Nuages d'été. Il y a presque un an, Julien et sa sœur Emma ont perdu leur mère. Depuis, ils vivent seuls dans la bâtisse familiale située dans la campagne beauceronne avec leur père, Gilles, un écrivain pour enfant. Pour ces trois protagonistes l'acceptation du deuil est d'autant plus ardue que la communication et la complicité ont déserté un foyer où l'on se côtoie sans se confier ou conférer. Où ils s'activent tels des papillons en pleine lumière, dans une vaine danse masquant les fêlures intimes.

LE CHIGNON D'OLGA

Alors que le mois d'août avance en écrasant de lumière et de langueur les comportements, Julien erre dans les rues de Chartres, ne sachant véritablement ce qu'il recherche et ce qu'il conçoit en tant qu'amour et attachement. C'est là qu'il s'éprend d'une vendeuse de librairie, Olga, une jeune femme frêle et gracile d'un charme déroutant. Dès lors, cette vision de volupté ne le quitte plus, à tel point qu'il a recours à toutes les ruses pour tenter d'attirer son attention. Il la convoite, l'aime chastement, la désire physiquement. Elle devient la quintessence de ses pulsions et sentiments. Il ne peut pourtant exprimer cet attachement à personne et encore moins à son amie d'enfance plus âgée, Alice, avec qui il passe le plus clair de son temps.

Le cirque. Visionner un premier film est toujours une expérience savoureuse et rafraîchissante, les sentiments y sont exacerbés, les inspirations et les balbutiements légions. Jérôme Bonnell, jeune cinéaste de 23 ans, ne déroge pas à la règle. Après trois courts métrages (Liste Rouge et Pour Une Fois en 2000, Fidèle en 1999), il signe une première oeuvre timide et dispersée, mue par une prédilection enfantine, improvisée et ludique (l'auteur s'octroyant deux alter ego à l'écran, Julien le héros et Basile, l'enfant qui découvre, tous deux s'extériorisent et ressentent le monde par leurs grands yeux écarquillés). Ici point de naïveté, juste une innocente et émouvante candeur qui submerge le film - au risque de l'éparpiller - et nos cœurs prêts à chavirer. Dans une atmosphère paradoxalement poisseuse, mélancolique et survoltée, nous voici transportés dans un été beauceron qui décline et s'achève. A cette période d'août où les jours d'été s'envolent fébrilement sous la brise, comme des songes balayés par une monotonie insidieuse. A l'instar de cette adolescence qu'ont du quitter brutalement Emma et Julien alors qu'ils n'y étaient pas préparés. Un paradis secret qui s'ankylose et que l'on sait devoir irrémédiablement et brutalement quitter en dépit de sa douceur et de ses félicités sereines. Est-ce dû à la jeunesse du metteur en scène mais tous ses personnages sont contaminés par sa vision empreinte de folie, de fougue et d'exaltation (l'entêtement décontenancé d'Emma et l'exubérance d'Alice), ils ressentent les événements sans véritablement les contenir ou les comprendre, en les prenant tantôt avec un pragmatisme teinté de cynisme - carapace par excellence - tantôt avec une démesure violente et incrédule (car à fleur de peau, viscérale et entière). Par cette faculté à s'indigner et à accepter, l'auteur parvient à représenter judicieusement une période de l'évolution à la fois amère et merveilleuse.

