Poison. 1987, Carol White, épouse de la bourgeoisie huppée de la San Fernando Valley vit sur les hauteurs dans une résidence imposante de magnificence et confine derrière des grilles acérées le vide abyssal de son existence asthmatique. Son mari, Greg, et son beau-fils de dix ans, Rory, lui tiennent piteusement compagnie. Happée par son oisiveté sous la férule de jours aussi identiques que vides elle en vient à se détacher des dérisoires occupations dont elle s'affuble.

[SAFE]

Ainsi l'aérobic, la décoration de son intérieur ou le jardinage se muent en autant de servitudes ou bibelots encombrants. C'est donc impassible, de son piédestal d'icône de porcelaine, transparente et stérile (elle n'a pas d'enfant), qu'elle observe la vie ondoyer et se refléter sur son visage d'opale parfois traversé d'une ombre due aux violentes migraines qui l'assaillent. Jusqu'à ce jour fatidique où prise dans les embouteillages elle est victime d'une irrépressible quinte de toux provoquée par les gaz d'échappements d'un camion obsolète. C'est pour elle le début d'une allergie à tous ses éléments quotidiens (aérosols, gaz, produits laitiers, contact et autres substances séminales) qui va se développer exponentiellement et inéluctablement de simples toussotements, suffocations, saignements ou vomissements jusqu'à la syncope et le refus drastique de tout contact avec son environnement. Pourtant son médecin traitant ne découvre rien d'anormal dans son métabolisme et le psychiatre vers lequel il l'envoie ne parvient pas davantage à pénétrer la carapace de la famélique Carol. Et lorsque celle-ci se persuade de devoir rejoindre une communauté au fin fond du désert de New Mexico afin de se "détoxiquer" son résidu d'existence périclite. Dépourvue de repères, avilie par un gourou aux intentions douteuses elle perd pied avec la réalité jusqu'à se retrancher dans un bunker assujetti à sa volonté déclinante. Seule dans son cauchemar nocturne et derrière une lucarne thérapeutique elle peut alors embrasser l'abîme béant et donc elle-même.

Un oiseau blanc dans le blizzard. Alors que déboule sur nos écrans l'excellent Loin Du Paradis (Far From Heaven, 2002) qui marque une collaboration excitante entre le réalisateur Todd Haynes (Poison, Velvet Goldmine) et Julianne Moore son actrice, étincelante de passion retenue sous le glacis des conventions, on oublie souvent de se référer à [Safe] leur première communion qui vit naître l'entente et la synergie fusionnelle des deux artistes. Car s'il est des œuvres qui n'existeraient pas sans une confiance aveugle entre le metteur en scène et l'incarnation physique du personnage ce long métrage appartient sans contestation possible à ce parangon restreint. Voici contée l'histoire d'une femme en apparence parfaite, sur laquelle s'abattent des jours aussi lisses que terrorisants par leur vacuité intrinsèque. Car on s'aperçoit rapidement que Carol n'existe pas réellement du moins pas sans ses référents que sont ses amies et sa famille ainsi que son décor. Quel serait ainsi le statut social de cette bourgeoise (amas de chairs guindé) sans ses compagnes de loisir accros aux régimes les plus farfelus, sa domesticité portoricaine comme il se doit, son mari terne et son beau-fils voyeur (il reste planté devant la maison d'une veuve à se repaître de son chagrin) ? Tout ce microcosme grouillant et oppressant lui procure une identité et une charge de mère au foyer (un anonymat dont elle n'aura de cesse de se détacher pour le néant phobique de l'apnée sanitaire). Pourtant Carol, en tant qu'être vivant, ne produit strictement rien et se trouve être parfaitement stérile (elle n'a pas d'enfant à elle, elle ne transpire pas et ne crée rien de ses mains se contentant d'ânonner des ordres à une nuée d'entrepreneurs interlopes…), elle s'emploie à figer les choses préférant au terme de "femme au foyer" celui de "femme d'intérieur" destinée à agrémenter et régenter l'espace par l'harmonie et la clarté des lignes, ce monde clôt n'existe qu'en surface sur laquelle s'imprime placidement la rumeur externe qui aliène par ses règles et ses exigences et devant laquelle il devient impossible de faire le point de sa demeure durant ses moments de liberté. Le problème étant qu'elle n'a que du temps libre déchargée qu'elle est des servitudes ménagères par sa horde de soubrettes et d'ouvriers : elle n'a autour d'elle que du vide flottant, une brume opaque qui l'enserre. Une bulle ouatée et étanche matrice attentive qui, sournoise, s'acharne à l'oppresser et à la dévorer dans un enferment inexorable aussi bien mental que physique.

