La chute de l'étoile. Stratège vénéré et diplomate étincelant pour les uns, morigéné comme mégalomane ignominieux et sanguinaire par les autres, le passage d'Henry Kissinger à la Maison Blanche entre 1968 et 1975, sous l'ère républicaine des présidents Nixon et Ford, ne laissa personne indifférent. Sûrement à cause de sa politique étrangère drastique, nimbée de scepticisme et janséniste, et de ses déviances iconoclastes et meurtrières.

LE PROCES DE HENRY KISSINGER

Ou simplement grâce à l'utilisation lumineuse d'une médiatisation issante. Son mandat fut entaché par l'enlisement d'un conflit vietnamien s'étendant même au Cambodge où de nouveaux fronts furent ouverts laissant le champ libre au génocide initié par les Khmers Rouges, auréolé par les tractations souterraines scellant le destin du Timor Oriental et souillé par les débordements d'ingérence dans le processus démocratique du Chili. Retiré des affaires depuis un quart de siècle, il a depuis accédé à une sorte de parangon restreint et idéalisé des figures de proues et symboles adoubés par une Amérique conquérante, éclairée et intransigeante en Novembre 2002 il fût nommé par George W. Bush à la tête d'une commission d'enquête gouvernementale sur les attentats du 11 Septembre 2001. Un homme politique encensé, tout à la fois scrutateur prescient et juge inamovible, hiératique. Pèlerin et oracle égaré en terre païenne, entre vicissitudes, conscience et obligation d'un poste, en quête erratique d'absolution ou d'expiation. Une prophète circonspect adepte du sacrifice et prêt à tout pour demeurer au firmament, au zénith.

Les oripeaux de l'objectivité. Puisqu'une image vaut souvent plus qu'un long discours, il était inévitable que le controversé ouvrage de Christopher Hitchens, Les Crimes de M. Kissinger, fasse l'objet d'un film habile et roublard à l'image de son auteur et de son référent. C'est ainsi qu'à la demande de la BBC Eugene Jarecki et Alex Gibney se sont attelés à la transposition sur petit écran avant une sortie

en salle du fait de la vague documentariste salutaire qui éclabousse actuellement les circuits de distribution des accusations du journaliste concernant les crimes de guerre du diplomate et secrétaire d'état Henry Kissinger. Si pénétrer dans les arcanes du pouvoir politique au son de la voix caverneuse de Brian Cox (Manhunter, Le Cercle) pour respirer le parfum poisseux et nauséabond des intrigues perfides et torves a tout pour fasciner un spectateur tâtonnant, à la recherche d'érudition et de sensations, l'habillage racoleur, le montage sporadique et les prérogatives partisanes des auteurs ont de quoi rebuter. Une fois expédiée en une dizaine de minutes, de facture convenue et orthodoxe, l'enfance sémite et brillante de cet intellectuel d'exception voici qu'un commentaire complaisant nous assène que les lectures et les adulations minaudes pour une diplomatie sibylline et duplice (avec l'exemple de Bismarck) ont amené l'homme a se tourner vers une vision du monde étrangement basique, flottant d'une névrose frénétique entre les pôles du réalisme et de la morale. Du génocide et des pogroms il n'aurait retenu qu'une aigreur coupable et un mépris féroce envers les faibles de tous bords. Durant ses études, il se forge ainsi une doctrine dogmatique (mainte fois repassée, aplatie, mise à mal) et adopte un art consommé du pouvoir où dissimulation, manipulation et machiavélisme dictent en coulisses leur impétueuse loi. Ruse, force et pouvoir sont les termes qui résument l'homme écorné à l'aube de son envol irrésistible vers les sommets biaisés de l'Etat. Et le film de se fourvoyer dans les méandres des rouages et complots, entre insignifiance et abjection cynique. L'anodin côtoie l'insoutenable et la lutte de pouvoir se retrouve accolée à des monceaux de cadavres. Ce sont lors de ces achoppements ou durant les longues litanies imprécatrices d'Hitchens (pourtant habilement masquées par des changements de lieux ou de formes d'interview) qu'un malaise retors nous saisit : l'addition exponentielle de faits sans cohérence chronologique et volonté dialectique (la trinité problématique centrale et nécessaire à un quelconque raisonnement est à peine esquissée dans la dernière minute, à savoir la responsabilité d'un homme politique, le poids du passé en politique et la légitimité d'une justice universelle lorsque les Etats-Unis refusent de parapher la charte présidant à sa création), l'effacement de certains doutes par un montage abrupt ou séditieux et l'absence cruelle d'intervenants en faveur ou simplement capable d'expliquer objectivement de la ligne de conduite d'Henry Kissinger finit par devenir tortueusement démagogue. La légèreté investigatrice se transmue en un règlement de compte irresponsable à la rigidité martiale où, sous prétexte de liberté de parole on agrège et manipule absurdement les faits discordants. Le plus insultant étant que l'approche éminemment subjective cherche de manière inavouable à se draper dans les atours virginaux de la déontologie et de l'objectivité, perdant ainsi ce qui fait la force militante et fulgurante des longs métrages d'un Michael Moore par exemple. Ce faisant, le moyen métrage se retranche habilement derrière un brouillard de sincérité et d'impartialité pour rapidement dévier de l'équitable à l'équivoque et conduire les spectateurs influençables que nous à tirer des conclusions hâtives et non à s’y colleter.