Et puis il y a ce téléviseur constamment allumé, une lucarne qui passe en boucle Le Cirque de Charlie Chaplin. Excellent apologue - quoique peut-être suremployé - de la vie des protagonistes, entre cruauté et innocence, rire et deuil, qui traverse et résonne par instant dans ces murs (physiques ou psychiques) ouatés de la vie familiale. Car il y a un secret ou plutôt un tabou qui mine ces trois êtres, les empêchant de communiquer. Il y a

un an, la mère est morte. Jamais véritablement acceptée ou discutée, cette perte a continué d'étouffer jusqu'à l'asphyxie des personnages en plein doute. Petit à petit, ils se sont éloignés de leurs proches ou d'eux-mêmes. Il y a ce regard fatigué dans la glace, cette perte d'inspiration devant un rideau jauni par le soleil et cette quête sexuelle et/ou affective. Dans la première partie de l'œuvre (la plus maîtrisée et concise, aux accents rhomériens), le réalisateur réussit le tour de force d'apposer une véritable pesanteur, tout à la fois dramatique et tangible, à cette mère absente. Par des détails infimes, un objet, un cliché sépia, et surtout la passion musicale (qui ouvrira et clôturera le long métrage), il ramène la génitrice non plus comme fédératrice et ciment familial mais comme un miroir auquel on ne peut que se confronter stérilement. Car cette régression du langage et de l'intimité, ils ne peuvent la combattre. Pas qu'ils soient désabusés ou résignés, mais simplement leur catalyseur et inspirateur s'est dispersé. Cette mère envolée, emportée par un flux informe, une mort encore plus absconse pour le spectateur qui, jamais, n'en connaîtra les circonstances et donc les culpabilités qui pourraient en découler.

Education sentimentale. Une fois le décors planté, notamment par les deux scènes d'ouverture (la première, hilarante et attendrissante, prend place dans la librairie et la seconde narre le vidage de l'armoire), la réalisation va s'employer à retranscrire la futile agitation et l'intense vacuité qui envahit chaque pouce de l'espace. Voilà que l'image s'ouvre et s'étoffe, faisant vibrer son spectateur à l'aide d'artifices et de choix de plus en plus contradictoires (travail important de la forme et des lignes directrices - à la Tsai Ming-Liang - lorsque la voiture emmène les valises ou lorsque Basile observe l'horizon alors que julien court après les moutons), les plans fixes et contemplatifs font place à ceux filmés caméra à l'épaule (dans cette scène introspective et émouvante du cimetière). D'obédience naturaliste et contemplative, le film se fait sophistiqué et patchwork irrépressible d'expériences, avec une caméra fixée sur la mobylette de Julien et le vacillement lointain des lumières troubles et diffuses de la ville. Le récit devient alors étrangement analogue au cinéma "vignette", en vogue actuellement (La Famille Tenenbaum, Ghost World…), pourtant il s'en distingue totalement. En effet, il s'agit moins de temps forts et de rythme prévisible, d'assujettir son existence à des fragments moteurs et espaces de l'intrigue, que de moments où l'on privilégie l'excitation et l'émancipation et ceux où l'on oublie un instant de vivre devant une photo, une vitrine ou une tombe. Les bouffées de rires ou d'agitation deviennent alors de brusques inspirations où le film nous raccroche à lui dans ses velléités d'expression charnelles. La vie et la parole flottent, elles, à distance. Il n'y a qu'à voir la scène du dîner d'anniversaire pour s'en persuader, les personnages parlent plus fort, pérorent, font des plaisanterie potaches, pourtant leur mal-être pointe derrière ce masque factice et c'est ironiquement que Gilles jettera le sien lors d'une soirée costumée.

