Les routes du paradis. 1930, à Chicago en pleine période de dépression, Mike Sullivan, un vétéran de la première Guerre Mondiale, est l'homme de confiance du patriarche mafieux Mr. Rooney. Considéré par lui, qu'il révère et adule, comme un fils adoptif, il s'acquitte discrètement et consciencieusement de toutes les missions sensibles : assassinats, médiations, tournées des débiteurs… Fort de cette position, il mène une vie simple, puritaine et pieuse avec son épouse et ses deux fils Michael Jr. et Peter.

LES SENTIERS DE LA PERDITION

Pourtant ce havre idyllique se fissure lorsque la jalousie et la haine de Connor (le fils légitime du parrain) se fait jour. Pris entre ses malversations et sa volonté farouche de regagner l'estime de son père, il profite de la présence de Michael Jr. lors d'une rixe pour éradiquer la famille de son rival. Mais il n'abat que sa femme et son cadet, condamnant ainsi Mike à fuir piteusement avec son fils. Abandonné par tous ses anciens appuis (y compris son mentor qui malgré les preuves de trahison prend parti pour son rejeton) et poursuivi par un tueur à gages psychopathe, le duo improbable va se lancer dans une vendetta sanglante et improbable. Sur la route qui mène à Perdition (traduction française fort plate d'un titre original ambivalent), lieu de résidence de la tante de Michael Jr. et promesse d'un avenir radieux au-delà du purgatoire, les intrigues et les relations père-fils vont s'éclairer.

Il était une fois en Amérique. C'est peu de dire qu'après l'immense succès d'Amercian Beauty, les spectateurs attendaient avec impatience le second opus de la nouvelle coqueluche de l'intelligentsia américaine : Sam Mendes. Pourtant loin de confirmer les qualités de son premier film (qui devait beaucoup au scénario inspiré d'Alan Ball depuis créateur de la sulfureuse série Six Feet Under), le réalisateur semble paradoxalement s'être concentré à en amplifier les imperfections. Le trait le plus désagréable étant sans nulle doute son regard complaisant vers un puritanisme désuet. En effet, ce qui frappe rapidement dans le long métrage est la théâtralisation constante d'une époque passée et érigée en épopée glorieuse. Un temps mythique où décence et dignité signifiait tout. A l'instar des grands espaces de westerns, le cinéaste affirme son affection envers ces hommes, certes violents mais d'honneur, des "incorruptibles" qui ont fondé la grande nation d'aujourd'hui. Exit donc toute la tragédie qui inondait le Parrain, ou la trouble noirceur de The Yards, les accointances famille-mafia sont tout au plus effleurés. Ici tout est policé, maniéré, modèle.

La pierre d'achoppement de l'œuvre est la relation père-fils et les échanges qu'elle entraîne. Dire que la Femme est absente du récit serait un doux euphémisme tant sa place est minimaliste. La mère deviendra une tendre brebis sacrifiée sur l'autel de la folie tandis que le destin de la tante demeurera obscur. Toute la faible dynamique du scénario réside donc dans le legs d'un géniteur à sa progéniture. Ou comment l'emmener sur

les chemins de la perdition sans entacher la pureté originelle qui le nimbe. Une volonté contradictoire, d'autant plus que l'enfant survivant n'a rien d'ingénu, il est la version miniature de son père. Son visage respire déjà gravité, violence et douleur. Heureusement, en démiurge moraliste, le réalisateur aplanit rapidement les extrêmes. La violence est rarement explicitée et Tom Hanks, en ange déchu se contente de dodeliner un visage exempt d'émotions (vengeresses, sauvages ou affables). Michael Jr. ne nous le rappelle-t-il pas en conclusion, Mike n'est ni bon ni mauvais il s'agit juste d'un père avec les défauts et les qualités inhérents à la condition humaine. Dès lors, il est beaucoup plus aisé pour le fils de reconnaître les valeurs respectables à recevoir de son père (et à transmettre par la suite), de s'arroger le droit de faire le tri entre l'idéalisation, le savoir et l'honneur. L'hypocrisie et la limite du propos saute aux yeux. Le fils n'apprendra que peu de choses (à l'instar du spectateur) puisque d'emblée l'introït expiatoire absout tous les assassins et les malfrats de leurs pêchés. Le trajet achevé, toute didactique est inutile et obsolète. Les âmes seront sauvées malgré les paroles de Mr. Rooney (Paul Newman impressionnant de présence). Qu'importe alors les erreurs commises sur le chemin d'une cavale à la rigidité morbide. Il ne s'agit que d'une photo dépressive, stérile et plate à l'instar du roman graphique transmué par le cinéaste annihilant les sentiments factices ou simples qui ont émaillés le récit (le splendide morceau de piano en duo par exemple). Les conflits et traîtrises sont par avances pardonnées, comprises. Qu'y a-t-il de plus consensuel ? L'assentiment et l'approbation du père est déjà acquis même dans le parricide.

