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APRES LE TREMBLEMENT DE TERRE

Haruki Murakami - à ne pas confondre avec l'auteur japonais homonyme et reconnu Ryu Murakami - est un des artistes les plus populaires et les plus lus dans son pays. Il faut dire que contrairement à son compatriote il a su étoffer son style, varier ses inspirations et transfigurer une indifférence retenue en un véritable engagement. D'une langue à la fois atypique, limpide et épurée, il nous narre des destins en équilibre entre la banalité et la plus complète fantaisie. Son style en est la quintessence

parfaite : vide et plein, contradictoire. Dans ce recueil de six nouvelles, c'est moins le tremblement de terre horrible qui frappa sa ville natale Kobe en 1995 qu'il souhaite évoquer (il l'a déjà retranscrit à son retour des Etats-Unis suite au drame) que son impact sur la vie de personnes banales et communes non touchées par la catastrophe, physiquement du moins. Les récits sont émaillés de descriptions nerveuses, idiomatiques et minimales et pourtant elles nous émeuvent : leurs minuties transmettant au texte une puissance émotionnelle simple et belle, escamotant le pathos et aptes à charmer chacun. Ce type d'expression a ses détracteurs, critiquant le fait d'apposer des noms comme Dostoïevski, Conrad ou Hemingway en guise d'alibis littéraires, l'ambiance factice d'inquiétante étrangeté ou cette vitalité masquant une texture préfabriquée. Le débat sur la modernité ou l'innovation ne saurait s'appliquer ici. Car passée la griserie de la vitesse et du confort de l'écriture, les rapports enchevêtrés du rêve et de la réalité, du conscient et de l'inconscient ou simplement du passé et du présent servent plus à approcher de manière indicible et délicate le clivage du corps et de l'âme qu'à nous égarer (à la manière de Kôbô Abé entre réel et imaginaire sans néanmoins posséder son idiosyncrasie et son imprévisibilité).

Reste que les histoires naviguent parfois en eaux troubles, relatant avec insistance les dérèglements d'un ordinaire labile et faisant transpirer ainsi au lecteur la sensation lancinante de manque et d'instabilité. Nous terminons les différentes nouvelles avec la sensation ambivalente qu'une chose nous a échappé, a fui notre regard et nos sens. C'est à la fois extrêmement agréable et tellement frustrant, mais cela permet d'aborder le réel sous un jour nouveau. L'auteur s'intéresse à la surface des êtres, comme à celle du sol ou des valeurs auxquels ses contemporains se raccrochent. Les personnages qu'il met en scène sont obsédés par le vide, comme la femme de Komura que les scènes d'apocalypses à la télévision feront quitter le foyer familial sans un mot, arguant le fait que partager la vie de son époux "c'est comme vivre avec une bulle d'air". Cet antagonisme constant et complexe entre contenant et contenu habite et hante chaque page, prenant ca et là des atours teintés de cynisme (la prière de Tabata, le nom de la banque Sécurité et Confiance sous lequel est censé se trouver l'immonde Lelombric…), mais resurgissant irrémédiablement comme autour de ce feu de plage frémissant. Cette vacuité serait selon Takatsuki synonyme de mort, puisqu'il compare un cadavre à "une coquille vide devenue inutile". Dans cette optique tous les corps inanimés sont identiques. Englués dans une vie cadencée et rompue à un moule imposé, toute la beauté, l'originalité, la surprise ou l'humour semblent avoir quitté la scène, n'y faisant plus que de brèves apparitions aussi incongrues qu'effrayantes. Et si finalement le problème n'était pas d'être vide, mais d'être trop dense (le calme de Junko se reflétant dans les flammes) pour une étendue étriquée et formatée. Comme pour Crapaudin qui dans sa lutte pour son salut, s'est perdu, il retourne à la terre, à la plèbe rampante et gluante sans notion de vie ou de liberté. Trop de "moi" aurait réveillé "l'antimoi". Il cite ensuite Hemingway : "ce qui décide de la valeur ultime de nos vies, ce n'est pas la façon dont nous remportons la victoire, mais la façon dont nous sommes vaincus". La Mort de toutes les manières limite nos existences, c'est elle qui nous renvoie "à la boue", d'ici là les possibilités sont pléthoriques, même trouver une personne avec qui on ne pourrait vivre mais avec qui on pourrait très bien mourir.

