Il ouvrit les yeux.
Alors que les brumes de la nuit se dissipaient dans la poussière des
rayons du soleil perlant par le filtre du store entrouvert, il eut l'impression
exquise et angoissante de n'avoir plus de souvenirs. De n'être plus
rien ou paradoxalement d'étreindre l'infini.
C'était un infime instant qu'il chérissait alors que la lumière
rampait sur le sol et le plafond strié de rainures - des nervures palpitantes,
gonflant avec le flux sanguin alors que la vie se réapproprie son lit.
Que la pièce devenait cotonneuse et semblait se pixelliser sous l'effet
des grains de lumières virevoltants et sournois. Difficile de définir
ce qu'il ressentait. Son corps s'éloignait, son esprit semblait se
condenser. Toutes ses sensations se confondaient en une logique absconse.
Il revoyait cette jeune fille, frêle et gracile, sur son vélo
rouge, cette autre qui avait capturé son cœur une matinée
d'octobre, mais aussi ses premiers pas ou la veille et son déjeuner
au restaurant. Impossible de comprendre la progression du film, et qu'importe,
il était si agréable de se laisser porter, à la dérive,
par ce flux de béatitude apaisant et envoûtant.
Elle bougea et tout se figea. Un reflet brouillé
dans l'eau claire.
Comme une lame de rasoir transperce soudainement la peau sans pour autant
déclencher l'hémorragie, laissant une lancinante sensation de
manque, la césure était faite. Elle déchira ses rêveries
pour l'enfoncer irrémédiablement et douloureusement dans la
réalité. Il lui en voulait d'avoir interrompu sa transe. Il
l'avait surtout presque oublié, tant sa respiration délicate
et subtile était couverte par le vrombissement du minibar. Cette machine
impersonnelle et obsolète semblait plus vivante qu'elle, plus usitée
aussi. Un comble, elle avait vingt-six ans. Avant de se retourner, il scruta
une dernière fois sa pièce, comme pour y chercher une force,
un vide dans lequel s'engouffrer et disparaître.
Il se mit sur le côté, froissa le drap humide
et froid et la contempla.
Il eut peur qu'un mélange d'attirance et d'effroi lui parcourût
l'échine. De ces raidissements que peut produire une brise d'été
caressant un épiderme en sueur. De sa main, il serrait et frottait
le textile usé et pelucheux comme pour se donner l'impression d'effleurer
sa peau, de sentir sous ses doigts la texture sublime, fine et tendre dont
il s'était étanché à satiété. Plus
que cela, il reproduisait le premier contact d'une main tremblante sur une
épaulette de veste de tailleur. Une laine rose et grise, râpeuse
et adhésive comme un scratch à l'aspect élimé.
Il était subjugué.
Ses cheveux châtains tombaient nonchalamment sur ses épaules,
méandres d'un delta torturé. Allongée sur le ventre,
il pouvait voir son visage tourné vers lui. Une apparition sereine,
où les narines qui frémissaient indiciblement ne gâchaient
aucunement la beauté et l'harmonie de l'ensemble. Un visage d'opale
à la candeur et au charme ineffables. Il se mit à frôler
son omoplate, métronome raffiné et soufflet de l'âtre.
Puis, instinctivement, il retira son bras, de peur qu'il ne la réveillât.
Dans cette chambre d'hôtel anonyme, la poussière de la moquette
rendait l'atmosphère suffocante. L'espace d'une seconde ce corps nu
dans la clarté du matin lui rappela une toile d'Hopper. Ce fut avant
que son reflet fantomatique lui apparaisse dans le revêtement métallique
du convecteur. Une pauvre figure étirée, forme diffuse, famélique
et creuse qui semblait l'invectiver.
"Tu ne sais que te dérober..", vociférait-elle avant
de poursuivre en ânonnant dans le lointain "…un parfait produit
de la société de consommation, tu choisis, tu essayes, tu compares
mais tu ne gardes rien. Tu ne trouveras jamais chaussure à ton pied",
enfin alors qu'il pénétrait dans la salle de bain elle lui lança
imparablement et avec véhémence : "ton éternelle
insatisfaction ne t'arrangerait-elle pas ?".
Face au miroir, sa duplicité.
Il régnait une odeur stérile dans ce carré de faïence.
Une pièce cautérisée véritable brique de lait
UHT. Une fraîcheur plastique et craquante comme celle de la salade en
sachet jetée au fond d'un saladier. Il se sentait ainsi parfois. De
plus en plus souvent. Il s'aspergea le visage d'eau glacée qui lui
mordit l'épiderme à la manière d'une pluie d'aiguilles.