Images frigides. La réalisation n'arrange rien à l'affaire, adhérant hermétiquement à son propos en étherant chaque plan. L'ascétisme et la somptuosité des cadres, lignes ou mouvements de caméra écrase majestueusement le regard et le recul du spectateur. Loin de lui faire ressentir une quelconque émotion elle le flatte en le plongeant dans une torpeur contemplative sous l'opulente accumulation de détails clinquants et l'indolence de la direction d'acteurs. Chaque image devient trop lisse, trop parfaite pour se départir de son statut d'estampe ou de cliché (les rues de New-York, la grande salle où l'on lit son journal…). Le talent est irréprochable, mais trop de virtuosité finit par devenir castratrice. L'emphase et le symbole (les personnages avançant à contre courant en vélo ou sur le trottoir) ne parviennent alors plus à initier le moindre sentiment. Le spectateur se retrouve plongé dans un paysage enneigé, blasé, cotonneux et virginal, une intense léthargie et distanciation proche de l'ennui avec lequel les personnages traînent leurs guêtres de diners en chambre d'hôtels. L'afféterie de la mise en scène conduit à une substance morne, coulant sans ambages à la manière de cette fusillade ralentie ou dans l'ombre le tireur éliminera méthodiquement tous les protagonistes. Regrettable qu'une scène clé qui pouvait s'épanouir en dépit de la frigide mécanique de la réalisation et de la photo soit freinée par la plastique heurtée des images. La violence du propos ou la force des sentiments reste inexorablement hors de portée, contenues derrière un glacis opaque et sécurisant qui jamais ne nous implique en son sein. Pas étonnant alors que privé d'une histoire, le jeune héros n'aspire qu'à en écrire une. Son père occupe le devant de la scène et en bout de course dans une maison virginale, digne d'un purgatoire (décor splendide de plénitude et de dépouillement que cette habitation au bord d'une plage sereine, à lui seul le point d'orgue de l'œuvre) il permettra à son fils de conserver son innocence ou au moins de garder les mains propres. Le cycle s'est achevé (on est revenu au point de départ avec cette plage et la blancheur de la neige) et fort de ce qu'il en a retiré le bon fils s'en retourne dans une famille rurale wasp, garante de quiétude et de saine évolution (après American Beauty et l'absolution finale de Lester par la famille voilà que Sam Mendes réinterprète American Gothic ?). Ce dernier détail n'est qu'anecdotique tant les poncifs et les stéréotypes s'accumulent (le plan du père touché devant la vitre, son acte final, la lettre déposée avant l'exécution…). De fait la mise en image aussi brillante et léchée fut-elle même si elle penche vers la désaffection des frère Coen (Miller's Crossing et The Man Who Wasn't There), la rigueur de Sergi Léone ou l'emphase de Brian De Palma se perd dans les méandres du coma. Il y a de superbes plans (la glace fondant sous le cercueil, l'exposition de l'assassin, le métro qui passe lors du meurtre, le ciel derrière l'église lorsque Mike et son fils y pénètrent, les reflets sophistiqués…) mais bien vains dans une uniformisation où d'emblée l'on sait que l'on pourra tuer sans transmettre de virus et pervertir ainsi qu'effleurer la Dépression sans en présenter les funestes répercussions.

Ravalement. La réussite tient aux raccourcis, aux chemins de traverse qu'emprunte parfois le film lorsqu'il quitte les scrupuleux rails de la pudibonderie et de la morale, sillon convenu et étouffant à force de saillies. Lorsqu'il explicite les rapports Mike-Michael (en une scène nocturne touchante) et Mike-Mr. Rooney (l'adieu des deux hommes dans la sacristie) ou qu'il se permet une explosion de violence (l'exécution de Connor). Mais aussi dans ses

personnages les moins policés – car la violence, la culpabilité ou l'ignominie de Mike resteront élégamment en retrait – et les plus dégénérés (le tueur photographe et Connor), du moins avant que le cinéaste ne les transforme en marionnettes lénifiantes (l'affrontement final). L'œuvre est donc visuellement sublime, froide et glacée, une icône mécanique et parfaite que l'on révère à distance, baignée d'une pluie continuelle salvatrice qui lave les pêchés d'âmes à jamais absoutes et purifiées dans une boucle (parabole) creuse, amidonnée et somnolente sous la fragrance épaisse de la naphtaline. Ces six semaines – d'hibernation ? – n'ont aucune consistance, elles s'imposent à nous d'une indifférence polie sur le rythme parfait et cadencé d'une métronome imperturbable. Suffit-il de reprendre des histoires et des caractères usés en les aseptisant et les mythifiant pour y insuffler une synergie profonde et un intérêt renouvelé ? Ravaler une façade n'induit pas de salubrité intérieure, tout au plus permet-elle à la vie et la véracité d'affleurer aux yeux du promeneur médusé devant une œuvre onaniste et sans affect. Un reflet altéré par trop de déférence et gravé dans la pellicule et la mémoire (historique et artistique) ne nécessitant aucunement regard ou présence pour exister et induisant inévitablement la réciproque.

 
 

F. Flament
21 Octobre 2002

 

 

 

 

 

 

Œdipe Roi
Film américain de Sam Mendes (2001), second film du phénomène Sam Mendes après le succès d'American Beauty. Avec Tom Hanks (Michael Sullivan), Paul Newman (John Rooney)... Sortie française : le 11 Septembre 2002.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Photographies (20)

Liens
Le site officiel américain
Le site de Dreamworks
Tom Hanks
Le site officiel français

Fiche technique
REALISATION
Sam Mendes

SCENARIO
David Self d'après l'oeuvre de Max Allan Collins

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Conrad L. Hall

MONTAGE
Jill Bilcock

INTERPRETES
Tom Hanks (Michael Sullivan)
Paul Newman (John Rooney)
Jude Law (Maguire)
Tyler Hoeclin (Michael Sullivan Jr.)

DECORS
Dennis Gassner
MUSIQUE ORIGINALE
Thomas Newman

PRODUCTEURS
T. B. Cook, C. Martin, J. Bradshaw, W. F. Parkes, S. Mendes, R. D. Zanuck
DUREE
125 minutes
PRODUCTION

20th Century Fox, DreamWorks SKG, The Zanuck Company, UFD (Distr.)

SORTIE FRANCAISE
Le 11 Septembre 2002
 
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