bb

 

 

Nocturne diaphane

J'effleure la surface vitrée. Sous mes doigts la souplesse frigide et ondoyante. Sitôt touchée, elle contamine insidieusement votre corps. Un frisson à l'âme. Il me faut quelques instants pour accommoder ma perception et les secondes de s'enfuir dans un printemps d'insomnies. Ebranlé par l'hémorragie, je reste, impavide et vaseux, devant ce miroir hiératique qui embrasse ma vue.

Au dixième étage plus rien ne me raccroche au réel qui s'étend et s'ébroue à plusieurs mètres sous mes pieds. Pourtant, je le domine ce monde fier et abstrait qui me malmène. Mais à travers une cloison de cristal qui, stérile, nous interdit de nous épancher l'un de l'autre. Un de mes ongles crisse sur le verre. Une plainte aiguë et lancinante qui se perd dans les vapeurs fétides et poisseuses de la nuit.

Les néons clignotent et je me prends à ressentir leurs vrombissements sous la fine pellicule cutanée prête à se déchirer. L'éclat devient chuintement et j'invente la vie qu'il m'ait donnée de voir. La pluie vient subitement de cesser, sûrement était-il inutile de poursuivre sans auditoire. Et, à cette heure tardive, l'ombre ambrée des immeubles ajoute à la souillure de la cité délavée. Dans un éclair de lucidité j'imagine dans quel gourbi la femme squattant une anfractuosité de béton devant mon hôtel a du trouver refuge. L'excès de luxe de ma chambre me saute au visage. Suffoquant et honteux je préfère éteindre la lampe de chevet qui me tenait piteusement compagnie. Dans l'obscurité profonde et ouatée seul l'éclat blafard et tressautant du téléviseur atone rampe encore sous les meubles, ébouriffant les fibres de la laine épaisse de la moquette blanche. Mon innocence pervertie ou plutôt mon égoïsme fardé.

Les pensées m'assaillent. Principalement des doutes et des remords. C'est toujours ainsi quand je me retrouve dans le tourbillon des êtres lors de grandes réunions sarabandes où l'on évoque le passé dans un amusement désillusionné. Immanquablement je décroche, comme absurdement ostracisé, pour un subtil voyage ontologique où j'arpente venelles et sentiers défoncés du souvenir pour l'espace d'une seconde, entre deux battements couperets, pénétrer mon cœur insatisfait. Et toujours je m'imagine reprendre contact avec telle personne ou telle femme qui dans un accès de folie eut accepté de me laisser investir le sien. Ma malédiction n'est pas d'être veule et froid mais aux confins d'un lyrisme indéfectible d'en être cruellement conscient. Où résiderait l'espoir si je ne puis bonifier ce que j'approche, si ma lucidité pragmatiste et fataliste m'enchaîne obstinément en oblitérant mes rêves.

Je me retrouve dans le néant que j'essaie vainement de quitter. J'ai beau m'en persuader jour après jour, rien n'y fait. J'actionne un interrupteur et me voila envolé, disparu. Le ronronnement, lui, continue. Je ne sais ce qui me trouble le plus. Que le temps puisse s'écouler en m'oubliant poliment ou qu'il n'existe aucun échappatoire à ma condition ? Entravé dans un cadre de vie, je n'entrevois rien d'autre que moi. Dans l'interstice du double vitrage, les ombres dansent sur mon reflet. Elles savent.

J'ai tout à coup le vertige. Pas devant le vide que j'étreins d'ailleurs j'aime à m'y plonger à loisir mais par ce qui se love entre mon image et mon regard entre les deux vitres juxtaposées. Un espace ténu et abyssal où je suis voué à m'agiter, coincé entre un arrière plan atavique et mobilier et une couche translucide et éthérée. Mes pensées s'emballent comme mon cœur encouragé par la caféine saturant mon métabolisme. Un glaçon craque dans le verre remplie jusqu'à la gorge. La condensation macule la table basse. Tout à coup cela s'arrête dans la nausée blême et je demeure comme mort, épinglé au mur et jeté en pâture au monde qui tournoie. Le papillon de nuit n'a plus de lumière à butiner, de but pour le rendre fou de désir ou de douleur.

Du fond du vide et de l'insignifiance, j'aperçois une lucarne éveillée qui me toise comme un astre présidant à ma destinée. Je ne l'avais pas encore remarquée, située qu'elle est sur la façade d'un bâtiment mitoyen. Néanmoins, du fait d'une architecture coudée, je peux contempler ce rectangle qui me surplombe, virginal. La lumière qu'il distille n'a en effet rien de jaunâtre, elle est d'une pureté et d'une tessiture angélique. Une forme la traverse, évanescente. Libre à moi d'y accoler mes fantasmes. Ce que je m'empresse de faire. Après tout pourquoi cette pièce serait-elle allumée aussi tardivement si ce n'était pour que j'en jouisse. Peut-être pour me rappeler à moi-même ou simplement pour me signifier qu'il y a d'autres personnes qui doutent.

De cette embrasure de ma conscience, véritable reflet nihiliste et chimérique, je la vois avec sa démarche féline et ses pieds nus foulant une moquette duveteuse. Je m'imagine caresser ce corps improbable, idéalisé. Tout n'y est qu'harmonie discrète et bouleversante où se reflète pudiquement la grâce dansante et évanescente de ses gestes. Icône glacée dont chaque intrusion est un enchantement renouvelé. Puissance de l'apparition, saillie fugace et cautérisée. Me voila, à bout de souffle, ondulant sur son visage sublime. Je n'ose affronter son regard préférant me fondre dans ses cheveux. Ses yeux me transpercent enfin. Légèreté de l'évidence, je suis épris. Pour un instant seulement je goûte à la volupté, celle de la chute, l'abandon éphémère à l'abîme.

Je m'éveille dans une chambre éclairée. La brise humide exhalée par les arches détrempées vient caresser la sueur musardant sur mon buste. Je peine à rassembler mes idées. Ou disons plutôt que je n'ai quelle en tête, son sourire et son magnétisme ineffables comburants essentiels de mes sentiments atrophiés. J'émerge des draps froissés et lourds pour me traîner, la démarche pâteuse, vers la vitre ouverte. Arrivé à ce promontoire improbable, je contemple la ville fatiguée et les reflets opiacés qui flottent sur elle. Puis, je lambine, nonchalamment, d'immeubles en bâtiments jusqu'à ce qu'une fenêtre éclairée attire mon attention. Aussitôt éteinte : la lueur névralgique du néant irradie mon être.



Frédéric Flament
Le 10 Janvier 2003