Tout le savoir-faire fascinant du cinéaste réside dans la description du processus d'épuration de son héroïne par le truchement de l'environnement. Ainsi, rapidement, la caméra se superpose à notre regard et c'est alors nous, par notre présence pesante et une propension à pénétrer la psyché de Carol (un zoom avant imperceptible), qui déstabilisons le personnage dans une scène catatonique où elle est assise

seule au milieu d'une pièce bâchée et aseptisée, soumise à l'ennemi rampant et vaporeux, au supplice de notre inquisition scrutatrice. Le décor baroque, blanc et figé (les premières vues de la banlieue semblent extraites d'une carte postale tant la texture de l'image est nette, artificielle et clinique) menace donc cette femme et devient durant la première partie le véritable centre du plan, comme lorsque Carol rentre chez elle et que l'objectif fixe le living, l'être humain n'a que le coin droit de l'image pour vivre et s'ébrouer absurdement, le reste est proscrit, réservé aux meubles et aux objets inanimés. Par des travellings astucieux et un montage cotonneux, elle est trimballée de salons de thé en restaurants, dans des trajets toujours plus hypnotiques et inertes, toujours plus indicibles. Comme si la frontière évanescente entre intérieur et extérieur s'estompait peu à peu. D'ailleurs Mrs. White ne deviendrait-elle pas extérieure à son intérieur ? La maison se transformant en symbole de la phobie et de l'horreur domestique (envahie par un nuage bourdonnant d'étrangers parlant une autre langue et colonisant l'espace) et les cloisons ou murs vitrés renvoyant à l'incommunicabilité du couple (cette scène sublime après le repas où Greg assis et Carol debout s'entretiennent à travers le mur de la cuisine) pour ne pas dire la réprobation du groupe socialisant (la cloison que longe Carol lors de la fête de naissance et qui scinde en deux l'ensemble des invitées entre les passives et les actives, les timides et les effacées côtoyant les arrogantes et les médisantes : celles qui créent toisant celles qui subissent). Une phrase cinglante nous est d'ailleurs lancée très tôt au visage : "notre vie ne nous appartient plus". Prisonniers que nous sommes de tabous pudibonds et prophylactiques tout comme de murs ostentatoires et carcéraux, certainement.

