Pourtant,
le réalisateur James B. Harris est un artiste que l'on
peut vraiment qualifier d'indépendant. Vétéran
de la guerre de Corée, il a entretenu une amitié
avec Stanley Kubrick et produit nombre de ses films comme Les
Sentiers De La Gloire ou Lolita. Une collaboration
qui de son propre aveu lui a ôté toute propension
à la compromission, et "l'obligation de trouver
des sujets et un matériau du même calibre que Stanley
Kubrick et |
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moi aurions envisagé. Un tel idéalisme devient
vite négatif". Sa carrière de cinéaste
en a certainement pâtie. Trois longs métrages sortent
du lot, tout d'abord Fast Walking, où James Woods
(déjà) était parfait dans le rôle
d'un maton projetant l'évasion d'un détenu, il
y régnait une atmosphère moite lorgnant vers une
bouffonnerie caustique et noire que n'aurait certes pas renié
Jim Thomson qu'Harris avait côtoyé lors du tournage
de L'Ultime Razzia. Puis viennent Cop et Sleeping
Beauty. Le premier contenant en germe la fantaisie débridée
et le goût pour le conte de fée amer et baroque
du second (à l'image des histoires qu'Hopkins raconte
à sa fillette pour l'endormir, des faits d'une violence
et d'une lucidité intolérable pour une enfant
qui n'ont pour but que de l'éduquer pour qu'elle ne devienne
pas une de ces femmes victimes, pour qu'elle cesse immédiatement
de croire en la bonté humaine ou en des lendemains qui
chantent, pour qu'elle abandonne la notion même d'espoir
et de fin heureuse). Dans ces fables pour adultes à la
fois raffinées, élégantes et superbes se
retrouvent confrontés la noirceur de l'âme avec
un optimiste naïf et enfantin, la misogynie et l'incommunicabilité
de Cop s'estompent et s'apaisent (la femme achetée
endormie n'est plus harpie ou mégère mais la plus
douce des créatures) dans Sleeping Beauty et les
relents de fantasmagorie latente sont libre de prendre leur
essor. C'est dans cette optique qu'il faut aborder le présent
long métrage où un personnage ambigu au physique
d'assassin (James Woods a traîné plus qu'à
son tour ses guêtres de meurtrier) se retrouve policier
homérique, justicier fordien paradoxal et antipathique
à l'honneur chevaleresque (protéger la vertu de
la femme). Voilà qu'il arpente sa ville, son
microcosme léthargique fait de latéralité.
Féru de littérature ou de jazz et allant jusqu'à
les défendre à la moindre occasion comme "Deux
formes pourtant spécifiquement américaines. Mais
les gens jugent le roman noir pas assez léger, amusant.
Dans leurs lectures comme au cinéma, les Américains
veulent se distraire. Or la distraction peut prendre bien des
masques. Pour ma part, je la trouve précisément
dans ces oeuvres sombres, stylistes, étranges, et qui
provoquent en moi une sorte de jubilation mentale. Probablement
sous l'influence de la télévision, la plupart
des spectateurs s'ennuient dès que tout n'est pas dit
en deux minutes trente, et préfèrent les intrigues
à rebondissements - un événement par page
- au style. Or la littérature noire ressemble au jazz.
La ligne mélodique est indiquée d'entrée.
Si vous la gardez présente en mémoire, vous savourez
les variations des musiciens. Aujourd'hui, au cinéma,
la ligne mélodique me semble trop présente tout
du long. On a l'impression de réécouter quarante
fois d'affilée le même thème.",
James B. Harris n'hésite pas à insuffler tous
les éléments de ces genres dans sa mise en scène.
L'aspect le plus spécifique reste sans nul doute l'indolente
et évanescente claustrophobie avec laquelle il abolit la troisième
dimension de l'espace, augurant un monde opaque et fuligineux
où tout résiderait à la même place,
se superposant en strates contiguës (les photos sur les
dossiers lorsque Hopkins recherche le dénominateur commun
des crimes ou les poèmes dans la scène où
il comprend la signification des dates des meurtres) et prévisibles.
Il n'y a même plus besoin de champ-contrechamp, puisque
lors de la découverte du cadavre du "Moineau"
Lloyd parle à un policier que nous voyons dans un miroir,
parfaite vignette délimitée, succédané
astucieux à un split artificiel et disgracieux.
A l'identique, il suffit que l'enquêteur souhaite retrouver
un informateur en montant dans un véhicule pour que la
caméra traverse la rue et nous présente ledit
indic babillant avec ses comparses dans la plus grande décontraction.
On aperçoit déjà la volonté de l'auteur
de travailler sur l'horizontalité, jusqu'à envisager
le long métrage au même titre qu'une portée
musicale où serait inscrite une partition de jazz. Tantôt
en solo, tantôt en groupe, les morceaux s'enchaînent,
nous entraînant sur une ligne mélodique délétère
et balancée. L'une des scènes les plus marquantes
au vu de cette nouvelle distribution spatiale est celle où
le héros fais l'amour à une prostituée
– ramassée sans scrupules
lors de l'enquête
– sur le coin d'une cuisine équipée.
Mais la caméra ne reste pas en plan fixe sur le coït,
au contraire elle s'éloigne, pudique, en suivant –
un swing décontracté –
dans un flottement exquis les parois de la pièce, s'arrêtant
un seconde sur un uf caramélisant dans une poêle,
dont on devine les miasmes acres et la dimension symbolique
aussi bien que temporelle, pour terminer de l'autre côté
du couloir sur une porte qui se ferme comme mue par un courant
d'air. Que nous apprenions plus tard qu'il s'agissait d'un photographe
renforcerait plutôt le sentiment d'aspiration, comme une
réalité déjà happé par sa
continuité. Idée presque platonicienne où
une identité serait remplacé par la nouvelle réalité
qu'elle engendre. Tout le talent de l'artiste est de nous faire
ressentir la logique nébuleuse de l'évolution
en nous faisant traverser son film non plus comme une succession
d'images se recouvrant au fil du temps mais comme une gigantesque
fresque transversale et murale devant laquelle nous progressons
en observant chaque fragment, chaque laie, en nous mirant et
projetant nonchalamment sur elle.
