Flaque lunaire. Après le piètre La Planète Des Singes, et ses fadaises engoncées dans un latex putassier, il était ardu de percevoir ce vers quoi dérivait le génie halluciné de l’ancien animateur neurasthénique de Rox Et Rouky, le chantre du rêve instantané et soyeux (Edward Aux Mains D'Argent), enrubanné dans un halo diffus d’esthétique baroque et lugubre (Beetlejuice), à savoir le sidérant Tim Burton.

BIG FISH

Cet authentique artiste, ascétique, grotesque et déroutant, capable de bonifier le sujet le plus banal aurait-il perdu sa faculté au songe mélancolique, au délire visuel gothique et à la fantasmagorie diaprée hésitant entre innocence et cruauté ? A défaut de réponse claire l’incontestable progression de sa filmographie semblait converger vers une désaffection désinvolte frisant l’apathie odieuse – Sleepy Hollow bien qu’enivrant et somptueux dans ses exhalaisons délicieusement subversives stigmatisait ironiquement une décapitation inexorable et consensuelle des talents du maître. Après une éclipse entêtante, à l’allant inquiet, l’apparition de Big Fish signe – temporairement du moins – un lumineux virage – de bonne augure avant l'adaptation de Charlie And The Chocolate Factory. Exit le maniérisme atone et propret de ses derniers avatars, le cinéaste revient avec son bestiaire affriolant, déglingué et limpide, son savant déluge onirique faussement abscons et sa panoplie ébahie de conteur opiniâtre. Néanmoins la maturité, tressée, a envahit incidemment son inconscient torturé et poreux. Que cela soit dû au décès d’un père ou à la naissance d’un premier enfant qu’importe, toujours est-il que l’ensemble cinégénique aux détraquements hoquetés s’apparente ici à un hybride ému (agrégat lyrique de méditation et de contemplation) de legs et d’hommage – qui trouve un exutoire gracieux dans la matière apaisée du roman de Daniel Wallace. Dès lors les paysages opulents et repus de magnificences du territoire de l’Alabama vont être les décors enchantés d’une mythologie américaine contée sous les lacis verbaux d’un vieil affabulateur héliotrope a tendance hautement mythomane. Edward Bloom (Albert Finney touchant en vieillard bougon bouillant et obstiné) est cette incarnation faite homme de la tumescence du mot et de l’intrigue – une usine à anecdotes plus cocasses ou abstraites les unes que les autres –, tandis qu’un autre Edward Bloom de fiction (Ewan McGregor crédible dans l’allégorie homérique) naissant de sa passion chimérique parcourt avidement les sentiers aléatoires de l’histoire de sa vie, préférant les bifurcations savoureuses aux voie rectilignes et mornes. Au crépuscule de son existence il reçoit son fils William (Billy Crudup un peu trop effacé) venu lui rendre visite afin de résorber une ancienne brouille et passer outre les enluminures éreintantes des biographèmes abondants pour enfin capturer l’âme de son géniteur autiste et la quintessence de cet être dont il se sent à la fois si proche et terriblement éloigné.