Claustral. L'emprise de l'environnement sur l'héroïne se déploie crescendo jusqu'à devenir insupportable y compris pour un auditoire ressentant la culpabilité de torturer une Carol qui vraisemblablement ne supporte plus d'occuper le plan ou plutôt qui abhorre de le partager avec autrui. Qu'il s'agisse de son conjoint ou de la bâtisse-caméra (saisissante lorsque la maîtresse de maison indique aux livreurs le chemin à suivre pour installer le nouveau canapé, l'objectif changeant brutalement d'axe pour suivre du geste les injonctions drastiques). L'angoisse naît du pied d'égalité sur lequel le cinéaste fonde le fractionnement de l'écran entre les êtres et les choses. Tout est représenté à l'identique, à l'instar de la roseraie, sans aucune proportion particulière. Ainsi l'on est aussi catastrophé, sinon plus, par la couleur d'un canapé ou un living bâclé dont on s'empressera de poursuivre l'entrepreneur en justice que par la mort d'un frère. Sûrement parce que les nuances chromatiques revêtent une valeur symbolique en tant que souvenirs (la chambre de jeunesse au papier peint jaune, unique réminiscence du temps de l'innocence) ou en stigmatisant l'insignifiance des choix et des individus face à une société dissolue et erratique (la mésentente sur la teinte du canapé) : ceux sont les seuls sésames pour dompter son environnement à l'ignominie discursive et afférente, les uniques aspérités où se raccrocher dans une limpidité satinée et une rigidité clinique. Et que dire de cette scène d'ouverture frappante où le couple se superpose à une voiture oblongue (reflétant sur sa carrosserie les lumière dansantes de néons bourdonnant de sinistrose) dans un coït mécanique sur un lit vide et froid comme l'anfractuosité étriquée du garage obscur. Les choses inanimées et aliénantes demeurent agencées soigneusement selon des lignes aussi frigides qu'inamovibles et la vie se fait purement elliptique. Tout le paradoxe du vingtième siècle réside dans le constat éprouvant d'une "home-maker" s'étant révélée incapable d'enfanter un espace et une atmosphère fertile, susceptible d'abriter ou d'accueillir la vie. Pas étonnant dès lors qu'elle soit transfigurée en un bibelot de porcelaine aux os cassants et à la paralysie de plus en plus prononcée dans une opacité viciée. Elle se désagrège, sans fondations solides, s'évaporant dans un épanchement suppurant de liquides et autres sécrétions (le teint anémié et le visage émacié aux résurgences cadavériques). Car l'angoisse qui la mine, Mrs. White finit par la vomir, l'éructer et la répandre en fluides (saignement de nez chez son coiffeur, vomissement sur un mari aspergé de moult sprays pour cheveux et aisselles…). Comme le soulignera plus tard Peter Dunning c'est ce qu'elle ressent au plus profond d'elle-même que Carol renvoie (le reflet pathétique qu'elle subodore dans une glace ?) et déverse sur le monde : les affres d'une personnalité malade de son inanité et de sa chasteté, se dénigrant sans cesse et ne souhaitant pas être aimée. Autant dire que ses velléités d'autodestruction ne connaissent alors plus de limites et qu'elle n'aspire plus qu'à une déliquescence livide et hérétique. Un délitement qui envahit toutes ses perspectives jusqu'à concevoir un environnement froid et désertique où ne perdure plus qu'elle, en sécurité, remplissant la scène de son inconstance et de sa vacuité nous rejoignons ici le propos d'Hideaki Anno dans l'avant-dernier épisode de Neon Genesis Evangelion. Elle se retrouve frappée de ce que le sociologue américain Richard Semnett définissait comme "le paradoxe de l'isolement dans la transparence" (la scène lacrymale dans la première nuit à New Mexico) mais au lieu d'en être victime, elle se révèle être son propre bourreau sadique. Peut-on considérer ce calvaire comme une maladie ? Et dans ce cas quelle en est la part somatique et psychologique ? Sommes-nous allergiques à notre siècle ou n'est-ce pas plutôt l'inverse ? La notion abstraite de stress est blâmée dès que la médecine voit poindre la lisière de ses compétences et ne parvenant pas à débusquer l'origine des troubles de la patiente on en vient tout naturellement à se demander pourquoi elle est souffrante induisant insidieusement le fait qu'elle s'est inventée ces supplice et tares de tous acabits pour se fustiger ou se flageller (déjà l'instauration d'une atmosphère religieuse et spirituelle qui ne va cesser de s'amplifier) et accéder simplement à une identité, une existence à part entière. On en revient à cette surface fallacieuse, de bon aloi, arborée par une middle class arrogante et orgueilleuse. Des êtres finalement neurasthéniques, intrinsèquement malléables et désenchantés qui à défaut d'un espoir cherche avidement dans la gabegie masochiste qu'ils ont édifié un Pygmalion démiurge.

