Et le miroir se brisa. Comme il s’octroya une incartade salutaire sur le tournage dispendieux et exténuant des Cendres Du Temps pour nous gratifier du fulgurant et fragile Chungking Express – où la performance de Faye Wong continue de nous hanter suavement –, Wong Kar-Wai a fait récemment un hiatus dans la conception de son nouveau long métrage d’anticipation 2046 pour se colleter à la réalisation d’un clip vidéo, d'une rhapsodie.

SIX DAYS

DJ Shadow, figure emblématique de la scène électronique hongkongaise, avait en effet fait appel à lui, l’architecte-vampire comme il aime à se surnommer, pour qu’il accouche d’un objet filmique inclassable, troublant et ondoyant, en osmose avec la mélancolie languide du single. Dire que le cinéaste de Nos Années Sauvages et de In The Mood For Love releva le défi pour Six Days serait pur truisme tant les quatre minutes irisées de sensualité onirique et marbrées de spleen entêtant constituent un choc organique virtuose et atmosphérique, qui s’épanche bien au-delà du visionnage proprement dit. Obsédantes, les tribulations mentales de Chang Chen (le céladon transi de Zhang Ziyi dans Tigre Et Dragon) nous entraînent à la frontière des méandres du désir bafoué, où le corps du mannequin Danielle Graham baigne dans une volupté débordante, humectée et douloureusement inaccessible. Ressassées inlassablement les images se dénaturent, les couleurs s’amalgament, s’intensifient à l’envi dans une irréalité détraquée et envoûtante. Sous les afféteries arty, surexcitées et altières inhérentes à un tel projet se love une extraordinaire réflexion hypnotique sur le format et la narration de la vidéo musicale, agrégeant l’éparpillement et l’accumulation effrénée de tableaux percutants (scratch) à une littéralité pugnace proche de la tendance eighties. C’est que le cinéaste s’approprie le symptôme répétitif du clip pour l’injecter dans l’histoire complexe et étonnement structurée d’un homme trahi par sa charnelle compagne et cherchant à effacer de son âme jusqu’à l’existence de cette nymphe succube, et juguler ainsi, ou plutôt reporter, la jouissance délirante promise d’avec la musique et le corps féminin vibrant d’élégance distanciée (façon Maggie Cheung Man-Yuk : son visage est poème ineffable et sa démarche stylisée, une liane gracieuse qui fouette et caresse, nous reliant inextricablement à elle). Sans atteindre la métamorphose de l’idiome sensoriel sur lequel achoppa en son temps Jean-Luc Godard, l’objectif réside ici dans l’égarement de l’esprit au gré d’une composition qui refuse fiévreusement toute incursion en sa matière somatique. Pas d’affrontement ou de conciliation possible – le bellicisme est confiné à l’écran sadique dans le psychisme opiacé et déliré de l’éconduit où se déroule un combat introspectif entre mémoire et logique, femme athlétique et homme arc-bouté –, à peine la superficialité sophistiquée d’un glacis éclectique à la prodigalité vertigineuse qui leurre le spectateur quant à la relation que les bouffées graphiques nouent avec lui. Car les souvenirs sont rétifs à être captés, ils résistent à l'effusion pyrotechnique. Le pire serait, pour eux et cet homme, d’être percés à jour, de se répandre en larmes alors que l’ampoule grésillante (symbole éminement signifiant) inonde encore de sa lumière exquise et hégémonique une espace paradoxal à la vacuité désaffectée et à l’exiguïté carcérale.

