Sur les rails. 1999, un pique-nique entre amis pour fêter les 20 ans de leur rencontre. Tout à coup surgit Yongho, un homme dont personne n'avait de nouvelles. Il semble perdu, complètement à la dérive et hystérique. Sa crise marque un point culminant lorsqu'il finit par monter sur la voie ferrée toute proche. Il fait face à un train arrivant à grande vitesse et le résultat de son suicide ne fait aucun doute... Nous voici à présent transporté en arrière par étapes jusqu'en 1979. L'occasion de voir toute l'histoire politique et humaine d'un pays au travers le prisme d'un héros innocent frappé par la réalité.

PEPPERMINT CANDY

Un peu de politique. Le premier mérite de cette oeuvre est certainement de remettre les faits politiques en place et de lutter à sa manière contre une désinformation dont son pays peut malheureusement s'enorgueillir. Pas étonnant alors qu'il ait connu un beau succès sur ses terres. Un petit rappel historique est donc primordial puisque mêlé intimement à la narration. 1979, c'est l'assassinat de Park Chung-Hee le dictateur en place, suivent de mouvements de liesse populaire, mais tous déchantent vite lorsque le général Chun Doo-Hwan prend le pouvoir. L'histoire se termine (commence) en 1999, l'année durant laquelle le pays s'est ouvert démocratiquement sous la houlette de président Kim Dae-Jung. Ce film mémoire est d'ailleurs sorti en Corée le 1er Janvier 2000 à minuit. Mais on aurait tort de réduire ce formidable long métrage à un pamphlet polémique et politique, la distance du spectateur occidental lui permet une vision plus poétique, voir métaphysique sur la mort, le paradis originel ou même le purgatoire. Que devenons-nous ensuite ? Nos souvenirs ont-ils une vie propre ? Des questions très subtilement soulevées à l'image de cet homme courant dans une rivière et libérant la vase.

"Je reviens", est l'unes des dernières phrases que hurle Yongho dans son délire face au train. Des mots incompréhensibles sur le coup mais qui deviennent lumineux par la suite. Car Lee Chang-Dong décide de nous raconter l'histoire à rebours en partant de 1999 pour terminer en 1979 (les scènes ont été tournées dans cet ordre suivant la volonté de l'auteur afin que tous soient touchés par cette quête). Une construction pas forcément novatrice mais néanmoins vitale dans cette recherche de l'innocence ou du bonheur. Nous allons la suivre en 7 étapes (7 arrêts suivant la métaphore ferroviaire) : 1/ Le pique-nique, 2/ L'appareil photo, printemps 1999, trois jours plus tôt, 3/ La vie est belle, été 1994, 4/ Confession, printemps 1987, 5/ Prière, 6/ Visite à la caserne, 7/ Pique-nique, automne 1979. Au fur et à mesure du voyage, nous sommes amenés en permanence à extrapoler sur un passé inconnu, tout en revenant au futur qui s'éclaire à chaque nouvelle révélation. Ainsi l'esprit est toujours en éveil et se met à relever chaque détail, à tenter de combler les blancs. Il en va de même pour la compréhension des personnages, si au début Yongho semble froid et sans âme chaque plongée dans le passé lui apporte plus de profondeur et nous de l'indulgence. Ces moments, ces choix du héros qui conditionnent son existence sont reliés entre eux par des objets, comme le bonbon à la menthe du titre ou simplement le train. Le symbolisme ferroviaire de l'existence est flagrant dans les séquences effectuant la césure des chapitres : des wagons qui bougent et des rails. Néanmoins ce mouvement s'effectue non pas vers l'avant, mais bien à reculons (une voiture à côté de la voie finit par nous renseigner). Le train semble être là à chaque moment de la vie, pour le premier amour, pour l'assassinat, le renvoi de la jeune femme éconduite, lors de la jouissance de l'adultère et sera l'instrument de la mort. Yongho revient donc au lieu originel au moment de mourir, celui où il est tombé amoureux de Sunim. Le long de ce chemin froid et déshumanisé, le héros hante des lieux froids où il n'a pas (plus) sa place. Sans doute le résultat de la construction complète en flash-back, comme-ci la vie de l'homme était visionnée par lui-même, dans un miroir, la chute devient une formidable ascension vers le bonheur et les rêves. La mise en scène parvient à certains moments judicieux à retranscrire l'aspect spectateur de ses propres souvenirs en passant en caméra subjective (nous voyons par les yeux du personnage), c'est flagrant lorsque le héros va visiter son premier amour à l'hôpital et qu'il rentre dans sa chambre ou lorsqu'il part en mission militaire.