Les décors ou la télévision soit la lumière qui enfièvre des plantations énamourées et qui brocarde le schisme entre les sexes : le soleil étant habilement accolé à la présence de l'homme (le projecteur des agents de polices) et du mari sont tacitement révérés comme les seuls dépositaires d'une substance et d'une vie prégnante. Ils permettent de confondre une vacuité oppressante avec une multitude de

sensations aussi factices qu'aberrantes (Carol regarde, influençable et crédule, le reportage sur les thèses de Peter Dunning dans un état de léthargie semi-consciente juste après sa quinte de toux et se découvre une maladie répondant à ses "symptômes" en rendant responsables son entourage et les produits chimiques qu'elle est amené à manipuler périodiquement). Car l'unique entité physique générée par l'esprit demeure le corps, or dans un esprit galvaudé d'une femme pétrie sous l'égide d'une économie capitaliste, outrancière et obscène, cela revient à ressembler au moule girond, à faire corps (aucune référence à l'âme depuis toujours oblitérée). Persiste néanmoins une escarre dans ce tableau agencé et façonné avec un soin méticuleux : la lucidité de l'individualisme face au pathos d'attentes forcément déçues et des diktats du quotidien , la conscience résiduelle qui gangrène en faisant entrevoir aux êtres, au-delà des apparences, l'état de déréliction lénifiant dans lequel il sont voués à se débattre. Peut-on encore parler d'un moi surnageant dans le néant ou simplement d'une honte et un déni de son existence ? Au même titre que son héroïne impavide, le long métrage se propage la caméra flotte comme une particule de gaz toxique s'insinuant dans nos narines anesthésiées et asphyxiées comme une énigme horrifique et holistique que rien ne saurait égratigner ou démêler. Honnie par ses pairs, Carol se démet et s'oriente vers l'autarcie dans un désert affectif et physique où elle n'a plus à subir le regard ou les blagues salaces des ses contemporains. Là, paralysée et résignée, elle ne peut qu'observer, en sémiologue circonspecte, le spectral et squelettique Lester qui dans sa chorégraphie syncopée se rapproche dangereusement charriant avec lui les volutes névrotiques et aversions ultimes où le simple fait de manger ou respirer devient tétanisant et insupportable. Au bout de l'avilissement et du dénuement se tapi peut-être l'acceptation et l'amour. Une indulgence qui jaillit fugacement à l'extérieur lorsque l'on rencontre la projection de son image sur le monde. D'obédience cosmopolite l'environnement de Mrs. White (nom délicieusement ironique) se transmue alors en un miroir parfait où l'on ne peut apprécier et aimer que son semblable : soi-même. Il s'agit ici du cauchemar ultime d'une civilisation qui fixe sa vie sur pellicule et envisage son évolution sous une inclinaison claustrale, solipsiste et nocturne. Il serait ridicule d'affubler le cinéaste d'intentions militantes envers une cause homosexuelle (le gourou séropositif, les droits civiques des noirs, la discrimination envers les minorités…) du fait de ses préférences personnelles, car il ne s'agit ici que d'un repli rétif vers un autre identique et hiératique (la vie de Carol s'épanouit entre femmes). La soif de contrôle nous poussant à l'annihilation de l'altérité pour une fixité pérenne et janséniste. A l'image de cette maison oppressante et évanescente, geôle confectionnée avec minutie où l'on flotte et effleure plus qu'on ne vit et où la moquette de la chambre étouffe le moindre son discret émis lors de dérisoires circonvolutions. L'émotion jugulée par ce donjon opiacé, le bréviaire anthropologique s'émousse et le personnage élude la véritable question, à savoir la peur panique d'elle-même. La maladie éconduit la moindre sapience ou décision (une procréation devenue impossible à cause de déclin physique et de la perte de tonus stigmatisés par l'opposition des deux séances de fitness) et ce n'est pas un hasard si au détour d'une réunion une injonction retentit : "c'est à vous de trouver les alternatives", ce que Carol rejettera à la périphérie de son domaine pierreux et parfaitement immaculé croyant oublier son corps (phobie du contact) pour se retrouver et ne faisant en réalité que se soumettre à ce despote jusqu'à tomber sous son joug dévastateur et pernicieux.

