés abjurées – au mutisme morne et baroque des paysages lyophilisés, des silences impromptus et des vérités délicatement assénées. Saisissante dialectique que celle à laquelle nous convie le témoignage criant et fulgurant d’un peuple à l’agonie, qui à force de brimades et d’objurgations a fini par concevoir la moindre communication comme une agression épidermique – le dévouement, l’abnégation et le paradoxe du marxisme générant une aristocratie auront transformé toutes les possibles émanations de l’extérieur en bacilles dépenaillées de bruit ou de fureur et le pays en une citadelle imputrescible, réfractaire au mélange. De fait, sous l’écorce proprette de la Révolution et le leurre tacite du nationalisme glorifié, les sentiments exacerbés (colère, revendication, égotisme…) expirent dans le magma fangeux de l’impiété. Car l’on révère ici le dirigeant Kim Jung-Il – sous la houlette de qui l’on subsiste dans un état de déréliction peu enviable – comme le messie réincarné. N’est-il pas, après tout, le fils solaire, étatique et avisé du libérateur démiurge Kim Il-Sung, célébré par une kyrielle de monuments monolithiques et de statues pharaoniques comme le sauveur ontologique d’un peuple éternellement reconnaissant de ses bienfaits et de sa magnanimité ? Le documentaire affleure ici une tare congénitale de la société coréenne contemporaine et fantomatique en subsumant son clivage entêtant, son manque terrifiant et sa gémellité siamoise (Nord-Sud / Père-Mère / Spirituel-Sexuel). La seule incarnation propitiatoire pour cette entité éventrée, corrodée et orpheline demeure le Septième Art – le bronze tutélaire du patriarche orne l’entrée du musée du cinéma et la mère du précepteur actuel, féru d’images balbutiantes depuis son plus jeune âge, était actrice porte-étendard de l’insurrection contre l’envahisseur japonais – dusse-t-il être (obligatoirement par le rouleau compresseur bolcheviste ou la dictature enragée droitiste) censuré dans les vapeurs ouatées d'une antienne séculaire de Pansori. Et la litanie des films démagogues de s’égrener sur fond de cataclysmes sociaux et naturels – aucun événement politique, de la dislocation du bloc soviétique aux attentats perpétrés sur le sol américain, ne vient troubler la douce quiétude de la catatonie éthérée. Nous livrant ça et là les scories éparses idoines à un décryptage en règle du torve discours idéologique prééminent s’insinuant dans les anfractuosités de scénarios aberrants et tristement désuets (les longs métrages modernes semblent exhumés de catacombes endolories datant d’un autre temps comme des résurgences grésillantes d’archives sépulcrales et amidonnées).

Polder intellectuel. La carence compulsive de subtilité de l’arsenal propagandiste fourbi par les dirigeants communistes dans L’Arbre S’Accroît Sur Ses Racines (2000) ou Le Secrétaire Du Canton De Daho (2000) sidère plus qu’elle ne désarçonne – des dérives architecturales aperçues en filigrane perlaient déjà la désolation culturelle du pays et sa pénurie d’inspiration esthétique. Le message