Autour de lui rien de très personnel si ce n'est la trousse de maquillage
de la jeune femme. Tout le parfait nécessaire de la féminité
moderne, de la crème aux fragrances printanières à la
gelée visqueuse, produit raffermissant. " Quelle aliénation
" pensa-t-il et puis aussitôt " Qui suis-je pour dire cela
? ". En une seconde la flamme qu'elle avait allumée deux ans auparavant
s'était éteinte laissant derrière elle une odeur aigre
de gaz comme lorsque le feu d'une cuisinière se retrouve soufflé
par hasard. Sa lassitude, son inconstance passaient le plus souvent pour du
dilettantisme ou de la dispersion. Mais lui et ceux qui le connaissait intimement
soupçonnaient cette vérité enterré un jour de
pluie dans la glaise lourde, gluante et douce. Moment où il avait perdu
ses illusions, il n'était rien de ce qui lui plaisait paraître.
Depuis, il fuyait tout engagement en l'idéalisant, oublié le
manque, la laideur et la dépendance. Pour ses relations sentimentales,
il abhorrait la responsabilité de l'autre. Mieux valait sortir, vite.
La porte fermée, une allumette craquée, la
cigarette roulait entre ses dents. Bien-être.
Alors qu'il dévalait les escaliers pour respirer l'air, la cage synthétique
se mis à tourner. Elle n'avait plus ni haut, ni bas. Les minuscules
ergots du revêtement grouillaient en le retenant. Il sentait sa fibre
créatrice s'éloigner. Il fallait s'enhardir pour ne pas perdre
l'état d'inspiration du réveil : son appareil photo était
dans la voiture. Sur le parking matinal et désert, le soleil déposait
des teintes bleues, jouant d'éblouissement et d'espièglerie
à l'instar d'une tache d'huile emprisonnant un éclat. Il jeta
un œil au véhicule de sa compagne puis se rua sur sa raison de
vivre. Il avait cessé de se demander ce qui le poussait à créer,
il suivait ses pulsions. Etait-ce la douleur, son souvenir ou la liberté
? Certainement les trois. Il s'engagea dans les alentours pour photographier
un ancien immeuble à l'abandon repéré la veille. Friche
humaine, témoin d'un passé révolu et futile. D'un éternel
recyclage des dons et des sols, prisonnier à perpétuité
de sa fixité morbide. Après une pellicule engloutie, le cliquetis
du mécanisme accomplit son œuvre, tout avait disparu. Il s'empara
alors de son polaroid pour reproduire sa meilleure photographie. Satisfait
du résultat, il revint la déposer sur le pare-brise graisseux
et parsemé de poussière de l'automobile de sa compagne. Après
un instant d'hésitation, il griffonna au marqueur dans un crissement
caractéristique, des bavures artistiques et une odeur alcoolisée
quelques mots au verso du cliché luisant. Les lettres étaient
vives, rondes et déliées.
Ses pas résonnaient sur l'asphalte, des compagnons
de voyage bruyants et délurés. Des milliers de graviers prisonniers
du goudron. Une métaphore cruelle et ironique sur laquelle les hommes
déambulaient cyniquement et orgueilleusement tous les jours. Lassé
de ses obsessions sarcastiques, il chercha à échapper à
ces regards atrophiés. Il leva la tête. Avec les nuages s'échappait
la culpabilité. L'angoisse se diluait et s'effilochait en bribes éparses
dans le magma de sa conscience dévastée. La pesanteur s'élevait
doucement à l'horizon comme une fumée ou un mirage trouble d'été,
exhalé par un sol surchauffé. Que pouvait-il changer ? Au fond
de lui, il restait persuadé qu'aucun être ne muait véritablement
? Tous aussi inutiles et pathétiques les uns que les autres, de véritables
fourmis comme celles qu'il avait photographié enchâssées
dans les fissures du béton. Les êtres restaient inexorablement
seuls, même assortis. Et si il était demeuré aussi longtemps
avec elle n'était-ce simplement grâce à son absence. Elle
n'était jamais là. L'égoïsme surnageait inéluctablement
dans ces trajectoires adjacentes et connexes. Voies inféodées
et interdépendantes qui évoluaient nécessairement conjointement
en s'entrecroisant comme les ponts des échangeurs autoroutiers afin
de satisfaire des besoins aussi inavouables qu'essentiels. Des nœuds
éphémères, juxtaposés et fragiles. Après
tout, mieux valait rejeter ses névroses et ses erreurs sur elle sans
chercher à s'épancher. C'était la condamner sans entendre
ses arguments ? Il savait qu'elle l'aurait convaincu, forcé à
prendre conscience de l'état de déréliction lénifiant
dans lequel il se débattait. Une véracité à laquelle
il refusait de se confronter, de s'agréger. Elle serait toujours là,
sur le cliché qu'il avait prise d'elle en catimini - un sourire facétieux
aux lèvres et l'épaule délicatement tombante - et qu'il
conservait sur le cœur.
Le vent hypnotique avait, à ses oreilles, un
triste écho. Deux entités condamnées à se côtoyer.
Deux strates contiguës. Qu'ils étaient vides.
Frédéric Flament
Le 25 Novembre 2001