Epure. Quelle sensation délicieuse de retrouver un cinéaste qui évolue et se bonifie en gommant les travers qu'on lui trouvait encore (personnages au bord de la crise de nerfs vociférant et vitupérant...). Dans une flagrante continuité, -le rideau clôturait Tout Sur Ma Mère et ouvre celui-ci- l'auteur explore de nouvelles voies avec une sensibilité, une simplicité et une retenue qu'on ne lui connaissait pas. Loin de mettre en avant suffisance et arrogance que tant de récompenses (oscar, goyas) auraient pu faire naître, une tristesse et un abandon dus à la mort de sa mère, il balaye ces 2 ans pour livrer une histoire poétique, morbide, artistique et contemplative où si la femme est la raison d'être il y a 2 hommes sur le devant de la scène.

PARLE AVEC ELLE

Le récit s'ouvre sur un spectacle de danse chorégraphié par Pina Bausch. Dans le public deux hommes sont assis côté à côte. Ils ne se connaissent pas et pourtant ils sont présentés un peu comme un couple. Une intimité palpable, puisque l'un, Benigno, a vu des larmes d'émotion couler sur les joues de l'autre, Marco. Ils ne se seront rien dit et ne devaient jamais se recroiser. C'est sans compter sur le destin, ironique et calculateur. Benigno (bénin en espagnol), qui a passé les 15 dernières années à veiller sur sa mère -décédée- est infirmier. Il a même été engagé pour s'occuper attentivement d'une jeune femme dans le coma. Celle-ci, Alicia, il la "connaissait" avant son accident. Depuis la fenêtre du petit appartement familial il la regardait danser. Marco, écrivain, notamment de guides touristiques, s'est épris d'une femme torero, Lydia. Au bout de quelques mois de liaisons, la jeune femme est terrassée dans l'arène par un taureau. Et la voici dans le coma reposant dans la chambre adjacente de celle d'Alicia. L'occasion pour les deux hommes de se rapprocher et tisser un lien d'amitié.

Qu'est-il arrivé à Pedro Almodovar ? Ce besoin de tendresse, de silence ou de couleurs pastelles (présence très forte du blanc, un comble pour ce coloriste chamarré), d'où est-il né ? Difficile de le dire tant Parle Avec Elle prend en défaut tous les éléments du folklore, du bestiaire du cinéma de l'auteur. L'oeuvre se démarque d'abord par la formidable envie de communiquer ses passions, ses éblouissements. Ici une mélopée envoûtante de Caetano Veloso, que semblent écouter tous les personnages de la filmographie du cinéaste. Ils assistent au spectacle apaisés, réfléchis et surtout pratiquement atones et aphones. Là une chorégraphie bouleversante de Pina Bausch ou le livre de La Nuit Du Chasseur. Mais aussi la beauté du corps de la femme quand elle pratique son art, sa passion, la magnifiant dans l'expression totale et absolue de sa sensibilité (Alicia qui danse transpire l'érotisme et comment oublier les yeux perçants de Lydia face au taureau). Avant tout donc l'auteur nous invite à la curiosité et à l'émerveillement de toutes ces choses simples et belles, un paysage, une fille traversant la rue, un beignet, une jambe, un jour ensoleillé ou pluvieux, une réaction phobique et ingénue…

Histoires de couples. En simplifiant le récit on peut dire qu'il se meut pour l'essentiel sur la dynamique de couple. L'achoppement de deux personnes ou notions souvent intrinsèquement contradictoires et indissociables. Commençons par le duo le plus évident : Regard / Parole. Le personnage qui symbolise le mieux cette opposition c'est Benigno. L'alter ego de Pedro Almodovar que ce soit par son passé ou sa position de metteur en scène, de conteur pour Alicia. Il peut la manipuler comme une marionnette et il est sa porte sur le monde extérieur, par lui elle voit, par lui elle vit. Pour l'infirmier la