dogmatique se délayant à la cataracte puissante des nécessités impérieuses d’un gouvernement, astringent et rigide, à contrôler et façonner l’image-modèle pour imprimer durablement et profondément sa marque sur ses ouailles. Curieusement, plus nous avançons dans ce dédale tamisé, lisse et aseptisé et plus notre psyché se perd au gré d’un étrange diptyque. A la manière du studium et du punctum qu’explicitait Roland Barthes dans son analyse de la photographie (La Chambre Claire) nous voici ballottés de réflexions géopolitiques, théoriques et rhétoriques en simples instantanés fugaces issus de notre propre expérience et retenant incontestablement l’attention. Est-ce finalement les rapprochements dépités, ubuesques et dubitatifs de la répression du moi individuel, de la dérive des privilèges militaires face à la misère paysanne ou des sanctions éhontées (pas de peine de prison nous signifie cyniquement le commentaire juste la mort ou la rééducation par le travail) apposés à leurs représentations enluminées et mythifiées ou simplement les lallations d’un idiome transcendant les frontières artistiques et idéologiques, mais en bout de course émerge du marasme nihiliste ambiant une sorte d’inconscient à ciel ouvert où fusionne enfin une famille coréenne déchirée, loin des oppressions de deux juntes promptes à aliéner leurs congénères accablés. Le meilleur exemple de communion cinématographique survient avec l’extrait du conciliabule des jeunes femmes du Nord qui nous transporte immanquablement dans les vignettes et les confidences de bon aloi de la sucrerie sudiste récente de Im Sang-Soo, Girls' Night Out. Dans les deux films le questionnement névrotique sur la place centrale de la femme dans une société moderne parlée, des réunions de groupe au propos peu transgressif, des palabres générales sur les hommes (séraphin à sauver de la perversion et des rixes indignes contre machine sexuée oppressante et anonyme) et enfin un parfum pernicieux et affligé de répression politique (personnalité atrophiée ici, adultère obscène là). Clairement «les chevreuils blessés se ressemblent» comme le psalmodie en sourdine L’Arbre S’Accroît Sur Ses Racines, ainsi tristesse et espoir du Sud (le fameux Han, kaléidoscope ébahi de l’amertume et des sacrifices consentis par un peuple exsangue) résonne dans le néant introspectif et atone du Nord. Les errements terminés, au bord du Cocyte asséché, ne perdure qu’une seule image diffuse et impavide, celle de cet enfant passant au bord d’une ruine désaffectée et solitaire, d’un escalier s’enfonçant dans les méandres obscurs d’un sol livide et virginal, spongieux de chagrins. Une béance aspirante et vagissante de songes et d'aspirations, prête à engloutir une être issant pour nourrir la machine socialiste suintante d’allégations jalouses, à l’agriculture qui périclite et à l’épine dorsale militaire dominante. De cette escapade stupéfiante dans les contrées enclavées de la péninsule – dont nous pouvons regretter un didactisme trop appuyé confinant au plaidoyer emphatique et l’absence des lumières exogènes du réalisateur transfuge Shin Sang-Ok (Les Fleurs De L’Enfer en 1958) qui fut jadis enlevé de Corée du Sud par le gouvernement du Nord pour restructurer son industrie filmique – difficile de ne pas extraire une réflexion sur notre rapport concourant à l’image. Le documentaire débutait sur l’assertion que «personne n’a intérêt à voir», par la suite on nous assénait que la famine n’avait rien de spectaculaire, en définitive si nous effleurons aujourd’hui l’impact d’un cinéma manipulé et rampant sur le peuple nord-coréen (il y a peu le fabuleux S21, La Machine De Mort Khmer Rouge de Rithy Panh brossait magistralement la dimension de l’imprégnation atavique que peuvent charrier les «révolutions populaires») qu’en est-il de nos perspectives amaurotiques dans un système formaté, carcan diapré qui cisèle à l’extrême ses attributs graphiques désincarnés avec l’unique et avide finalité de séduire son public en anéantissant tout esprit critique par la profanation de l’imaginaire ?

 
 

F. Flament
5 Mars 2004

 

 

 

 

 

 

Alcôve stérile

Film français de David Carr-Brown (2002). Documentaire privilégiant la déconstruction obstinée du discours d'embrigadement culturel sévissant en Corée du Nord par son exploration diligente, vertigineuse et aveuglée. Diffusion sur Arte le 27 Janvier 2004.

Multimédias
Photographies (6)

Liens
Sur le site de la chaîne Arte
Le film sur le site du CNC
La Corée du Nord 1 / 2
Le Monde Diplomatique

Fiche technique
REALISATION
David Carr-Brown

MIXAGE
Edvard Pelliciari

ECRIT PAR
David Carr-Brown et Arion Dume

CONFORMATION ET ETALONNAGE
Edouard Maitre

DIRECTION DE PRODUCTION
Victoire Buff, Murielle Lacoche et Philippe Ploton
PRODUCTEURS
Olivier Mille, David Cohen, Pierre-André Boutang et Marie-Thérèse Schmidt
DUREE
53 minutes

PRODUCTION
ARTE France, Artline Films, Psychology News en association avec le CNC et Procirep
 
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