Cet achoppement dichotomique trouve habilement sa place dans une dialectique errante de réalité et de rêve. Sur le modèle d’un Ulysse (clin d’œil avec l’homonyme Bloom, héros de Joyce), d’un Gulliver ou d’un Hercule, le présent bipolaire d’Edward est altéré ou revisité par les relents picaresques des trouées ardentes d’un passé imaginé, embelli. Dès lors s’enclenche un étrange phénomène huilant la sarabande folle, puisque les deux pans schizoïdes et clivés du monde s’amalgament – le fils qui n’appartenait à aucun flux est entraîné fiévreusement par les deux dynamiques de son esprit décomplexé et comprend la propension galopante du patriarche à ne pas tenir en place – dans un épanchement vitreux, lacrymal et aqueux – où la bande-son d’une pâle sobriété se dilue tristement. Tout devient glissant, vaporeux et atemporel : une ribambelle cosmopolite et singulière de mots ininterrompus où l’on avance, d’acmé en acmé, de souvenir enjolivé en souvenir enjolivé, en refusant nerveusement de s’arrêter, de boire. Le paradoxe supplicié et dantesque soutenant le long métrage, et les battements de cœur de son personnage principal, affleure alors dans une évidence drolatique. A force de gonflement inéluctable (le vieillissement, une pêche dont l’on revient finalement bredouille) la gangue, le bocal, entourant un être – ce poisson voué à évoluer avec vivacité en coulissant entre les plans, les images et le matériel, en se frayant un chemin interstitiel grâce aux adjuvants subjugués de la parole – se rigidifie et rapetisse, distendue et étouffante, et voilà l’environnement des êtres qui s’assèche et se déprend (voir la frontalité forclose, l’aridité croissante et la fixité tétanique des scènes quotidiennes opposées à la féerie frivole et cinétique des fables, elles sont dépourvues de l’émerveillement attentif surnageant les méandres iconoclastes de l’esprit). Le résultat est une soif intarissable d’aventures légères et autres anacoluthes ou allitérations foisonnantes. Ce même besoin impérieux qui prive progressivement de la langueur et de la quiétude de l’eau fraîche d’un ruisseau submergeant la tête de l’enfant, la mélopée du conte où dansent les inflexions prodigieuses et s’emballent les songes passionnés, celle qui fait naître durablement les images et les ombres à la beauté extravagante, salutaire et vénéneuse.

Points de vue, images du monde. Très rapidement les dialogues circadiens nous convient dans l’épicentre de l’échappée folle d’Edward. Il regarde intensément son chérubin dont la femme ne va pas tarder à enfanter pour lui signifier qu’ils sont semblables, simplement des conteurs. Et, effectivement, lors de la mort incongrue et et épique (vu dans l’œil de verre prescient de la sorcière ?) du mentor, le

nouveau père ramasse le flambeau factuel de l’imaginaire, le sésame oxymoron de la dévotion au magique, l’ensemencement ahanant et fantastique de l’innocence. Le voici entré de plein pied dans un tourbillon d’équité (important et anodin se conjuguent au même temps) où le réel affleure au gré d’une structure polyphonique. En détournant la maxime de Gérard de Nerval nous pourrions presque écrire que dans la vision désancrée et séide de l’artiste le réel s’épanche finalement dans le songe. C’est que la farandole insolite, clownesque et dilatée avance en une forme foutraque, multipistes, portée par une multitude de voix agrégées de manière