Cette psychologie de surface, effleurant des sentiments et des barrières ondoyantes s'oppose à une conception occidentale d'une description concrètes de circonvolutions et d'interactions de protagonistes. Pourtant cette approche combinant délires fantasmagoriques ou prosaïsme parvient à démontrer judicieusement l'aliénation et l'aspect concentrationnaire de la vie urbaine. Voilà un monde qui déplace le corps sans que "l'esprit puisse suivre", qui enserre les cœurs, oubliant ainsi qu'on a beau limiter l'espace par des pierres friables et des corps fragiles ou vieillissants, les sentiments eux sont informes et infinis. Une société où la peur s'insinue dans nos actes quotidiens, la plus angoissante étant de pénétrer le cœur d'autrui. Pour certains personnages le tremblement de terre aura réussi ce tour de force, "soulever les couvercles de boîtes pour tout le monde", abattre les frontières et les dogmes. D'où proviennent les souffrances réelles et tangibles des personnages ? De ce vide qu'ils contemplent dans l'âtre frémissant de leurs âmes ou de celui que leur renvoie le monde, à l'instar de cette piscine déserte et ce ciel sans aspérités qui s'offrent à Satsuki. Comme ces nouvelles qui s'enchaînent, les rapports humains sont régis par des phénomènes complexes de réactions, d'échos et de répliques (la comparaison probante avec l'improvisation de jazz due à Coleman Hawkins). Il est absurde d'avoir les pieds sur terre, quand celle-ci s'ouvre en vous engouffrant. Mais comment vivre sans avoir de racines ? Toutes ces contradictions font le charme et l'âpreté de l'existence. Si la pierre devient trop lourde à porter, elle engourdit le cœur et alors qu'importe de vivre ou de mourir, puisque nous sommes semblables à des zombies tournant en rond et se heurtant aux murs. Eluder la peur, c'est aussi atrophier son imagination et dormir sans rêver. Murakami libère les consciences et par-delà les océans nous fait ressentir la secousse et les répliques d'un tremblement d'êtres, nous réveillant ainsi d'un sommeil vain et régressif. Nous devenons ces personnages pour qui de manière anodine ou non, la vie s'empourpre et prend un tour singulier. Leurs perspectives sont bouleversées malgré un rapport parfois peu explicite au drame. Le sentiment de vacuité ne fait que renforcer la sensibilité avec laquelle ils se confrontent à l'existence. Qu'importe la peur que peut faire naître l'imagination et le rêve, ils sont les seuls par leur joliesse ou leur noirceur à pouvoir nous maintenir en vie. Voilà la morale de ces errances parfois surréalistes, lutter contre le retour à la bestialité (clin d'oeil kafkaien), à cet atavisme latent qui gâte l'homme et l'enfouit dans son égoïsme, en nous réapprenant à songer, à chasser le pragmatisme (qui comme le feu qui s'éteint finit par nous éveiller) pour simplement contempler l'instant présent, notre reflet sur le monde et dans un épanchement zen les rêves des autres.

 
F. Flament
21 Août 2002

 

Liens
Les premières pages du livre
Tous les travaux d'Haruki Murakami
Le monde d'Haruki Murakami

 

 

 

 

 

 

 

 

Fêlures, échos et répliques

 
 

Un Ovni a atterri à Kushiro : Après cinq jours de contemplation amorphe du tremblement de terre à la télévision, la femme de Komura quitte le domicile conjugal de Tokyo avec armes et bagages. La catastrophe lui a fait réaliser à quel point son mari ne lui apportait rien. Komura, désappointé, décide de prendre quelques jours de congé. Il accepte la proposition d'un collègue lui offrant le billet d'avion pour Hokkaido à condition de remettre un petit paquet à sa sœur. Là-bas 2 femmes l'attendent.

Paysage avec fer : Junko est une jeune femme qui a fui le domicile familial pour une petite ville côtière. Là elle vit avec Keisuke, un surfer. Son poste de caissière lui offre la possibilité de rencontrer un personnage singulier : Miyake. Ce dernier, artiste, possède un bien curieux hobby, il adore allumer des feux sur les berges avec le bois que ramène les vagues. A la chaleur des flammes crépitantes, les langues et les cœurs se délient.

Tous les enfants de Dieu savent danser : Yoshiya peut se prévaloir d'un patronyme atypique, le fils de Dieu ! Une appellation dont l'ont gratifié les membres du mouvement religieux de sa mère. En effet, malgré tous les moyens contraceptifs possibles, elle finissait par tomber enceinte. Après plusieurs avortements elle décida de mener une grossesse à terme. Ainsi naquit Yoshiya, jamais reconnu par un père médecin, incrédule. Voilà qu'un soir en rentrant chez lui en l'absence de sa mère, partie aider les sinistrés de Kobe, il lui semble reconnaître son père dans un wagon. Il se lance alors dans une filature en règle.

Thaïlande : Le docteur Satsuki, spécialiste de la thyroïde, décide à la suite d'un congrès à Bangkok de prendre une semaine de vacances. Elle a recours aux services d'un guide peu commun recommandé par un vieil ami : Nimit, un thaïlandais affable et réservé prend en main la villégiature de sa cliente. Une femme entre deux âges, qui a de plus en plus de mal à oublier les traumas ayant émaillés son enfance. La voilà entraînée chez une voyante qui lui parlera d'un habitant de Kobe.

Crapaudin sauve Tokyo : Katagiri, un employé de banque minable et exploité reçoit un choc lorsqu'en rentrant chez lui il tombe nez à nez avec une grenouille géante venue le trouver pour empêcher un tremblement de terre de secouer Tokyo. Il s'agit de combattre un vers géant et comateux réveillé par les échos du séisme de Kobe. Le batracien a besoin du courage de Katagiri pour enrailler la catastrophe. Le combat prendra un tour singulier. Quand chimères et inconscient se mêlent, le résultat ne peut être qu'indécis, trouble et précaire.

Galette au miel : Takatsuki, Sayoko et Junpei forment depuis l'université un trio singulier. Les deux premiers ont été amants, époux, parents de la petite Sara et enfin divorcés. Au milieu des événements Junpei est resté secrètement amoureux de Sayoko. Il a toujours fait fi de ses inclinaisons pour apporter aide et réconfort. Pourtant le tremblement de terre changera radicalement ses perspectives. Si le grondement destructeur avait entrouvert des cloisons immuables ?

 

 

 

 

 

FICHE TECHNIQUE
Auteurs : Haruki Murakami
Nationalité : Japonaise
Publication : 2000
Nombre de pages : 160
Editeur français : Editions 10/18, domaine étranger
Traduit par : Corinne Atlan
Titre original : Kami No Kodomatchi Wa Mina Odoru
ISBN : 2-264-03379-7
Sortie française : Février 2002