Déchéance immobile. L'hégémonie de la consommation inconsciente un monde matérialiste où le "qui" est implicite dans le "où suis-je", l'identité se concevant à partir de la possession et aboutissant à la réplique glaçante de l'héroïne dans les dernières minutes : "on m'avait tout pris, ce qui restait c'était juste moi" et frénétique serait la seule à maintenir un semblant de mouvement dans un temps désespéramment statique. Ironique et sardonique, le réalisateur se permet même d'accoler l'image d'un embouteillage avec celle du globe terrestre pour signifier outre son surpeuplement, son inexorable cancérisation. Le pamphlet acerbe culmine avec le rapprochement de l'oasis, la safe place, avec un réfrigérateur, autel imprécateur d'une société mercantile et inconséquente à l'aune de laquelle évoluent les protagonistes. On peut se persuader d'un mouvement brownien irrésistible, le fait est que la vie se voit confinée jusqu'à la syncope (deux fondus au noir après l'épisode de la fête de naissance où Carol se décompose avec la charge d'un enfant sur les genoux et celui de la pulvérisation au pressing). Et si la plus grande réussite du long métrage était de distordre le temps (le centre de repos a tout d'une vision prophétique d'un futur désespéré) voir de l'abolir en réfléchissant sa première partie sur la seconde (miroir polysémique) jusqu'au plan final résonant au diapason du premier. [Safe] deviendrait alors l'apprentissage de la parole, du discours d'avec soi-même. Sublimer le sens de la vue et la patine transparente et étrange pour parvenir à exprimer ses sentiments. Car aussi bien le psychiatre que Peter Dunning enjoindront Carol à expliciter par ce biais ce qui se passe en elle. Le fait que le travelling débuté dans le cabinet du médecin se poursuive à la fête de naissance est édifiant et confondant quant aux bouillonnements et discrépances de l'esprit perturbé et confus d'une femme inerte et mortifère. C'est ici que le champ-contrechamp prend toute son ampleur. Car dans la rupture obstinée du physique et des relations charnelles il devient l'abîme insondable s'ouvrant dans le cœur du mariage et l'annihilation de tout sentiment si ce n'est le dégoût. La distance s'accroît implacablement jusqu'au retour de Carol dans son salon après la réunion où elle a pu prendre connaissance des vidéos de propagande de la communauté (comme elle reverra plus tard sur son lit d'hôpital un spot pour le centre). La dualité de la frontalité induit l'effondrement du couple (chacun debout sur la diagonale du salon qui amplifie le plan ou lorsque mari et femme étaient assis dos à dos de chaque côté du lit), conséquence logique et néfaste d'une jouissance sexuelle au confins de la morbidité. Pourtant le premier coup de fil passé par la nouvelle adepte à son arrivée au centre de détoxication fait prendre conscience à Carol de ce qu'elle a perdu avec la promiscuité sexuelle et affective. Elle reste seule, affolée et dépitée entre affligeante démonstration de prosélytisme (déchéance paroxystique dans les limbes déchirée d'une nuit épurée à l'instar des décors) et l'autre envisagé comme un microbe depuis que la "maladie" s'est déclarée dans le dernier sous-sol d'un parking déserté. Le champ-contrechamp qui symbolisait l'échange et le travelling qui se juxtaposait aux déplacements anecdotiques (le long métrage calfeutré abolissant les distances pour exacerber le gouffre fissurant le couple) font donc place au travelling-zoom intimiste (le mécanisme psychique d'un personnage dans sa désynchronisation avec le réel), notamment dans la scène sidérante du visionnage de la cassette dogmatique où un zoom arrière sur l'écran s'accompagne d'un zoom avant sur l'actrice, comme si l'idéologie insidieuse suivait un mode de propagation analogue aux gaz pour pénétrer les êtres.