étonnamment homogène. Rien à quoi se raccrocher sinon la distance délétère et vertigineuse d’avec la réalité ou la fiction. Ce lieu composite et impossible de l’entre-deux est celui préconisé par Tim Burton tout au long de la présente oeuvre qui va jusqu’à le reproduire dans les modalités formelles et stylistiques de sa création : dans ses meilleurs moments elle s’émancipe de toute raison pour étreindre l’âme libérée dans une folie virtuose et emphatique tandis que dans ses pires elle ne s’apparente plus qu’à une bluette maniériste et candide, un brin narcissique, façon Forrest Gump. Le fieffé enchanteur pousse la hardiesse – et son habileté déconcertante – jusqu’à exposer le sujet principal de son film, la relation père-fils, comme une protubérance, une pustule sublime et turgescente sur un crapaud estropié attendant d’être embrassé pour révéler sa véritable teneur. Prompte à absorber la moindre rémanence de l’ingénuité timide des premières années ou la moindre parcelle fugace d’élégie, la placidité vigilante des images découle du verbe, répété, pétri, transfiguré. Du mot (lu ou entendu) surgit l’image (psychique), loin des assertions énoncées dans L'Imaginaire de Jean-Paul Sartre. Mieux, il insuffle vigueur et assise aux envolées oniriques inhibées, qui, selon la proposition enthousiasmante du cinéaste, peuvent être arpentées à loisir sans direction ou temporalité astreignantes. La teneur improbable et agréablement désuète instillée aux divagations jetées sur l’écran y trouve sans nul doute sa source énamourée. Cela donne lieu à des instants délectables lorsque le spectateur réalise qu’il ne voit à l’écran que la projection mentale des auditeurs d’Edward (d’ailleurs le grain et la texture de l’image se transforme légèrement, dans un romanesque fatigué mais néanmoins rocambolesque et échevelé, lorsque le père se «voit» tirer sa révérence au son de l’homélie débridée de son fils). La pérennité de la poésie virginale et pelotonnée des songes est à ce prix, et Big Fish participe à sa transmission véloce en nous offrant un patron, un champ stratosphérique mais encore confiné, syncopé, une première ébauche de vision chimérique transcendante. Parfois, la logique frémissante est prise en défaut (la sorcière initiale a déjà les traits hypnotiques et subtils d’Helena Bonham Carter alors que son personnage ne se présente que plus tard aux yeux de William sans parler de l’hilarant et déconcertant Steve Buscemi) et l’on ne sait plus, au final, dans cette efflorescence spontanée ce que charrie ce cheval de Troie (pour reprendre l’analogie hellénique) familier des images. L’extraordinaire en bandoulière, un des derniers plans sublimes du long métrage stigmatise cette combustion de l’impossibilité de l’émergence cathartique de l’utopie, il s’agit de la rencontre d’avec les siamoises échappées de la propagande obscurantiste du régime communisme coréen (aperçue dans le saisissant Intérieur Nord). Suivant un certain angle elles semblent reliées par la taille, mais avec un léger mouvement de caméra voici qu’elles se mettent à vivre séparément l’une de l’autres, comme deux jumelles disjointes. Le géant, le gérant de cirque lycanthrope ou le poète trader répondent aux mêmes canons : selon un perspective (vision pragmatique, ébranlée et dégénérée du fils) il sont légèrement différents et suivant une autre, ils explosent de merveilleux et d’excentricité.