Déboussolés, les membres de la famille s'étiolent et s'efforcent d'enclencher une quelconque métamorphose. Emma développe des sentiments d'une ambivalence croissante pour son père, remplaçant sa mère dans une scène de dispute où le malaise devient palpable. Pourtant la jeune femme n'est pas sûre de ses inclinaisons sexuelles et par sa tentative de baiser lesbien, elle cherche à n'en pas douter une intimité et une complicité consumée. Gilles, comme ses enfants est à un carrefour où le temps s'est arrêté. Pour un assentiment posthume ? Une reconstruction modeste, chancelante et douloureuse ? En tout cas ils s'efforcent de contenir ou plutôt de définir leur manque avant que celui-ci ne gangrène tous leurs sentiments. Carence de liens, les scènes seront incapables de présenter les trois membres de la famille affronter de concert leur trauma. Une tâche difficile du fait de l'esseulement toujours plus carcéral des décors, de ces rues désertes et de la vitrification des scènes. Derrière ses chambranles, le monde se désynchronise, se meut à une vitesse légèrement déphasée, à l'instar du mouvement accéléré du film de Chaplin. Un hiatus, une histoire muette, leitmotiv du foyer traversé de toutes les émotions, mais bridé dans un silence mélancolique. Julien ne dira-t-il pas qu'il aime sentir les gens dans la maison, mais pas leur parler. Tout le décalage est là, dans l'achoppement des névroses, des peurs (recommencement) et des obsessions. La mise en image trahit ce clivage physique et ontologique, ainsi Julien, dans la réalité, est toujours séparé d'Olga par un pilier, une vitre, un enfant, même lors de ses promenades d'avec Alice, la peur et l'impossibilité de contact se font jour par une porte cochère ou cette croix du cimetière, érigée tout à la fois comme mère et juge moral.

Le genou d'Olga. Qu'en est-il de la présence de la muse de Julien ? Curieusement elle est inversement proportionnelle à son importance dans l'évolution et la vie du jeune homme. Puisque nous ne la verrons que durant quelques courtes scènes réelles ou fantasmées. Pourtant c'est bien son chignon (comme celui d'Alice) qui enserre le récit et maintient sa précaire intégrité. Alors que le long métrage démarre délicatement - s'étirant à la

manière d'une journée estivale -, Olga assoit le personnage de Julien, une sorte de jeune artiste lunaire, qu'une douce folie rend plus mature et inadapté. Cette fibre artistique, toujours vivace chez le jeune homme, périclite et il faut un genou, une nuque enivrante et une robe vaporeuse pour la flatter et la faire vibrer, l'empêcher de s'éteindre emportant avec elle son adolescence et son don. Olga, c'est une fortification que l'on contemple avec respect et déférence, qui soutient le cœur. Car si dysfonctionnement il y a, il est avant tout d'ordre sensoriel, cette faculté d'apporter pesanteur à un monde d'une vertigineuse célérité, à envisager son corps balbutiant dans le tumulte et les chocs de l'existence. Julien est un pianiste né. Pourtant le décès de celle qu'on devine l'avoir amené à vivre par cet instrument lui a ôté trop tôt cette joie et contemplation naïve qu'est l'inspiration. Cette sonorité, il va la recouvrer par l'œil, idoine d'une acuité retrouvée, d'effluves et de fragrances des êtres qui ont désappris le langage. Ce jeu devient alors le moteur du film, aussi bien que de l'artiste. La caméra épouse les corps des acteurs tous épatants, mais d'une manière curieusement ambivalente et chaste : le regard de Julien, adepte des marivaudages romantiques, désuets et sages mais qui ne rechigne pas à parler de sexe avec Alice. Une nouvelle appréhension charnelle, déstabilisante et étouffante. Un jeu qui trouve un exutoire dans le burlesque des efforts vains de Julien pour être remarqué de la libraire (et cette scène d'anthologie où il persuade un ami de son père d'aborder brutalement Olga pour pouvoir la sauver et affirmer sa virilité) ou de son rôle de confesseur pour les amours déçus d'Alice.