 
Pourtant le dernier plan nous oblige à reconsidérer entièrement notre approche, puisque la frontalité y refait surface elle s'était éclipsée pudiquement durant toute la seconde partie comme pour signifier une certaine liberté pour le contrechamp le plus vertigineux de l'œuvre, à savoir celui du discours d'avec soi. Ce dernier plan de face répond à toute la première partie et au coït où la femme regardait fixement

le plafond dans une inexpressivité stagnante et apathique. Et alors que Carol a refusé de s'entretenir avec son psychiatre (formidable scène d'un dialogue impossible où cette femme était engoncée dans des parois et table de verre comme plus tard par la porte de la salle de bains dans le cottage cossu de son amie) ou durant la thérapie de groupe la voici qui s'adresse à la caméra et regarde l'extérieur par le truchement d'une lucarne famélique. Longtemps nous aurons crû être le voyeur qui indisposait le personnage anéanti, mais, interloqués, nous découvrons que Carol ne faisait que s'épier elle-même dans son dénuement symbolique. Laquelle des deux apparitions (cuisine bâchée / bunker aseptisé) est le piteux reflet de Mrs. White semblant interpeller son double pour le consoler, car elle aime ce qu'il est devenu, ce qu'il joue à être. C'est ici que nous dévions vers un voyage aussi immobile que schizophrénique où nous nous mettons à envisager le long métrage comme une scène uchronique et ankylosée où le choc du début fait apparaître une bosse sur le front à la fin (on ne guérit pas des agressions, elles restent là, en filigrane, larvées et engourdies), où le discours sur la prise de conscience reste immuable et où l'on se retrouve à la terrasse du même restaurant déserté et plastifié. Le malaise atone qui nimbait cette œuvre ontologique d'un halo anxiogène livre ses clés dans sa contagion au spectateur (portant, tels des scapulaires, des germes latents et analogues à cette épouse maniaque de la composition de tout ce qu'elle ingurgite ou côtoie quotidiennement air, odeur, nourriture, mobilier… de gré ou de force), tout n'y est que crise identitaire aigue et incoercible. Carol n'aspirant qu'au néant du bunker bétonné et démuni de sa conscience. Loin de l'éloge agreste, la manière dont elle envisage et appréhende son décor en dit long sur l'hostilité qu'elle engendre (et où elle peut seule, en compagnie de sa grinçante bouteille d'oxygène, sa bouée plombée dans le naufrage, accepter d'observer son agonie et se persuader de son amour dans une vaine et glaciale tentative). Nous somme alors loin de la vision sereine et élégiaque du petit pressing de banlieue propret et digne d'une photographie de Stephen Shore. Arrivée à l'ultime extrémité (une impasse obscure, coupée des médias destructeurs et donc dépourvue de liens critiques et sous l'emprise de charlatans retranchés dans leur luxe) de sa fuite éperdue, évangéliste et névrotique, d'elle-même (la peur de se regarder dans le miroir suivie d'un saignement de nez chez le coiffeur ou le coyote son ancien moi traqué et efflanqué qui l'observe à l'orée de sa retraite sont autant d'indices dans la descente aux enfers résignée et exhortée par une secte exaltée), Carol tient en respect l'espace, sa tête englobée par le cadre de la lucarne. Elle occupe l'image et domine les maraudeurs (la défiance envers la lumière qui éprouve et régit) qui ont observé son calvaire et ses blessures à répétition (les piqûres chez le médecin).

