Le fond et la forme. A la vision dubitative du maelström iconoclaste et idiosyncrasique – confinant presque à la névrose paranoïaque et inepte qu’il entend fustiger – que constitue le présent documentaire éhonté on serait tenté d’avancer qu’il s’agit là d’un aboutissement pernicieux et fort peu roboratif d’une déliquescence hypnotique, inexorable et putride des images en terme de flux.

BOWLING FOR COLUMBINE

D’exsudation honnête qui plus est, ce qui constitue une escarre suffisamment dommageable pour une véracité naïve biaisée et dépréciée par une structure torve et avariée. Délayé, digressif, le pamphlet engagé et corrosif de Michael Moore est malade des bacilles larvaires qui investissaient son précédent opus The Big One : une dénonciation purement démonstrative – à l’esbroufe appliquée, indigente et pompière – départie des oripeaux de déontologie ou de moralité et ne visant qu’à pourfendre, au débotté et dans un militantisme frelaté, toutes les absurdités et les injustices de ce vaste territoire de contrastes que sont les Etats-Unis. Méthode expéditive, agaçante, édifiante et in petto fort peu subversive pour un metteur en scène du réel qui n’envisage le cinéma qu’en terme de fulgurance désancrée ou de truculence satisfaite. Pour ce caricaturiste ayant fourbi ses armes dans la presse underground et diverses émissions de télévision à la démarche binaire ne saurait perdurer que l’instantanéité de la prise de vue et l’effet transperçant, ciselé et immédiat qu’elle procure au spectateur. Que la plupart de ses allégations soient fondées on ne saurait en douter – elles ont le mérite indéfectible d’être exposées –, mais c’est bien dans le morcellement débonnaire, inspiré et escamoteur du discours que se love la perversion du système Moore. Un questionnement aussi complexe que le pourquoi de la prolifération des armes induit une contradiction grinçante et virulente, réduite ici à un cheptel famélique de demeurés outardes ou de freaks caricaturaux et à une star vieillissante au racisme écœurant porté par des préjugés suintants de haine abjecte. Le carnage ignoble du lycée de Littleton qui sous-tend le long métrage méritait une réflexion d’une toute autre ampleur sans un apprêt clownesque du plus mauvais effet ou un ostracisme imperceptible et frustrant qui écarte méticuleusement de l’embrasure de l’objectif tout élément intempestif ne servant pas la thèse retenue. Comparée à l’opulence faussement didactique du présent brûlot qui dupe son auditoire en le drapant d’ectoplasmiques atours le retranchant du marasme et le dédouanant ainsi de toutes responsabilités dans le drame qui se noue à l’écran (toutes les horreurs de la société sont imputables aux médias, aux gouvernements, aux fantoches de la NRA, au consumérisme à outrance ou aux péquenauds libidineux terroristes à leurs heures mais sûrement pas à vous spectateur clairvoyant et chahuté) l’approche artistique de Gus Van Sant et de son ineffable Elephant apparaît comme une bouffée limpide et expiatrice autrement plus enrichissante intellectuellement et douloureusement introspective.

Car se substitue à la problématique salutaire la seule entité callipyge et adepte du spectaculaire – la photographie de la fillette et le sanglot au coin de l’œil – «Michael Moore», le film existant par lui (une licence en devenir ?) et pour lui dans un déluge de procédés infectieux, adroits voire efficaces. La verve humoristique et le ressort de l’extravagance hilare seront ainsi employés comme soupapes de

