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LE VOLEUR DE TEMPS

Avec ses enquêteurs de la police tribale Navajo, Jim Chee et Joe Leaphorn, Tony Hillerman peut se targuer d'avoir emprunté les chemins de traverse et les pistes défoncées et peu praticables du polar. Depuis Là Où Dansent Les Morts, il n'a cessé de faire évoluer subtilement ses personnages et de marier avec bonheur des intrigues simples et passionnantes à la poésie et à la magie de l'existence. Car à moins d'être Navajo, pénétrer dans un écrit d'Hillerman relève

de l'ethnologie (un glossaire présente la définition succincte de termes surgissant au fil des pages), du dépaysement et de l'ésotérisme. Pourtant malgré la difficulté de compréhension et la barrière des croyances, le lecteur est rapidement séduit par la prose claire, les sentiments lucides et se retrouve bouleversé par les paysages, la pudeur et la coexistence des valeurs entre une tradition séculaire et des blancs, palimpsestes sans passé. Comment retrouver l'harmonie qu'ils ont souillée et éradiquée ?

Tony Hillerman ne triche pas. La culture Navajo il la connaît et y a grandi. Aujourd'hui encore il vit au milieu de ces contrées qu'il nous décrit si bien - balayées par les vents et les herbes qu'il entraîne, plombés par leur gigantisme, leur immensité qui oblige certains enfant à parcourir plus de 200 kilomètres par jours pour aller à l'école, qui empêche les communications aisées -, à Albuquerque près du Rio Grande. Il affirme côtoyer le vrai prolétariat américain (la critique sociale affleure), mais jamais ne poindra dans ses lignes une once de culpabilité envers ces peuples, ce qu'il nous tend ce sont les doutes et les contradictions de l'indianité actuelle (religion avec le prêcheur, valeurs avec les pilleurs de poterie qui souillent le sacré). Il met en vedette sans ostentation les indiens ainsi que leur mode de vie. Comment "vivre en beauté" ? Leaphorn et Chee incarnent avec ce respect, cette patience ou ce silence inhérents à la culture Navajo, diverses solutions liées et antagonistes. Ils ne "s'aiment pas particulièrement, mais se respectent", et pour le lieutenant âgé son adjoint de circonstance est "un romantique", un "homme qui pourchasse ses rêves". Voilà toute la différence entre celui qui a su intégrer à ses croyances la vie moderne et les apports imparables de la société dans laquelle (volontairement ou non) il vit, et l' autre moins aguerri qui cherche à se couper de l'extérieur quitte à perdre à jamais la femme qu'il aime. Un comportement toujours plus conscient que celui de Janet Pete se heurtant aux murs culturels et sexistes implantés dans sa psyché.

Ne nous trompons pas, l'étude ethnologique du milieu aussi exotique fut-elle ne parasite en rien le récit policier. L'érudition, l'académisme n'est jamais un à-plat mais au contraire un ingrédient essentiel dans la progression au gré des rites, de cette fameuse heure Navajo, ce temps suspendu qui s'écoule aléatoirement. Nous suivons un cours d'eau, dont l'auteur nous dira que "la course de la rivière est un apaisement pour l'esprit". L'enquête se singularise autant par sa simplicité, son incongruité (Leaphorn prête plus attention à la disparition de la jeune femme du fait du décès de son épouse qu'aux différents meurtres) que par les déductions des policiers. En effet, les investigateurs indiens doivent sans cesse jongler entre les faits, les traditions, la nature et ce qu'elle enseigne sur les hommes. Les rapports humains ne sont d'ailleurs parfois sensibles que par un signe (on désigne une route par un mouvement de lèvres) que nos héros doivent relever en respectant les codes de silence et de pudeur. Dans cet enchevêtrement, les logiques se chevauchent (les interrogatoires de Houk, de Maxie et Elliot et enfin du collectionneur New-Yorkais nécessitent à chaque fois de la part de Leaphorn de relativiser, de moduler ses sens), prenant en compte l'environnement, la perte des valeurs, la cosmogonie. Ils observent suivant leurs instincts indiens mais doivent acquérir un type de raisonnement à double, voir triple registre afin de pouvoir au mieux démêler l'écheveau des preuves et indices. "Il n'y a qu'un coyote dans sa première année pour croire qu'il n'existe qu'une seule manière d'attraper un lapin" est un aphorisme qui semble aussi bien guider l'évolution de l'enquête (les deux flics arriveront à la même conclusion en suivant des chemins différents) que celle de la vie des personnages, bercée par la croyance Navajo selon laquelle tout à tendance à s'équilibrer. Par-là, Hillerman renoue en quelque sorte avec les origines du roman policier lorsque les héros n'étaient pas encore des oiseaux de nuit urbains mais des traqueurs au coeur de l'Amérique sauvage. Cette liberté lui permet outre une réhabilitation du peuple indien, de faire ressentir une évidence à son lecteur (par ses personnages, leurs hésitations, leurs distanciations au corps et au temps, leurs contemplations taciturnes ou ébahies à la fenêtre, la sculpture de Picasso) : sa propre étrangeté au monde. Il ne nous reste pour mieux nous comprendre qu'à observer les vivants et non les vestiges du travail d'une artiste datant d'un millier d'années.