Par le chuintement de la valve d'un aérosol et l'enchâssement des trajets automobiles nocturnes (début) et diurnes (l'arrivée dans le désert) Carol a finit par atteindre le stade ultime du désœuvrement, de l'insatisfaction existentielle et de l'isolationnisme, et, hantée par la contamination qui la guette, elle a préféré le suicide oecuménique et l'endoctrinement répressif. La voici droite et stoïque dans son confessionnal étanche et hygiénique, son sarcophage de pierre, cellule punitive eu égard aux propos de Claire : "je me haïssais, je me suis rendu malade" persistera néanmoins le doute soulevé par un des personnages, sur la volonté d'un enfant de cinq ans de se martyriser de la sorte, qui confine à l'exégèse psychanalytique. C'est à cet entretien que se réfère le dernier plan, au détail près que Carol fait face à une fenêtre et non un miroir (son reflet projeté sur son environnement et non plus une surface polie et ondoyante). Le voile vaporeux se déchire et la prolixité des interprétations nous submerge d'autant plus que les termes "je t'aime… je t'aime vraiment" déjà des interrogations rémanentes qui soutenaient le dernier segment de l'enthousiasmant Le Jour Où Le Cochon Est Tombé Dans Le Puits du cinéaste coréen Hong Sang-Soo pour l'emporter vers l'abandon extatique de la jouissance en agrégeant pureté et souillure sont prononcés timidement et soutenus par un regard où dansent la volupté, la duplicité et l'affliction. A qui s'adresse donc Carol ? Au spectateur ? A Chris, un homme qui a su enflammer son cœur et raviver l'étincelle de l'amour-propre ? A elle-même ? Ou simplement au monde qu'elle adule et dont elle convoite l'insouciante liberté et la beauté empourprée mais qu'elle ne peut plus qu'entrapercevoir, dans son carcan protocolaire et délétère, par une étroite meurtrière comme les préjugés d'une certaine strate sociale américaine, wasp et bigote. Emerge alors la dimension onaniste de la vision de l'héroïne, prise entre déchéance et recherche d'absolution, se débattant entre pessimisme et optimiste ingénu. Elle s'est depuis longtemps égarée dans une vie qui à force de l'avoir persuadée d'un bonheur factice en a galvaudé et irrémédiablement altéré le sens. Elle n'est plus que ces notes subsistant au sein du thème musical, fragiles et cristallines, perdues dans un vrombissement sourd qu'un contrapuntiste anonyme et terrifiant lui assène impitoyablement et tentant de faire entendre son filet de voix atrophié, sa plainte lancinante. Pourtant, au final, ne perdure que l'écho entravé de sons, d'êtres, de formes et de couleurs, brillant par leurs absences trépanées et la frustration fantôme qui découle de leurs résonances, vibrantes et atones. Un évanouissement qui retire sa conséquence temporelle et sa perspective à l’image. Annihilant de fait l’effet miroir reliant une entité à son environnement et à sa chronologie pour confondre et recroqueviller un univers jusqu’à son assèchement autarcique et sa disparition timide. Ce refus irrévocable et obsessionnel de croiser un (son) regard les deux têtes accolées lors de la séance d'introspection en s'appropriant et réinventant le vide tétanique ou la fixité rétive a été magnifiquement et élégamment effleuré dans un vers poignant d'Emily Dickinson : "le silence n'a pas de visage" et la figure de Carol White de s'estomper dans l'obscurité immobile, aphone et apaisante, du néant.

 
 

F. Flament
30 Avril 2003

 

 

 

 

 

 

Dans sa bulle

Film américano-britannique de Todd Haynes (1995). Avant Far From Heaven, première collaboration entre le réalisateur et son actrice pour un pamphlet lucide sur une vie asphyxiée. Avec Julianne Moore (Carol White)... Sortie française : le 17 Avril 1996.

Multimédias
Interview de Todd Haynes
Bande-annonce (vo)
Photographies (16)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Julianne Moore 1 / 2
Site sur Todd Haynes

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Todd Haynes

MONTAGE
James Lyons

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Alex Nepomniaschy

INTERPRETES
Julianne Moore (Carol White)
Xander Berkeley (Greg White)
Ronnie Farer (Barbara)
Peter Friedman (Peter Dunning)
Kate McGregor (Stewart Claire)

COSTUMES
Nancy Steiner

DECORS
Mary E. Gullickson

MUSIQUE ORIGINALE
Ed Tomney

PRODUCTEURS
C. Vachon, L. Zalaznick, E. Kerns, L. Law, J. Schamus et T. Hope
DUREE
118 minutes

PRODUCTION
American Playhouse Theatrical Films, Pyramide, Chemical Films, Kardana, Good Machine, Channel 4 et A. Semler
 
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