MANHUNTER
Créer une atmosphère. Injustement boudé des spectateurs, Manhunter est un formidable thriller d'une maestria et d'une beauté plastique incomparables. Adapté du premier roman où apparaît le docteur Hannibal Lecter (un personnage qui a marqué le cinéma), ce film se révèle par de nombreux aspects supérieurs à ses successeurs. Mais le comparer au Silence des Agneaux serait inadéquat, les décennies, les mentalités et les représentations sont différentes. "On ne peut voir que ce que l'on observe, et l'on observe que ce qui se trouve déjà dans notre esprit", est la citation d'Alphonse Bertillon qui débute le roman. Elle définit le personnage de l'agent du FBI et le spectateur. En ce qui concerne Will, c'est bien entendu le travail du profiler d'imaginer à partir des témoignages, de la connaissance des victimes et de tous les indices, le caractère de l'assassin. Il doit faire face aux pires obsessions et images que son esprit peut concevoir. Pour le spectateur, et contrairement aux représentations des années 90, Michael Mann choisit de ne montrer aucune scène repoussante et de situer les actions dans des décors superbes, clairs, à nous d'imaginer les meurtres et la noirceur des sentiments. Le long métrage n'en est que plus angoissant (pas étonnant si l'on se remémore des oeuvres comme Psychose ou Fog...). Le cinéaste est un véritable metteur en image, créateur d'atmosphère (même les ralentis apportent de la densité), de "moments". Un des réalisateurs américains contemporains les plus plaisants et les plus doués. Tout le monde connaît Heat ou le récent Révélations, des films attachants, avec des personnages crédibles, qui échappent pour le plus souvent aux clichés et au manque d'épaisseur "hollywoodiens". Des caractères au bord de la rupture, sur le fil du rasoir, à l'instar de sa mise en scène. Elle oscille entre élégance, tension et un sentiment de délivrance. Le sens du cadre de l'auteur est véritablement fabuleux. Un énorme travail de positionnement de caméra, de création de lignes directrices (positionnement des personnages comme les scènes Will / Molly) est sensible. Il sait quand faire une succession de représentations fixes, quand faire bouger la caméra (lorsque Will se rend aux alentours de la maison il alterne un mouvement vertical, puis horizontal le long d'un tronc) et comment se servir des éléments du décor dans ses "tableaux" vivants. Nous voici en face d'un catalogue d'images jubilatoires. Des plans douches, plongée, contre-plongée, les barreaux de la prison de Lecter, les arbres, les fenêtres, pylônes de parking, la télé face à Will, tous les éléments jouent un rôle dans l'élaboration d'une oeuvre visuellement époustouflante.
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Un nouvel espace. La photo de Dante Spinotti est à la hauteur du reste, très claire, lumineuse, avec des couleurs marquées. Les nuances de bleu (filtres), la luminosité intense, le blanc virginal de la cellule de Lecter sont autant d'artifices. Une ambiance colorée, un type de grain si beau, lisse, tout rappelle la série Miami Vice, dont Michael Mann était le principal créateur artistique. Cet ensemble concourt à créer une ambiance étrange, d'une |
beauté plastique presque picturale, qui contraste avec la noirceur du propos. Les décors ont aussi reçu une grande attention, comme la maison de Leeds et celle de Jacoby. La chambre entièrement blanche reste forcément en mémoire. La demeure de Graham, ouverte sur la mer, le cockpit de l'avion du FBI sont autant de splendides lieux qui sont les plus magnifiques des scènes pour les héros. Tous ces éléments permettent au cinéaste d'apporter une profondeur aux plans, des lignes fuyantes à l'horizon. Des images qui nous invitent dans le film, à regarder plus loin, à pénétrer dans l'histoire et dans l'esprit des protagonistes. Elles créent une sensation d'espace, ouvrant une nouvelle dimension. Une opposition constante entre ouverture et cloisonnement. Des "moments" privilégiés, des plans ou séquences durant lesquelles, on se déconnecte, comme en transe. La musique envahit nos sens et l'image fait le reste. Will regarde sa femme sur le bateau (plan fixe de son visage, qui semble nous regarder : Jouons-nous le même rôle que sa femme ? Nous prend-il à témoin ?) par exemple ou un lever de soleil à côté de la maison de Dolarhyde. Une scène d'amour avec la fenêtre ouverte sur la mer, la rencontre Crawford-Graham du début (avec un mouvement descendant). C'est caractéristique du cinéma de Mann et c'est littéralement envoûtant. Comment ne pas citer le moment d'intimité de Dolarhyde et la jeune femme aveugle Reba McClane, la caméra virevolte, s'attarde sur un mur, une fenêtre, un lever de soleil, une poitrine qui se gonfle, et la musique emplit cette pièce. Une séquence d'une poésie et d'une naïveté qui tranche avec le reste du film et qui en l'espace de quelques minutes montre le tueur sous un jour nouveau. Difficile aussi de ne pas voir dans ce film de jeunesse de multiples références à d'autres réalisateurs, Hitchkock, mais aussi Carpenter dans cette formidable scène d'ouverture où l'on pense immanquablement à Halloween, tout comme Mike Myers, Dolarhyde monte lentement l'escalier, tourne et surprend une jeune femme. L'ensemble est observé par ses yeux et une musique angoissante l'accompagne. Une ambiance sonore par ailleurs d'une grande densité. Outre les partitions originales, l'auteur puise dans des compositions typiquement 80's, à base de synthétiseurs, des rythmes lancinants ou frappants qui donne à l'image une nouvelle ampleur. Que ce soit pour la rencontre Lecter-Graham, les caresses Dolarhyde-McClane ou le générique de fin, ces rythmes sont indissociables des images et sont à part égale source des sensations et du plaisir que procure l'oeuvre. |