L'idylle virtuelle qu'il entretient avec Olga - icône abstraite et fantomatique - est un refuge, une passion stérile. Un fantasme revisité pour le protéger des atermoiements amoureux de son amie, des colères de sa sœur et de l'indolence de son père. Subjugué, elle est pour lui la Femme, la parfaite, celle qu'il désire et étreint dans ses rêves. Une image et quelques mots échangés, pour un amour absolu et irraisonné à sens unique. Inconsciemment, il sait peut-être déjà qu'elle est mère, qu'elle a cette grâce et cette prestance qui sied à l'idée qu'il se fait de celle avec qui il veut fusionner (sa génitrice ?). Il la révère aussi de par son absence de son, avec elle il ne jouit que par l'œil (comme lors de ce fantasme où elle fait pour lui une roue dans le jardin) et oublie le fardeau musical (le concours). Olga est au-delà de ses espoirs et des ses possibilités, hors de portée de ses assiduités, elle est aussi une excuse pour éluder toute présence féminine, l'opulence ou la quiétude qui pourrait s'en dégager. Julien préfère cette passion pure, chaste et froide, à distance, qui ne l'implique pas totalement. Un sentiment hypocrite et égocentrique puisqu'il ne l'aime et ne la contemple que lorsqu'il le souhaite. Jusqu'à ce qu'il s'aguerrisse et que dans un regard complice, réciproque et ingénu, il fasse l'amour à Alice. C'est alors que survient la dernière scène - convenue diront certains mais d'une douceur satinée -, Julien se lève dans l'appartement de la jeune femme, regarde longuement par la fenêtre la gare paisible et sereine (opposée aux rues vides de sens et étriquées), puis s'installe au piano, la caméra nous montre alors Alice, endormie sur le ventre en travers du lit, le drap pudiquement remonté sur sa chute de reins. Cette vision de la beauté féminine comme la décrivait jadis Kawabata, suffit à Julien pour frapper le clavier et les notes s'envolent sur fond noir (comme celles du début de l'œuvre et de la vision d'Olga). Ce corps féminin magique, tout de courbes et de rondeurs, il a pu en jouir tout en conservant ses sentiments, sans malice. Et en se donnant à son amie d'enfance, il retrouve cette paix du corps et de l'esprit, sa pureté, sa pétillante innocence. Comme Basile découvre, les yeux ébahis et espiègles le cinéma et les escargots, pour Julien, l'œil et l'ouïe se confondent, les sens s'harmonisent, les chignons se dénouent. La pièce de claquettes d'Alice la mettait en scène avec deux hommes, sûrement les deux Julien, l'un ami d'enfance et confident et l'autre jeune adulte en plein apprentissage. Fini Le Rouge et Le Noir, et cette femme mûre entraperçue au travers d'une vitre, les sentiments feints, illusoires ou tortueux. L'autobiographie à peine masquée de l'auteur s'achève, et le portrait de Julien perdurera par sa mélancolie et sa justesse. Cristallisée par une scène foudroyante où il découvre devant un cinéma qu'Olga est mariée et mère. Sa déconvenue est frappante et sa réplique "il y a des fois où l'on a envie d'hurler sans que personne n'entende" résonne d'une manière stupéfiante et poignante dans le vécu et l'âme de tout spectateur.

 
 

F. Flament
28 Septembre 2002

 

 

 

 

 

 

Alice de l'autre côté de la vitrine
Film français de Jérôme Bonnell (2001), premier long métrage d'un jeune réalisateur de 23 ans. Avec Hubert Benhamdine (Julien), Nathalie Boutefeu (Alice), Serge Riaboukine (Gilles), Florence Loiret Caille (Emma)... Sortie française : le 28 Août 2002.

Multimédias
Bande-annonce
Photographies (14)

Liens
Le film sur l'IMDB
Site officiel Artcam
Site officiel Diaphana

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Jérôme Bonnell
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Pascal Lagriffoul

INTERPRETES
Hubert Benhamdine (Julien)
Nathalie Boutefeu (Alice)
Serge Riaboukine (Gilles)
Florence Loiret Caille (Emma)
Delphine Rollin (Olga)

DECORS
Benoît Bechet
SON
Laurent Benaim

COSTUMES
Carole Gerard

PRODUCTEURS
Joël Farges, Elise Jalladeau, Arnauld de Battice et Sylvain Goldberg
DUREE
96 minutes
PRODUCTION

Artcam International, Studio Canal et Diaphana (distribution)

SORTIE FRANCAISE
Le 28 Août 2002
 
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