Tout est pensé dans la forme pour étayer la thèse de la culpabilité d'un seul homme et l'accabler de tous les maux du moment jusqu'à ce rapprochement aberrant de la date du meurtre du chef des armées chiliennes préfigurant le coup d'état contre le gouvernement de Salvador Allende (11 Septembre 1973) avec celle de l'attentat kamikaze du World Trade Center. On atteint les sommets de l'incongru lorsque la voix off distille laconiquement que la catastrophe new-yorkaise a éclipsé la mise en examen de l'ancien politicien. De telles allégations auraient nécessitées à elles seules une enquête approfondie et la durée du documentaire pour être correctement appréciées. Car il est une chose de dévoiler les exactions d'un homme dans le cadre de sa fonction mais cela devient honteusement criminel des les affranchir de celle-ci, d'une législation nébuleuse ou des ordres d'une hiérarchie dédouanée. A en croire les journalistes ce ne sont pas les présidents commanditaires Nixon, Johnson et encore moins Ford qui ont présidé à la politique étrangère des Etats-Unis durant leurs mandats puisqu'ils se reposaient entièrement sur un Henry Kissinger omnipotent et omniscient, ourdissant et instillant dans l'ombre ses fourbes conspirations. Ainsi l'apparatchik avait toute latitude de concevoir sa politique de diplomatie militaire. Pourtant le commentaire se trahit lui-même lorsqu'il induit une remontrance du président Nixon menaçant de destituer son collaborateur. Malade de la tare incoercible de l'image avec ses photos empesées phagocytant le cadre devenu étriqué et exaspérant , récurrentes et balayées de travellings ou zooms prégnants et affectés (sans oublier la mise en scène empruntée d'un envoi de télégramme), cette diatribe s'éloigne rapidement de l'ascèse et du discernement qu'elle prône pour s'orienter vers une dramatisation outrancière et un attrait irrépressible et passionné pour l'engeance politicienne, le pouvoir et une relation trépanée de dualité. Les houles tragiques et les charniers saumâtres pèsent finalement bien peu en comparaison du rapport de force ambivalent reliant Nixon à Kissinger, Johnson à Humphrey ou plus prosaïquement Kissinger à sa propre conscience. Pour preuve cette photo du président et de son secrétaire d'Etat devant une baie vitrée contrebalancée par celle où Henry Kissinger se retrouve seul face à une fenêtre, pensif et fulminant, tandis que le commentaire nous instruit sur la manière dont il raillait Nixon. Une seul être vous manque et tout est dépeuplé et le film de se perdre dans la léthargie au sein d'une dernière partie où ne perdure plus l'antagonisme et les rivalité sur lesquelles il fonctionnait et fondait sa pertinence. La réalité se met à s’évaporer, à transpirer, hors de portée parce qu’emportée dans une sarabande hétéroclite et languissante. Ce n’est d’ailleurs pas qu’elle nous échappe, à nous, aux journalistes comme aux parties prenantes, mais que simplement nous ne sommes plus en mesure de l’appréhender raisonnablement dans sa globalité tétanisante, compulsive et impassible : alors, fort de cet aveuglement intrinsèquement humain, ce procès devient kafkaïen.

Apparences de pouvoir. En filigrane de cet échec cuisant à dénoncer les malversations et manœuvres hypothétiques d'un criminel putatif se tapit une véritable et convaincante démonstration de l'ascension et de la renommée d'Henry Kissinger, à savoir sa compréhension prémonitoire et précoce de l'influence prépondérante de l'image et des médias sur ses concitoyens. Comble d'indigence et d'absence de lucidité, la décortication