parole découle du regard et lorsque ces deux notions fusionnent arrive l'action (lorsqu'il raconte le film muet à Alicia), le toucher d'un corps inerte mais intensément érotique (une sensibilité de la femme endormie à la limite de la mort proche d'auteurs japonais tels Kawabata ou Tanizaki). La parole servirait donc à recenser le visible, tentative plus ou moins vaine de relater sensations et d'exprimer -par la bouche ou la main- ce qui est ressenti par l'oeil. Mais une vision est comme une photo, elle fixe, fige et anéantit le mouvement. Durant tous les événements, le regard de l'homme sera toujours descendant vers la femme. Une femme qui souvent ne le rend pas car comateuse ou au centre de l'arène. Elle est ailleurs et étrangère. Mais pour chaque spectateur tellement accessible, fantasmée. L'oeil est-il symbole de concupiscence ou simplement l'ultime moyen d'exprimer un amour, une passion indissociable de la possession. Lorsque Marco et Benigno les contemplent Alicia et Lydia explosent de sensualité, elles ne semblent plus vivre que pour eux, que par eux. Dans cette optique la frontière entre la passion et la possession est bien étroite, la jouissance semble naître de la fusion. Regarder est-ce connaître ? Peut-on parler d'amour dans la contemplation, un éblouissement certes mais tout le contraire d'un sentiment pragmatique. Benigno ne connaissait pas intimement Alicia, il se donne l'illusion de partager quelque chose avec elle et lui parle pour construire ce couple à sens unique. Tout au contraire Marco a véritablement eu une relation avec Lydia, il n'a plus cette naïveté, ces larmes qui lui montaient aux joues en pensant à son premier amour, il ne parlera pas à "sa" comateuse. Pourtant Alicia survivra et pas Lydia. Qu'en est-il de la vertu curative de la parole ou simplement de la présence au chevet de l'être aimant regardant et permettant d'exister (la façon dont Alicia est présenté après son coma est saisissante car beaucoup moins désirable que dans son "sommeil"). De même difficile de séparer désir et sentiment, foi et folie. A ce titre le dernier plan est frappant, pour la première fois entre un homme et une femme le regard est ressenti consciemment, accepté, la femme surplombant son soupirant. La caméra s'est retirée en biais, pudique, prise de vertiges (le siège vide représentant au choix le clivage insondable dans le couple ou simplement les vies disparues, la Mort, à qui l'on a aussi parlé et qui aimerait bien profiter des bonheurs simples de l'Art et expérimenter l'amour en étant l'ombre d'Alicia).

Dans une société où l'on se parle beaucoup, s'écoute en dilettante et finalement s'entend de manière hasardeuse, le regard, l'oeil serait le nouveau langage celui qui ne saurait tergiverser. Les yeux d'un homme fou d'une femme ne peuvent mentir, hypnotisé comme un serpent tout son être se tend vers elle. Mais cette envie égoïste et figée, cette chosification de l'être convoité revient à un blocage à une vie en circuit fermé. Déjà dans la chorégraphie du début de l'oeuvre (qui s'oppose à la danse finale) les femmes en robes évanescentes se heurtent aux murs, aux chaises dans cette espace étouffant et rempli d'embûches : la scène sur laquelle les ont placé et les emprisonnent les spectateurs. Elles ressemblent à des insectes ou papillons se heurtant aux fenêtres (ou engoncées dans des tenues d'apparat trop étriquées). A ce titre, l'intense vitrification de chaque plan est notable, notamment dans la splendide scène où Lydia arrive à l'hôpital : Marco est sur une chaise face au lit, la caméra filme de l'extérieur et la fenêtre est ouverte à demi, la partie de l'homme, tandis que la femme reste derrière son mausolée de verre. Pourtant l'injonction "Parle avec Elle" résonne encore à nos oreilles. Est-ce un appel désespéré de l'infirmier pour une amitié masculine ou simplement un conseil que Marco du haut de son cynisme ne saura saisir et appliquer. Au-dessus de la tombe de Benigno (toujours ce regard descendant) il parlera, dira les mots, les choses qu'il avait eu peur de formuler, par morale ou pudeur. Dans cet acte de compréhension tardive, mais loin d'être volubile, s'adresse-t-il d'ailleurs à son ami, à Lydia ou à la Mort elle-même (masculin et féminin se confondent). Car comme nous le rappelle Katerina, la Mort naît de la Vie, la Femme de L'Homme et réciproquement. Est-ce le statut de mère qui réveille Alicia ou l'amour fou (son bébé mourra en guise de tribu). La gageure du film est de présenter la métamorphose, ce couple final, palimpseste du tandem initial. Les deux personnages hybrides que sont Benigno (l'homme avec une forte sensibilité féminine) et Lydia (la femme à la musculature d'homme), des ponts, vont disparaître. Comme si il était vain de vouloir traverser, à moins de souhaiter la disparition, de vouloir se fondre en l'autre sexe et tout bonnement de tenter de comprendre ("l'esprit des femmes n'est pas compréhensible… alors dans le coma" est tout sauf un truisme de la part de l'infirmier).

Intimement mêlés. La scène du parloir est certainement le noeud de l'intrigue. L'infirmier est en prison et ne vit que par les guides de Marco venu le visiter, il s'enquiert de nouvelles d'Alicia, sa raison de vivre son point d'amarrage. Plus que ses ouvrages c'est par son ami d'infortune qu'il vit, ainsi il lui dira qu'il est comme cette peuplade semblant attendre désespérément quelque chose sur une plage tout en voyant le reste du monde passer. Un point fixe dans la folie du monde. Mais alors qu'il parle l'architecture de verre

