SIX DAYS
DJ Shadow, figure emblématique de la scène électronique hongkongaise, avait en effet fait appel à lui, l’architecte-vampire comme il aime à se surnommer, pour qu’il accouche d’un objet filmique inclassable, troublant et ondoyant, en osmose avec la mélancolie languide du single. Dire que le cinéaste de Nos Années Sauvages et de In The Mood For Love releva le défi pour Six Days serait pur truisme tant les quatre minutes irisées de sensualité onirique et marbrées de spleen entêtant constituent un choc organique virtuose et atmosphérique, qui s’épanche bien au-delà du visionnage proprement dit. Obsédantes, les tribulations mentales de Chang Chen (le céladon transi de Zhang Ziyi dans Tigre Et Dragon) nous entraînent à la frontière des méandres du désir bafoué, où le corps du mannequin Danielle Graham baigne dans une volupté débordante, humectée et douloureusement inaccessible. Ressassées inlassablement les images se dénaturent, les couleurs s’amalgament, s’intensifient à l’envi dans une irréalité détraquée et envoûtante. Sous les afféteries arty, surexcitées et altières inhérentes à un tel projet se love une extraordinaire réflexion hypnotique sur le format et la narration de la vidéo musicale, agrégeant l’éparpillement et l’accumulation effrénée de tableaux percutants (scratch) à une littéralité pugnace proche de la tendance eighties. C’est que le cinéaste s’approprie le symptôme répétitif du clip pour l’injecter dans l’histoire complexe et étonnement structurée d’un homme trahi par sa charnelle compagne et cherchant à effacer de son âme jusqu’à l’existence de cette nymphe succube, et juguler ainsi, ou plutôt reporter, la jouissance délirante promise d’avec la musique et le corps féminin vibrant d’élégance distanciée (façon Maggie Cheung Man-Yuk : son visage est poème ineffable et sa démarche stylisée, une liane gracieuse qui fouette et caresse, nous reliant inextricablement à elle). Sans atteindre la métamorphose de l’idiome sensoriel sur lequel achoppa en son temps Jean-Luc Godard, l’objectif réside ici dans l’égarement de l’esprit au gré d’une composition qui refuse fiévreusement toute incursion en sa matière somatique. Pas d’affrontement ou de conciliation possible – le bellicisme est confiné à l’écran sadique dans le psychisme opiacé et déliré de l’éconduit où se déroule un combat introspectif entre mémoire et logique, femme athlétique et homme arc-bouté –, à peine la superficialité sophistiquée d’un glacis éclectique à la prodigalité vertigineuse qui leurre le spectateur quant à la relation que les bouffées graphiques nouent avec lui. Car les souvenirs sont rétifs à être captés, ils résistent à l'effusion pyrotechnique. Le pire serait, pour eux et cet homme, d’être percés à jour, de se répandre en larmes alors que l’ampoule grésillante (symbole éminement signifiant) inonde encore de sa lumière exquise et hégémonique une espace paradoxal à la vacuité désaffectée et à l’exiguïté carcérale.
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F.
Flament |
Clip musical hongkongais de Wong Kar-Wai (2002). Expérimentation formelle sur la phénoménologie du désir énamouré, irisée de sensualité onirique et marbrée de spleen. Un choc mélancolique et atmosphérique. Diffusion sur Arte le 22 Janvier 2004.