sécurité en vue de désamorcer un propos enclin à déraper vers le sérieux (l’introït interloquant avec l’ouverture du compte ou le détour sur les rives canadiennes et leur hospitalité légendaire), le subtil ou le maigre. Le trublion yankee s’arroge donc l’aura d’un messie virginal et séraphique (voir ses afféteries minaudes et déconfites dès qu’une caméra se pose sur sa surface de chérubin potelé, gonflée et désespérément stérile) descendu sur la pellicule comme un paladin bedonnant et farceur pour résorber l’iniquité de notre triste civilisation dans une anagogie moirée et sirupeuse. S’ensuit une dynamique confondante et frivole des chairs, plombés par une hystérie autant qu’une hypocrisie béate. Pour bousculer un certain consensus, le réalisateur prend au pied de la lettre son intitulé pompeux et décide d’utiliser sa propre posture – et stature imposante – comme boule de bowling. Et le jeu du corps pesant et unique de s’ébrouer sur la durée. Ici, on ne déchire pas, on épouse, on impressionne (le cinéaste omniprésent et omniscient phagocyte chaque plan), on adhère dans un glacis adipeux vaguement opaque. Il y a dans la propension à inscrire – à graver – sa figure à la place de choix du cadre un narcissisme pédant à la limite de l’imposture. Une démarche racoleuse qui devient criante lorsque l’investigateur s’entoure de toutes les précautions possibles pour pratiquer ses interviews (médias épris, montage complaisant…) et conquiert ensuite le contrechamp. L’hégémonie impérialiste du polémiste s’épanche jusque dans les conversations filmées frontalement – et avec sa présence inéluctable comme amarre bienveillante – dépossédant d’une quelconque latitude son interlocuteur. Pire, quand contrechamp il y a, Michael Moore y demeure seul, héliaste indulgent et récipiendaire de la vérité, notre vision obsédante et vaine, forcément indignée. L’artificialité de cette anfractuosité du métrage devient flottante et entêtante lorsque notre défenseur des causes perdues poursuit Charlton Heston dans sa propre villa : difficile de croire que ses doléances (injonctions ?) ascètiques et commisératives furent tournées concomitamment au reste de la scène tant la texture du cadre sur le visage replet (d)étonne.

Images canardées. Aux confins de la démonstration frisant un sensationnalisme de bon aloi une étrange ambiguïté surgit à la périphérie de nos cornées hagardes et de notre cerveau vaseux. Et si nous assistions à une savoureuse et acerbe analyse – oscillant entre le conscient et l’inconscient ce qui en cristallise le bonheur insurgé et jubilatoire – du médium graphique et cinégénique en tant qu’amalgame hétéroclite,