semble s'animer par un mouvement latéral de la caméra. On ne sait alors plus si chacun s'adresse à sa propre image ou s'ils sont en train de fusionner, une partie de l'un allant habiter l'autre. Peut-être finalement qu'une partie de Benigno aura réussi à séduire Alicia ? Jusqu'au bout Almodovar aura déjoué les hypothèses. Les fausses pistes se succèdent, que ce soit par les coupes temporelles, les rêves (on remarquera que l'avant-corrida de Lydia nous ait présenté à deux reprises, la première fois c'est un rêve de Marco, la seconde un véritable flash-back) ou les dialogues. Il parvient ainsi à injecter une véritable humanité et une sensation d'ouverture, d'amplitude exacerbée. Tout peut arriver, même le pire. Mais loin du lacrymal, les événements gagnent en évidence, ils découlent simplement les uns des autres. L'intimité de Marco et Lydia est là, toute entière en une scène : ému aux larmes par une chanson l'écrivain s'éloigne mais la torero l'a suivi et s'approche de sa démarche gracile et déhanchée vers lui -suivant le rythme de la musique-, restant consciemment dans son dos le regard emporté par la ligne de ses épaules, là elle recevra ses confidences sur son premier amour. Pour les sentiments de Benigno, tout est là dans la pince à cheveux, son attachement vain à cet objet chapardé dans l'intimité de sa concubine rêvée en dit long sur le fétichisme et la jouissance nécrophile qui l'habite, mais aussi sur le sentiment profond de solitude qui le dévore.

Le récit doit beaucoup au faux long métrage muet central, vu à la cinémathèque puis raconté par Benigno, scène risquée mais ô combien marquante et représentative de l'ensemble. Dans le film original de Jack Arnold, L'Homme Qui Rétrécit, ce que l'on retient surtout c'est la peur de disparaître, de n'être plus visible, de se fondre dans le néant et d'être annihilé par des entités négligeables (des insectes, des araignées). Dans la version d'Almodovar, toujours muette, l'homme boit une potion préparée par son amante, par défi ou par machisme. Bientôt il atteint une taille telle qu'il peut se promener sur le corps de son égérie, petit à petit il se transmue en l'objectif de la caméra, caressant et finissant par se confronter au sexe entrouvert de sa compagne. Alors qu'il va entrer en elle et s'y fondre, nous nous identifions à lui. Le gros plan du visage de la femme en pleine jouissance physique semble être la résultante de notre regard, de la caméra, qui s'est promené à l'instar de l'homme sur son corps jusqu'à ses zones érogènes (Le corps d'Alicia). Le plaisir de la femme proviendrait alors non plus de la fusion de l'homme en elle jusqu'à la disparition mais bien de son regard se posant délicatement et uniquement sur elle. Fantasme de cinéphile, de Benigno, de l'homme en général ? Où est la part de désir physique, intellectuel, le clivage corps et esprit. Sûrement dans cette image de lampe psychédélique où un liquide gluant et rouge se rompt au sein d'un autre fluide jaune, nourricier, comme si la séparation de la naissance cherchait irrémédiablement à être comblée et inversée. Et tout comme la mère parle à son foetus (Alicia ne lui a pas parlé et il est mort), l'enfant passe sa vie à essayer de communiquer avec sa génitrice. Car si la parole lui a donné la vie et l'a préparé à ce qu'il allait voir, elle peut tout aussi bien ramener la mère en lui parlant de ce qu'elle a vu. Plus qu'un message à un parent disparu, qu'une appréhension de la fin du chemin et sa place dans toute création artistique ou qu'une réflexion sur la cinéphilie et un appel à la culture et/ou à l'épanouissement de l'âme, Parle Avec Elle est un instant de cinéma unique qui résonne en chaque spectateur. Un spectacle sublime, poétique et fou, oeuvre d'un cinéaste en pleine maturité.

 
 
F. Flament
6 Mai 2002

 

 

 

 

 

 

Entretien avec la mort
Film espagnol de Pedro Almodovar (2001), après l'immense succès de Tout Sur Ma Mère, nouvel opus désarçonnant du cinéaste espagnol. Avec Javier Camara (Benigno), Dario Grandinetti (Marco), Leonor Watling (Alicia)... Sortie française : le 10 Avril 2002.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Photographies (27)

Liens
Le site officiel espagnol
Pedro Almodovar
Le film sur l'IMDB
Leonor Watling

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Pedro Amlodovar
MONTAGE
José Salcedo
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Javier Aguirresarobe
MUSIQUE ORIGINALE
Alberto Iglesias, Pina Baush

INTERPRETES
Javier Camara (Benigno)
Dario Grandinetti (Marco)
Leonor Watling (Alicia)
Rosario Flores (Lydia)
Geraldine Chaplin (Katerina Bilova)

COSTUMES
Sonia Grande

PRODUCTEURS
Agustin Almodovar
DUREE
112 minutes
PRODUCTION

El Deseo S.A.

SORTIE FRANCAISE
Le 10 Avril 2002

 

 
bb