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Une page dans la vie : Métro Story

Tu la vois. Elle fait irruption dans le vomissement de passagers accompagnant chaque arrêt. Tu ne remarques plus qu'elle dans le wagon, fendant la foule moite et dense. Pourtant rien ne la démarque des êtres gris et indifférents qui gravite dans cette espace roulant confiné. Mais si, tu dois te l'avouer, il y a quelque chose, elle est différente. Attirante. Rassurante. Féline. Tu te dis qu'elle est étudiante ou fraîchement diplômée. Son corps, son sourire, ses mains tout te le crie. Tu l'imagines sur son campus. Tu penses l'aborder. Tu veux lui parler, établir un contact. Tout se bouscule dans ton esprit. Mais elle avance vers toi, s'assied à ton côté. Tu ne sais que dire, sa nonchalance, sa fraîcheur te paralyse. Tu frissonnes. Tu baisses un instant les yeux sur le sol maculé et sobre de la rame. Il a du être beige. Une goutte de sueur perle du front d'un homme debout près de la porte. Sa chute s'éternise pendant qu'elle irradie d'éclairs lumineux la porte transparente. Elle explose en frappant l'apex d'une boursouflure de la membrane recouvrant le squelette métallique. Tu suis une nervure craquelée dans le linoléum. Vaine échappatoire. Ce revêtement tâché, râpeux et sirupeux semble te retenir inextricablement à elle.

La voilà à quelques centimètres. Une promiscuité brisée par son walkman. Tu ne les avais pas noté ses écouteurs discrets. Tout le contraire du niveau sonore tonitruant. Elle s'isole en créant et revendiquant une zone sensuelle à défaut d'être physique dans cet agrégat de corps. Un bourdonnement s'empare de tes oreilles, couvrant le roulis et les crissements des rails. Les deux nuisances se conjuguent dans un râle exaltant et rythmé. Tu ressens les ondoiement de son espace intime. Dans un ahanement ils te susurrent toutes sortes de folies. Cette musique qui émane d'elle rampe vers toi. S'amenuisant, s'effilochant et s'élevant dans les airs en jouant avec les diverses exsudations des voyageurs. Elle t'électrise, te frôle et finalement se fond en toi. Tu rêves.

Tu lèves chastement les yeux et tu contemples la vitre qui vous fait face. Là, à la dérobée, tu peux la voir à loisir. Vous voir. Tu peux suivre les contours de son visage, de sa silhouette, de ses yeux. Vous n'allez finalement pas si mal que ça côte à côte. Tu trouves même ce couple vitrifié presque assorti. Il te semble durant une seconde voir une vieille photo aux teintes sépia. Ton regard s'élève alors qu'il scrutait ses cheveux, tu es happé par la moitié de fenêtre ouverte. Tu plonges dans les ténèbres mobiles. Tes pensées s'emballent. Un graffiti t'arrêtes, aussitôt oublié. Tu sens l'air s'engouffrer et te frapper. Le même souffle qui frôle et caresse ses cheveux sur ses épaules. Pourquoi est-il si rude sur toi et si attentif avec elle, est-il séduit lui aussi ? Ou bien vénal, exécute-t-il tes fantasmes pour de quelconques émoluments. N'y songes plus, le spectacle est trop enchanteur pour que te soucier de l'atermoiement octroyé.

Tu penses à te tourner vers elle. Tu esquisses le geste mais ton reflet t'arrête. Tu viens de voir son regard. Vous vous êtes croisés dans la glace, cet espace neutre. C'est là pour un instant infime et infini que vous appartenez l'un à l'autre. Tu fixes cette surface polie et graisseuse, au bord de l'abîme extérieur. Les freins crissent, elle esquisse un sourire du bord des lèvres. Son regard félin se plisse fébrilement. C'est tout ce que tu auras. Tu le sais. Elle se lève alors et se fond dans la cohorte des sortants. Toi, tu as depuis longtemps oublié ta ligne, ton arrêt, tes obligations. Tu parviens finalement à te détourner du simili d'écran qui te renvoie ta triste mine déconfite. Tu vois son buste et son déhanchement vers la porte. Juste sa nuque, que tu devines derrière ses cheveux clairs et épais. Une dernière sensation de tes doigts s'y glissant. Elle est à présent de profil. Son air altier et son port de tête te chavire encore. Une arrogance, un provocation qui te transporte. Et alors que les panneaux coulissants se ferment dans une sonnerie stridente, tu sais qu'ils viennent de cisailler tes espoirs et tes aspirations futiles. Tu laisses à quai ce qui aurait pu être et tu repars dans le néant en accélérant.


Frédéric Flament
Le 22 Février 2000