tourne court et abonde dans ce sens en égratignant le mythe par des méthodes analogues à celles qui l'ont placé sur son piédestal. C'est par sa gestion parfaite de son image rayonnante de politicien sybarite, prospère et hors du commun qu'Henry Kissinger a su asseoir une aura incoercible et ineffable de succès qui se souvient d'un Sorensen quand tous nous avons entendu le nom de Kissinger. Précurseur de la politique actuelle par son utilisation de la presse people (Time et Newsweek) et sa couverture télévisuelle, il a su poursuivre et étendre la voie initiée par John Kennedy lorsqu'il défit Eisenhower. La remarque au sujet du conflit vietnamien "nous avons hérité d'une tragédie que nous devons finir avec dignité" prend alors un tour saisissant à la lumière de ce prêche médiatique. Il comprit rapidement qu'une vie privée exubérante, branchée et solaire suffisait à occulter les turpitudes d'une activité professionnelle auprès d'une cour enchantée, crédule et intrinsèquement irresponsable. Sa véhémence incisive, son magnétisme opportuniste et séduisant, sa subtile manipulation de l'information (les bombardements publicitaires au Cambodge, les pressions des groupes économiques au Chili) et son goût des bons mots suffirent à établir durablement son empreinte dans un pays aux idéaux politiques dévoyés et à l'hypocrisie lancinante. Où les diktats et stigmates du capitalisme hégémonique imposent leurs vues. L'art de l'anticipation d'Henry Kissinger réside, sans litote, dans le fait que l'exercice du pouvoir devienne une affaire de style. La légitimité de la charge irradiant de la perception que le peuple en retire. Pour peu que l'on paraisse puissant alors on le devient. Le paradoxe d'henry Kissinger étant certainement qu'il fut suffisamment intelligent pour concevoir cette politique "promotionnelle" mettant en avant et flattant son intellect calculateur. Transcendant les aberrations d'une histoire aussi prompte à juger qu'à pardonner (le documentaire demandant judicieusement en quoi les bombardements de Dresde et Tokyo seraient-ils plus pendables), l'indignation coupable et satisfaite, la démonstration parcellaire et les luttes d'influences, le pouvoir moderne aphrodisiaque ultime selon l'accusé ne serait qu'une apparence, inféodée, modelée, répétée. Vaste anticipation que la vie d'Henry Kissinger, à la sapience pragmatique, qui ne cessa de clamer qu'entre états la morale ne saurait prévaloir il ne s'agit que de "choisir le moindre mal" et refusa que ses dossiers personnels soient rendus publiques avant que les cinq années suivant son trépas ne se soient écoulées. Sûrement une manière de préserver "une fin décente et honorable", d'entériner l'admiration d'un peuple déférent ou d'infléchir son courroux. La dernière vision du film est moins gratuite et cocasse qu'on ne peut l'imaginer. Accoudé au hublot de Air Force One, le secrétaire d'état surplombe le vide abyssal. La tête dans les nuages, affrontant les affres d'une conscience en ébullition et négociant avec ses principes en quête d'un quelconque sursis, synonyme de paix intérieure. Il n'aura de cesse de ressasser, de se fustiger devant le spectacle d'un monde en devenir et qu'il a altéré et de se rappeler les mots tremblants qu'il prononça lorsque le Prix Nobel de la Paix lui fût décerné : "la fin de l'angoisse et de la souffrance". Autant pour les pays dévastés que pour lui ces propos ne sauraient être que des illusions à la crédibilité trompeuse et vacillante. Alors que le générique déploie impassiblement ses traînées austères comme autant de volutes duveteuses charriées par le supersonique lancé à une allure vertigineuse, nous reviennent en mémoire, dans un glacial réalisme, les vers de Shakespeare : "être omnipotent et sans amis c'est régner".

 
 

F. Flament
17 Mai 2003

 

 

 

 

 

 

Exercice de pouvoir

Film américain de Eugene Jarecki et Alex Gibney (2002). Basé sur l'ouvrage d'investigation imprécateur de Christopher Hitchens un documentaire erratique et complaisant revêtu des oripeaux de l'objectivité. Sortie française : le 7 Mai 2003.

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Photographies (18)

Liens
Le site officiel américain
Un site sur le film
Analyses et documents
Le documentaire de la BBC
Biographie de H. Kissinger

Fiche technique
REALISATION
Eugene Jarecki

SCRIPT
Alex Gibney

MONTAGE
Simon Barker

NARRATEUR
Brian Cox

MUSIQUE ORIGINALE
Peter Nashel

RECHERCHES
Salimah El-Amin, Melinda Shopsin, Mikaela Beardsley, Danny Cohen, Jessica Berman-Bogdan et Susan Hormuth
PRODUCTEURS
Alex Gibney, Eugene Jarecki, Roy Ackerman, S. Motamed et J. Amias
DUREE
79 minutes

PRODUCTION
Arte France, Zeta productions, Jigsaw/Think Tank Prods., Diverse Limited, BBC, History television, SBS Television Australia et TV2 Danemark
 
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