Que deviennent les souvenirs. On a coutume de dire que toute sa vie défile devant ses yeux lors de la mort. Yongho face au train va succomber, à ce moment le flash-back de sa vie commence mais en sens inverse comme si tous ses souvenirs se télescopaient au même endroit, au même instant intemporel. La vie ferait donc une boucle, n'ayant plus de limite, n'étant plus sujette aux règles drastiques du temps et du physique. Les bribes de mémoire se retrouvent ensemble, accolées, mêlées pour un instant d'éternité. Pourtant on peut interpréter le film comme la recherche de "son" paradis. Au moment de sa mort Yongho, peut revivre les moments clés de son existence (la rencontre de Sunim, l'armée, la rencontre de sa femme, la naissance de son enfant, sa réussite professionnelle, l'agonie de son premier amour) et en choisir un pour paradis. Le chemin le menant là serait donc un purgatoire où il pourrait expier
ses fautes et comprendre ce qui fait son bonheur. Pour étayer cette théorie, voyons la scène où Yongho vient s'excuser à l'hôpital auprès de Sunim. Cette-dernière est dans le coma et à la suite des propos de son amour de jeunesse, une larme coule sur sa joue (superbe image). Lors de la scène finale, le héros couché sur le sol et regardant le soleil (hors-champ comme une instance supérieure) se met à pleurer. Difficile de ne pas voir dans ce geste l'acceptation de sa mort et l'entrée dans "son" paradis fait de son meilleur souvenir. La fin de l'oeuvre consisterait donc en la mort de Yongho et en sa rédemption. Il regarde le train passer au-dessus de lui, il a décidé de ne pas le prendre pour revenir en arrière, il souhaite rester là, il connaît cet endroit, Sunim lui dit qu'il a du le voir dans un beau rêve (peut-être l'accueille-t-elle au paradis ?). Le réalisateur utilise à nouveau la caméra subjective lorsque Yongho cadre la jeune femme, c'est la vision qu'il veut garder, la photo qu'il veut avec lui, la plus belle qu'il aurait jamais pu prendre. Il souhaite chérir ce souvenir à jamais. Dès lors les bonbons à la menthe pourraient être le prix à payer (avaler les méfaits et les mauvais moments), comme le paiement à Charon pour passer le Styx. Lors du chapitre 1979, Sunim dira qu'elle a appris à aimer ces confiseries, comme si pour profiter de la félicité de sa vie éternelle, il fallait se souvenir absolument des mauvais moments et de ses exactions. Les larmes seraient un symbole : pour apprécier et goûter son paradis, il faut survivre à son chemin de croix et ne pas oublier. Yongho aurait donc choisi ce souvenir après avoir parcouru d'autres instants cruciaux et avoir demandé : "La vie est belle ?". Néanmoins, le récit pourrait tout autant être la représentation du supplice d'un homme condamné pour l'éternité à l'instar de Sisyphe à vivre sa vie pour mieux la voir détruire par la suite. Les larmes du héros auraient alors une toute autre signification. La recherche des souvenirs est renforcée par l'appareil photo, fil rouge, symbole des sentiments, des rêves brisés et de l'amour intemporel de Sunim. Un legs que rejette en masse Yongho trois jours avant son suicide car il ne peut supporter de se confronter à ce miroir, ce n'est en fait qu'une brève échappatoire.
 

Avaler la pilule. Les bonbons à la menthe avec le ruban vert, très populaires en Corée représente la perte des goûts, des plaisirs simples. Ils rendent les moments fades et sans saveur. Il faut dire que le héros relativement innocent qui souhaitait devenir photographe et aimait la nature a été touché de plein fouet par l'histoire et la vie. Tout d'abord, il s'est retrouvé face aux manifestants étudiants et a par erreur abattu une jeune fille (qui ressemblait à Sunim). Ensuite, il est devenu policier, un métier où la fureur qu'on avait allumée en lui pouvait s'exprimer. Sa vie sentimentale est un échec alors qu'il vient battre sa femme coupable d'adultère, il rejoint sa secrétaire pour un coït dans son véhicule. Son système de valeur est en ruines et la trahison de son ami suffit à tout détruire. Les confiseries servent donc à faire passer ces moments, comme un repas trop lourd. Tout commence lors de cette scène d'ouverture brutale et amère. Un seul camarade de Yongho cherchera à le faire descendre et son regard se rempli de tristesse lorsqu'il comprend que le geste est inéluctable. La mort du héros le condamne à un noir cheminement intérieur. Quant aux autres ils n'ont que faire de ce qui peut arriver à ce marginal. Finalement Yongho aura réussi à emmener une partie de quelqu'un avec lui (après avoir essayé de tuer son ancien ami et avoir frappé sa femme et son chien). Car lui ne peut plus avaler la pilule, la nausée est là et il veut le faire comprendre à quelqu'un. Malheureusement ses seuls mots ne sont que la fureur, l'unique moyen de lutter contre l'apathie ambiante contre l'inertie du mensonge. Folie née un soir à la suite d'un coup de fusil malheureux et de la bêtise de militaires. Dès lors les attaques de l'existence, et les étapes de sa vie d'adulte n'ont plus eu la même saveur pour lui. Il reste amoureux de Sunim même lorsqu'il fait l'amour à d'autres femmes. Il ne peut sourire ou être ému par les piqûres de moustiques sur le corps de son amante. Ses sentiments restent figés dans le passé, mais il n'est plus de toute façon capable d'aimer Sunim, il l'a humiliée en caressant une serveuse (sa future femme) devant elle. Pour la première fois nous la voyons pleurer (certainement un des moments les plus humiliants de sa vie mais qu'elle saura pardonner). Il ne communique plus, ne saisit pas la chance d'avoir une femme capable de le comprendre. La vie n'a simplement plus de goût, même les bonbons l'ont perdu depuis qu'un militaire a piétiné ceux que sa petite amie envoyait dans chacune de ses lettres. Et la pire des découvertes n'est-elle pas de se rendre compte que l'on est le propre artisan de sa perte. Par son refus constant de croire au bonheur et sa mise consciente à l'écart, Yongho a scellé son destin. Lorsqu'il lit son journal en ignorant sa femme enceinte ou dans la scène finale lorsqu'il s'isole du groupe pour pleurer, notre héros s'est toujours placé en dehors du temps. Que ce soit pour éviter de souffrir ou par lâcheté n'est pas primordial. Par contre la lucidité quant à sa responsabilité et l'impossibilité de blâmer autrui (sa femme, son ami, Sunim) l'est. Yongho n'est pas innocent comme il aimerait le croire, il est sa propre Némésis et par lui c'est bien l'indolence d'une population qui est stigmatisée.