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Rapports de force. L'interprétation est parfaite, tout d'abord William Petersen qui campe un Will Graham tourmenté et torturé par ses démons. Il sait qu'il s'engage sur la voie de l'autodestruction mais il tente malgré tout de pratiquer ce qu'il sait le mieux faire. Le dialogue avec le fils de Molly au supermarché est vraiment empreint de vérité et de sincérité, lorsque Will parle de ses démons (dans le roman c'est encore plus noir). De l'autre côté Brian Cox sait capturer dans ses (trop) rares scènes tout ce qui fait le charisme de Lecter : sa redoutable intelligence, son humour, son cynisme, sa sauvagerie et son esprit calculateur. Il fait preuve d'une très grande sobriété. Les discussions entre les 2 hommes sont de très grands moments. On de délecte de certaines répliques pleines d'ironie comme lorsque Lecter au détour d'une phrase demande à Will son numéro privé ou des dialogues comme cette perle :
Contrairement au couple Lecter / Starling, où l'attraction sexuelle et la fascination cimentaient les relations, les interactions Graham / Lecter sont basées sur une sorte de respect-besoin avec un rapport de force inversé. Pour le terrible docteur, Will est la personne qui l'a percé à jour en très peu de temps, un homme qui a su lire en lui, pénétrer sa "complexité". Pour l'enquêteur c'est une source de fierté et son étalon criminel. Ainsi leurs rapports se fondent sur une base égale et leurs discussions laissent apparaître un étrange détachement. Ici pas de cellule croupie ou de plexiglas, ils semblent se rencontrer en terrain neutre, une sorte d'antichambre blanche et virginale. Lecter se trouve en prison depuis peu de temps, il n'a pas encore ce côté autosuffisant ou vampire, de même sa folie n'a pas encore évoluée. Il cherche à influencer l'extérieur, s'amuse, s'enthousiasme et pratique l'humour à froid. Sans le dire, il attend avec impatience les échanges avec Graham qui sont une des rares choses au monde dont il ne peut se passer. Dans le roman il finissait par être la perte de l'enquêteur, qui terminait horriblement défiguré : le côté malsain de Lecter, il ne supporte pas qu'une personne l'ait battu et soit plus intelligente que lui. Will le gêne et il doit se débarrasser de cette faiblesse. Mention spéciale pour le reste du casting, Dennis Farina campe un Crawford opiniâtre et tenace, empli de pragmatisme. Tom Nonnan joue un tueur fou et fragile, avec des aspects enfantins et affreux, son physique y est certes pour beaucoup. En ce qui concerne les femmes, elles ne sont pas suffisamment présentes à l'écran pour véritablement composer un rôle, néanmoins Joan Allen apporte beaucoup de fragilité et de force à Reba, une jeune femme aveugle qui s'assume. |
Une fausse distance. L'attrait du film réside dans le non-dit. Il parle à l'intelligence du spectateur et ne lui donne pas en pâture les scènes les plus abjectes. Au début, lorsque Crawford rend visite à Graham il lui tend les photos des victimes à l'envers, on s'imagine le pire, une boucherie, mais lorsqu'elles sont retournées ce ne sont que des simples photos de famille. C'est Will qui nous donne les résultats des examens des légistes (pas de cadavres |
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montrés, juste les personnes vivantes, les enfants qui jouent dans la piscine...). Ce qui nous fait sursauter, c'est bien quand il rentre dans la chambre où a eu lieu le dernier meurtre, il allume la lumière et les traces de sang sur les murs blancs, immaculés nous sautent au visage. L'ambiance rendue sereine, cette fausse distance est bien pire. Le fait de mêler si intimement des décors si beaux, une vie si harmonieuse et des exactions aussi horribles crée une sorte de malaise et l'angoisse s'en trouve renforcée. Le livre de Harris possède d'indéniables qualités d'écriture, d'histoire (une investigation poussée, une enquête passionnante) et il est normal qu'il ait interéssé un producteur chevronné comme Dino DeLaurentiis. Mais comment adapter une histoire aussi sombre, qui privilégie le psychisme de Francis Dolarhyde, un homme peu attirant physiquement et que sa grand-mère a traumatisé dans son enfance à force de brimades et de vexations ? Un homme dont la vision d'un tableau de William Blake "Le Grand Dragon et la Femme Vêtue des Rayons du Soleil" a donné un sens à sa folie, une volonté de changement et le début de meurtres atroces.
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Film américain de Michael Mann (1987), adapté du roman de Thomas Harris et première apparition du Dr. Hannibal Lecter. Avec William L. Petersen (Will Graham), Brian Cox (Dr. Hannibal Lecktor)... Sortie française : le 27 Avril 1987.
Fiche
technique
REALISATION
Michael
Mann
SCENARIO
Michael
Mann d'après le roman de Thomas Harris
MONTAGE
Dov
Hoenig
INTERPRETES
William L. Petersen (Will Graham)
Kim Greist (Molly Graham)
Dennis Farina (Jack Crawford)
Brian Cox (Dr. Hannibal Lecktor)
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Dante
Spinotti
MUSIQUE ORIGINALE
The
Reds & Michel Rubini
PRODUCTEURS
Dino
De Laurentiis & Richard A. Roth
DUREE
121 minutes
PRODUCTION
DEG
SORTIE FRANCAISE
Le 27
Avril 1987
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