Rythmique duplice. Regarder ces images magnifiées par la photographie de Chritopher Doyle, chef-opérateur attitré de Wong Kar-Wai, nous plonge dans un défilé détérioré, un flux de temps désarticulé (les fast forward côtoient les rebours tout de mollesse duveteuse), sans visage – personne ne chante à l’écran amplifiant encore la suggestion compulsive d’une surface

désynchronisée, reproduisant et résorbant concomitamment les altérations erratiques de la passion –, dépourvu d’aspérités auxquelles se raccrocher. Comme le héros en surimpression qui tente d’endiguer vainement le courant d’une eau turquoise dans lequel le pied mutin de son égérie lui échappe inexorablement, dusse-il revivre cet instant à l’infini. Loin du territoire fourmillant et imaginaire de Hong Kong, qui sous-tend la plupart de ses créations, le cinéaste entreprend d’engendrer une absconse connivence entre le spectateur et un improbable lieu de désolation : la diaspora improvisée des sensations exsudées. A l’affût, comme son personnage épiant par delà une cloison à la texture indéterminée, du moindre balancement ou arabesque d'un référent musical – il est d’ailleurs intéressant de reconsidérer ce travail à l’aune de la relation du créateur et de son directeur de la photographie qui basent leurs rapports respectifs sur un paradigme mélodieux, ceci créant indubitablement un écho permissif quant à la propagation nébuleuse d’une mémoire évanescente – à la nostalgie embuée voilà un artiste qui se permet au milieu d’un produit commercial de s’interroger et d’égrener une véritable phénoménologie du désir énamouré. Enrubannant ses deux protagonistes dans des vignettes parodiques, solitaires ou iconoclastes, il affiche ni plus ni moins que le prisme houleux des fantasmes masculins, fétichisant la femme à l’extrême dans un érotisme carminé et hédoniste – le clip est d’ailleurs placé sous l’égide de la maxime de Bruce Lee : «The possession of anything begins in the mind». Notamment le tatouage idéalisé et extatique que le héros appose comme une empreinte de possession inamovible sur l’aisselle de son amante, soumise, alors que celle-ci se pâme de plaisir. Un idéogramme que la fiancée s’empresse de contempler narcissiquement et de reproduire sur tous les supports, du miroir au sac de frappe. Au final celui qui a le plus de mal à éradiquer cette marque c’est le mâle, obligé de carboniser ses chairs à défaut de son esprit supplicié par les joutes et les séquelles cathartiques induites par sa mise en scène. Sont ainsi conviés une myriade d’allégories transfigurées telle la chaussure sur une chaussée pluvieuse, les étreintes irraisonnées dans une moiteur enchantée, les blocs (de glace) de certitude brisés ou les gloussements distordus par le ressentiment. «Tomorrow never comes until it's too late...» psalmodie la chanson ce que traduit admirablement Wong Kar-Wai par l’emballement, d’une célérité incontrôlée, de la succession terrifiante et cloisonnée des fragments de folie qui taraude un amant révoqué et déconfit. Seul bémol à ce film qui nous réconcilierait presque avec les déviances anamorphosées de MTV, le fait que le rôle féminin ne fut pas dévolu à Michelle Reis, l’icône émouvante et onaniste de Fallen Angels.

 
 

F. Flament
25 Janvier 2004

 

 

 

 

 

 

Eteins la lumière

Clip musical hongkongais de Wong Kar-Wai (2002). Expérimentation formelle sur la phénoménologie du désir énamouré, irisée de sensualité onirique et marbrée de spleen. Un choc mélancolique et atmosphérique. Diffusion sur Arte le 22 Janvier 2004.

Multimédias
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Clip vidéo stream (WMP)
Photographies (24)

Liens
Site officiel de DJ Shadow
Le site de MCA Records
Wong Kar-Wai 1 / 2
Festival du film Refest

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Wong Kar-Wai

MONTAGE
William Chang Suk Ping

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Christopher Doyle

INTERPRETES
Chang Chen
Danielle Graham

MUSIQUE ORIGINALE
DJ Shadow
PRODUCTEURS
Jacky Pang, Alice Chan et Sheira Rees Davies
DUREE
4 minutes

PRODUCTION
Anonymous Content Films et Block 2 Productions
 
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