La ville fantôme. Il y a deux élans irrépressibles auxquels se cramponner dans l’avalanche ostentatoire, anisotrope et délirante du film. Le premier c’est bien entendu l’hagiographie prodigue de la figure féminine. Pour Edward nous précisera prosaïquement Jenny il n’y a que Sandra et les autres, substituables par inadvertance. Cette compagne qui attend sans sourciller, égérie parfaite et

superbe, c’est, outre une parfaite Jessica Lange – qui confère à la scène de la baignoire une aura décalée nimbé d’érotisme poignant –, la compagne du réalisateur, Helena Bonham Carter. La voici propulsée en promise oubliée et en sorcière sénile, pour ne pas dire magicienne de sa vie. L’ensorceleuse qu’il suffit de contempler au plus profond des yeux pour caresser les illusions d’un futur qui n’existe que pour apprendre à la connaître. Une personne qui, loin d’être inadaptée au modernisme – ou aux nouvelles mentalités d’un siècle comme le personnage de l’éblouissante Christina Ricci dans Sleepy Hollow –, ne cherche pas à croire fébrilement puisqu’elle est l’astre étincelant autour duquel tourne le microcosme émanant d’elle. Doux euphémisme pour une jeune mère de se retrouver apologue azimuté de la fertilité. La mue audacieuse finalement consommée : femme, sorcière, nymphe étourdissante, la Galatée du Pygmalion-Burton est un météore ébouriffant. La seconde cavité taraudante du tissu disparate et accueillant de Big Fish concerne toujours un métamorphose, celle de la psyché, et réside dans le village opiacé, métaphysique et lagunaire de Spectre, lieu atemporel et figé, refuge avenant et amarre ultime des fantasmes. Le destin de cette part d’ombre et de lumière agglomérées innervant l’âme de tout être humain tient pour beaucoup dans la réussite insolente du long métrage. En effet, grâce à cet artifice scénaristique nous adhérons sobrement avec l’imaginaire et le monde intérieur d’Edward aux deux périodes de sa vie qui le mènent à la bourgade-confluent enclavée – à l’architecture et au décorum amidonnés, l’église terminale suant les exhalaisons héréditaires de la célèbre toile American Gothic, célébrant un puritanisme austère et autarcique de bon aloi. D’abord jeune, il y goûte des délices simples qui ne peuvent le satisfaire, tarabusté qu’il est par une volonté insatiable d’étendre son terrain de jeu – n’oublions pas qu’il a fondé auparavant une entreprise de paysagisme – et c’est sans chaussures qu’il repart sur le sentier fangeux et comminatoire de son existence comme pour nous signifier qu’il a désormais les pieds sur terre. Sa seconde rencontre avec la ville le frappe dans ses années vaguement désenchantées de père de famille-représentant (il vante les mérites d’une main mécanique améliorée par ses soins : un postiche pour ceux qui ne peuvent attraper les bribes de réalité évanescentes). Emouvante et déchirante, elle le voit se retrouver face à un hameau mortifère transpercé par une impasse de bitume : sa propre vie rectiligne, terne et désincarnée à qui l’on impute immédiatement la perversion du paradis perdu et l’abrasion irrémédiable du tapis luxuriant et frais du gazon originel. Il entreprend alors de racheter l’intégralité des propriétés pour offrir aux dépositaires de son innocence un environnement idyllique, restauré pour l’éternité, un fragment de rêve ambré, idoine au recouvrement de sa paix intérieure. Il y a une espèce de pardon divin à conquérir (étant le bâtisseur de ce monde Edward recherche aussi la réconciliation avec ses propres appétences) et la première étape sera la confrontation d’avec Jenny, jeune femme à qui il s’était promis dix ans plus tôt et qui, faute de pouvoir être le contrapuntiste des désirs de son aimé, s’est reconvertie en professeur de piano confidentielle. Elle refusera compulsivement de lui céder sa demeure arguant sa négligence passée. Ce qu’elle interprétait comme un dédain cruel, il saura, à force d’attention et d’altruisme, le présenter dans sa limpide évidence : il n’est qu’un homme avec les défauts et les faiblesses inhérents à sa condition et à son âge (tentation réprimée de l'adultère ?). Et, le visage rayonnant devant une façade ravalée – à la malice retrouvée – de cette dulcinée jadis éconduite c’est autant la félicité suprême de recouvrer une premier amour qui ne vous a jamais totalement évincé que le bonheur matériel d’un foyer flambant neuf où continuer à entretenir la flamme chancelante du souvenir. Cette tectonique intimiste de l’inconscient schizophrène du héros est d’autant plus exquise qu’elle procède par touches burlesques délirantes et par nappes de nostalgie intense, aboutissant à un étrange malaise gigogne, cyniquement lucide et ouvertement optimiste, térébrant et attendrissant. Mais nous sommes déjà ailleurs, libérés de la stase engourdie et éclipsée de Spectre, relatant avec ferveur comment nous chevauchons le poisson qui continue de mouiller – et de s’abreuver – dans toutes les béances irisées où s’insinuent les rêves dégoulinants d’extase.

 
 

F. Flament
19 Mars 2004

 

 

 

 

 

 

Heureux qui comme Edward

Film américain de Tim Burton (2003). Après un fourvoiement du côté des primates, le cinéaste s'enquiert, au faîte d'une maturité salutaire, de la fonction dévoyée de conteur, celle de l'ensemencement fantasque de l'innocence. Sortie française : le 3 Mars 2004.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vo)
Photographies (46)

Liens
Le site officiel américain
Le site officiel français
Le film sur l'IMDB
Site sur Tim Burton 1 / 2
Site dédié à Ewan McGregor

Fiche technique
REALISATION
Tim Burton

SCENARIO
John August d'après Daniel Wallace

MONTAGE
Chris Lebenzon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Philippe Rousselot

INTERPRETES
Ewan McGregor (Edward Bloom jeune)
Albert Finney (Edward Bloom âgé)
Billy Crudup (William Bloom)
Jessica Lange (Sandra âgée)
Alison Lohman (Sandra jeune)
Helena Bonham Carter (Jenny / Sorcière)
Steve Buscemi (Norther Winslow)

MUSIQUE ORIGINALE
Danny Elfman

DECORS
Dennis Gassner
PRODUCTEURS
Dan Jinks, Bruce Cohen et R. Zanuck
DUREE
125 minutes

PRODUCTION
Columbia Pictures et The Zanuck Company / Columbia TriStar Films (Distr.)
 
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