De bonnes mains. Le film est aussi une ode aux personnes simples et bonnes, non corrompues par les aléas politiques ou financiers. Sunim dit reconnaître son amour à ses mains, juste après que ces dernières aient torturé un syndicaliste. Elle travaille à l'usine et emballe les bonbons à la menthe. La jeune femme que Yongho rencontre à Kusan en 1987 possède la compréhension et la simplicité des personnes étrangères aux arcanes politiques, elle fait preuve d'une intelligence lui permettant de comprendre les fêlures de son amant d'une nuit. Le physique a un rôle prépondérant pour Yongho, qui ne parvient plus à communiquer. Il frappe, fait l'amour, crie, se déforme le visage de douleur ou de colère. En bête, il ne fait que réagir. Même la pire de ses erreurs, il la porte au genou depuis des années, boitant à chaque pas. Tout au long de l'histoire, le cinéaste revient aux réactions viscérales, physiques : les tortures des policiers, le sang dans la chaussure de Yongho, le premier interrogatoire avec ce mélange de vomi, sang et selles...

 
Une réalisation littéraire. Après Green Fish -déjà l'image du train-, l'écrivain Lee Chang-Dong nous gratifie donc d'une géniale mise en scène et d'une histoire surprenante. Si l'ensemble est sobre et réussi, il se permet un certain humour (le parapluie, l'eau dans la chaussure, la prière avant de faire l'amour...) et des petites incartades jouissives : l'interrogatoire où l'ex-étudiant est plongé dans une baignoire, la caméra passe sous l'eau

et là nous n'entendons plus aucun bruit ou lors des moments de caméra subjective notamment la scène de l'hôpital. Le découpage en chapitres séparés par un intermède se rapproche d'une construction littéraire et apporte une dimension feuilleton, en ce sens que l'on suit vraiment un instantané de vie. Un retour aux sources vers cet amour unique et pur qui a conditionné toute une vie pour le meilleur et le pire. Il est rare de se trouver en présence d'un film qui mêle avec autant de réussite et d'esprit une dimension polémique, rhétorique, didactique et poétique. Ce que doit être un oeuvre d'art en somme : nous faire réfléchir, nous intriguer et nous émerveiller.

 
 
F. Flament
23 Février 2002

 

 

 

 

 

 

La ronde des souvenirs
Film sud-coréen de Lee Chang-Dong (1999), tour à tour politique et polémique, poétique et métaphysique. Présenté à la Quinzaine des réalisateurs à cannes, avec Kyung-Gu Sol (Kim Yongho), Kejin Kim... Sortie française : le 20 Février 2002.

Multimédias
Extraits (vost) N°1
Extraits N°2 / N°3

Le thème musical
Photographies (27)

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Lee Chang-Dong
MONTAGE
Kim Hyun

DECORS
Park Il-Hyun
INTERPRETES
Kyung-Gu Sol (Kim Yongho)
Kejin Kim
Suh Jung
So-ri Moon
SON
Lee Seung-Chul

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Kim Hyung-Gu
MUSIQUE ORIGINALE
Lee Jae-Jin
PRODUCTEURS
Myung Kaynam, Makoto Ueda
DUREE
129 minutes
PRODUCTION
East Film (Séoul), Shindo Films

TITRE ORIGINAL
Bahka Satang
SORTIE FRANCAISE
Le 20 Février 2002

 

 
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