 
F. Flament
31 Juillet 2002

 

Liens
Les premières pages du roman
Tony Hillerman (en anglais)
Tony Hillerman (en français)
Les indiens Navajos
Le Navajo Times
Fouilles archéologiques Anasazis

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Vestiges des vivants

 
 

Joe Leaphorn, lieutenant de la police tribale Navajo, vient de perdre son épouse Emma. N'ayant plus goût à rien, il remet sa démission. Durant son congé post-retraite, il est joint par un de ses amis de la protection du patrimoine pour enquêter sur un appel assurant que le docteur Friedman-Bernal (menant des recherches sur des poteries Anasazis) aurait pillé un site protégé. Or il s'avère sur les lieux que la jeune femme a disparu depuis près de deux semaines. Petit à petit, Leaphorn se sent investi d'une dernière mission, retrouver cette femme en vie, pour Emma. Dans le même temps, Jim Chee lui aussi membre de la police est mêlé à une affaire de vol de matériel de la réserve, qui prend un tour singulier lorsqu'il retrouve morts les deux personnes ayant dérobé la pelle, à ses pieds, poteries et ossements. Les deux pans de l'enquête se rejoignent et Chee et Leaphorn vont à nouveau faire équipe.

Après avoir interrogé les collègues de travail de la disparue, Leaphorn rejoint Chee pour fouiller soigneusement le terrain macabre. Ils découvrent des poteries brisées, mais aussi un nombre important de crânes alignés la plupart sans maxillaires inférieures. Dans le même temps le revendeur de poteries, un homme politique indien influent, Houk, est tué dans sa grange non sans avoir eu le temps d'écrire un message au lieutenant lui signifiant qu'"elle est toujours en vie à". Leaphorn le connaît puisqu'il a participé à l'enquête sur la folie meurtrière de Brigham Houk son fils, mort noyé après avoir abattu sa mère et son frère. Les deux policiers découvrent que tous les meurtres ont été commis avec l'arme d'Ellie Friedman-Bernal. Tandis que Chee pousse plus avant ses recherches administratives, mettant à jour le fait qu'Elliot s'était vu refusé des fouilles (sur l'étude de maxillaires inférieures) dans le dernier lieu où semble s'être rendu Ellie pour trouver des poteries le jour de sa disparition, Leaphorn parvient à s'y rendre en canoë. Une triple surprise l'attend. Brigham est vivant et se terre depuis des années dans les collines, ce-dernier a recueilli la disparue dans un état préoccupant après une dangereuse chute, c'est alors que le ténébreux Elliot fait son apparition un revolver à la main. Le lieutenant ne devra son salut qu'à Brighman et à son arc. Chee arrive alors en hélicoptère, à temps pour secourir la blessée. Leaphorn cache le corps du meurtrier et protége le schizophrène sauvage, il demande à Chee de faire de même avant de se décider à reprendre sa lettre de démission.

 

 

 

 

 

FICHE TECHNIQUE
Auteur : Tony Hillerman
Nationalité : Américaine
Publication : 1988
Nombre de pages : 344
Editeur français : Editions Rivages (Rivages/Noir)
Traduit par : Danièle et Pierre Bondil
Titre original : A Thief Of Time
ISBN : 2-86930-458-7
Sortie française : Le 1 Mai 1991