amaurotique et dévastateur ? Tout le folklore mis en branle dans une démonstration dissolue volontairement et outrageusement concrète viserait alors à stigmatiser la perte de sens du continuum au profit d’une immanence truquée, tronquée de sa phénoménale capacité à faire émerger le paroxysme. L’ensemble ductile hésite entre prosélytisme intégriste et déréliction lénifiante : la défiance envers les agressions des images, éructées, mitraillées et propulsées sur l’auge cathodique. Le gainage empesé de la vertu induit une terrifiante abolition de l’analogie du sens (la Guerre et son lot d’exactions macabres apposées unilatéralement à l’école en guerre), et l’on patauge dans une fange saumâtre dénuée d’étique et saturée de compassion obséquieuse. Une triste gabegie pour une esthétique inconséquente et essoufflée, impatiente de s’accoupler avec son sujet et achoppant de fait le numérique au dessin, les charniers passés et les faits divers sordides. Le paradoxe submerge la portée progressiste et diaphane du propos pour emporter le documentaire vers une psychothérapie capiteuse, au charme intriguant. Où s’arrête en effet la démarche consciente d’autoglorification pour céder le pas à l’égocentrisme latent ? Les accumulations (seule modalité stylistique ostensiblement à l’oeuvre) à la facilité coupable et raccourcis insultants se transmuant en errements synaptiques tantôt survoltés tantôt dispendieux et trahissant du reste la laideur flasque d’un raisonnement moderne. On vilipende et on dénigre à coup d’images saugrenues et imprécatrices décantées d’une quelconque logique par un bouillonnement fanatique. Le cinéaste aimerait admonester en relativisant et en se désolidarisant de l’histoire américaine qu’il conte, mais il y est empêtré, par son apparence gauche – étendard des opprimés au pays du mythe du bodybuilding – et les préceptes qu’on lui a inculqués avec force conviction. Dès lors il bafouille, d’atermoiements falots en émois factices, une lapidation convenue et parodique des maux taraudant ses compatriotes. C’est en cela que Bowling For Columbine devient stupéfiant, de par l’incapacité de son auteur à dépasser le petit bout de sa lorgnette pour appréhender un système tentaculaire aux tenants et aboutissants insoupçonnés et surtout grâce à l’étendue de sa dévotion acharnée à l’image comme seule dépositaire de sens (critique). Ainsi, il n’a de cesse dans le démêlage irresponsable de son écheveau diffus d’évoquer une fibre pour embrayer sur une autre, plus duveteuse et charnue et donc à la potentialité émouvante décuplée. La prolixité et la prodigalité des ébauches abhorrent une quelconque polysémie et précipitent le film dans une impasse, celle de la saturation satisfaite. En égrainant selon ses affinités (sa ville natale Flint) et ses emportements exagérés les diatribes de tous bords, c’est à un zapping superficiel que nous convie le long métrage croulant sous les récompenses de tous acabits (Prix du 55ème anniversaire du Festival de Cannes, Césars, Academy Awards…) au risque de s’embourber dans la glèbe de la trivialité. Que le genre du documentaire en salles tombé en déshérence connaisse un renouveau actuellement (Être Et Avoir, De L’Autre Côté, Le Procès de Henry Kissinger…) n’est certes pas un hasard. Perdu et répudié par des manifestations graphiques impétueuses et absconses l’auditoire mi-esseulé mi-décontenancé a développé une soif inextinguible de décryptage. L’aménité de Michael Moore l’enjoint à étancher ce besoin impérieux. Mais loin de clarifier quoi que ce fut, il ne fait que nous enfermer dans une boule de bowling – sa propre psyché – dévalant à vive allure un parquet consciencieusement ciré, composite et moucheté – où l’anacoluthe évasive dispute la structure narrative en se colletant à l’asyndète vacillante –, et préserve la fuite hémorragique des icônes. En définitive, l’initiateur des images aussi retors soit-il peut-il conserver, auréolé qu’il est de reliques angéliques et magnanimes, le contrôle sur elles ? Toute la problématique d’un pèlerin immobile dont le seul leurre quant à sa prédominance réside dans la surimpression de son regard et de son empreinte somatique à chaque vignette confondante de populisme. Le résultat est tragiquement ironique, les images comme les balles perforent les derniers remparts pour se loger similairement dans les cortex faillibles ou les carcasses meurtries, et la contagion de pérenniser. La primauté ou la prépondérance de l’humain se dissolvent lentement dans les nébulosités clignotantes, cautérisées et mutantes des pixels ou des ondes, laissant le flux altéré et neurasthénique se répandre dans un saignement médusé, à la reptation fétide.

 
 

F. Flament
23 Novembre 2003

 

 

 

 

 

 

Un chien dans un jeu de quilles

Film américano-canadien de Michael Moore (2002). Sous la loupe du trublion yankee la dérive mercantile et paranoïaque d'une société aux prises avec ses préceptes enracinés et ambivalents de pionniers défraîchis. Sortie française : le 9 Octobre 2002.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vo)
Photographies (45)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Au Festival de Cannes
Le site de Michael Moore

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Michael Moore

MONTAGE
Kurt Engfehr

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Brian Danitz et Michael McDonough

APPARITIONS
Michael Moore
Charlton Heston
Matt Stone
Marylin Manson

MUSIQUE ORIGINALE
Jeff Gibbs

SON
Francisco Latorre et James Demer
PRODUCTEURS
Kathleen Glynn, Michael Donovan, Charles Bishop, Jim Czarnecki, Wolfram Tichy et Michael Moore
DUREE
120 minutes

PRODUCTION
Salter Street Films, Dog Eat Dog Films, Alliance Atlantis Coms. / Diaphana Distr.
 
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