Couacs. Le récit parle finalement moins de l'autre
que du même, comme si tout dépendait, se rattachait
à Lloyd Hopkins (sûrement la raison pour laquelle
l'acolyte du héros dans l'affrontement décisif
a été gommé). Spinoza ne disait-il pas
que "la nature humaine est la même partout"
? Harris lui répond par l'affirmative tout en incluant
subrepticement et insidieusement –
comme pour compenser les choix malheureux du scénario
–
l'assertion selon laquelle toute la perception du monde proviendrait
de lui-même en tant qu'entité prenant conscience
de ses limites, en l'occurrence géographique. Ainsi notre
héros semble le seul à pouvoir se placer hors
du tumulte, pour s'asseoir, supputer et s'interroger pour comprendre
l'espace. Qu'il lève et roule les yeux vers le ciel lors
de cette scène où, transi, il manque de s'endormir
derrière la porte en attendant Haines (Charles Haid échappé
de Hill Street Blues) possède ainsi une valeur
pratiquement mystique, plus qu'une soif de rédemption
il cherche à appréhender une nouvelle réalité
libérée des affres du rafraîchissement et
de la redondance. Il y voit certainement un éden (un
paradis supérieur pour nos anges déchus embourbés
dans la glaise de leur purgatoire) où le mélange
et la pénétration existent bel et bien. Car dans
son monde biaisé par sa rigide morale manichéenne
et wasp –
qu'il ne cesse de bafouer –
rien n'est miscible, tout se superpose comme lors de l'affrontement
final où les deux hommes se retrouvent l'un (sur une
passerelle) au-dessus de l'autre (position de juge ou d'archange
?). Le seul moyen de vaincre réside dans la faculté
de déchirer le tissu conjonctif et éthéré de sa perception
du monde, de sortir de la ligne ou de l'ornière (Hopkins
obligera l'assassin, en actionnant les gradins, à abandonner
son anonymat douillet de deus ex machina, à retomber
dans la lumière, mais lequel des deux, hypocrite, a franchi
la ligne et conservé son masque ? N'est-ce pas plutôt
le policier égocentrique qui a préféré
rester dans l'ombre, tel le Mephisto ordonnateur de Faust
–
Wilhelm Friedrich Murnau, 1926 –
jouant de la foule et de caractères contradictoires et imparfaits
? Et si le ciel était un cercle inférieur des
Enfers, car comprendre l'horreur du monde c'est succomber à
son supplice), un sacerdoce de missionnaire exalté
flirtant avec le messianisme, ultime fantasme des lecteurs ou
spectateurs pour un récit commençant dans le néant
et se terminant face à l'abîme de la folie. Dans
l'approche musicale et tonale de la psyché persiste ce
clivage incessant, à savoir la fusion du corps et de
la voix. Tout commence par un fond noir sur lequel est accolé
une voix (émise d'une cabine téléphonique,
lieu de rencontre par excellence où les termes du duel
final seront édictés), manifestation perdue dans
l'immense vacuité et se heurtant à des standards
occupés (cette surdité, dénégation de l'être) et indifférents
jusqu'à trouver le bon interlocuteur. Les mots prennent
alors corps, mais paradoxalement pas celui du petit malfrat
mais celui de Lloyd. Le malaise primal, au même titre
que le traumatisme originel du viol, nous place dans une situation
inconcevable de désynchronisation (jusqu'au retour à
la cabine et à l'apaisement d'une conclusion inéluctable
; entre les deux tout n'aura été que parasites
et couacs). Plus jamais durant le film corps et voix ne vont
retrouver leur gémellité sycophante. Est-ce un
façon d'échapper à la prison charnelle,
vaine utopie d'un échappatoire à colleter ? Comment sinon
analyser cette scène mémorable où nous
parcourons le domicile de Hopkins avec la voix de sa femme psalmodiant
la litanie d'une lettre de rupture –
pli que nous voyons seulement le policier lire à la fin
de la visite des lieux vides et désaffectés. Pourtant
la parole –
l'essence ? –
de la femme et la fille semble n'avoir jamais quittée
la pièce accentuant encore l'impression que l'intégralité
du monde se concentre à Los Angeles. Hors de cette ville
de chaos ne persiste rien, un monde de corps sans la rythmique
vocale, sémaphorique.
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Que
cette cité mythique –
sorte de Camelot moderne –
soit intrinsèquement musaïque n'arrange pas l'affaire
des enveloppes corporelles. Trouver la place et la posture à
adopter pour son appendice de chair pourrait être l'unique
préoccupation des protagonistes. Comment l'amadouer pour
qu'il n'altère pas l'émanation ou l'exhalation sonore
? Plusieurs images |
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reviennent à l'esprit, il y a cette confrontation d'avec
son supérieur qui oblige Lloyd à se tenir droit,
hiératique devant un homme assis qui semble l'ignorer.
De longues secondes s'écoulent sans que l'on appréhende
véritablement ce hiatus, ce schisme temporel –
certains d'y voir un épanchement des longues périodes
d'inactivité d'un réalisateur indépendant.
Ce corps auquel on ne parle pas existe-t-il réellement
? Ou n'observe-t-on que les errements d'une goule –
Hopkins lorsqu'il renifle l'air et laisse libre cours à
ses instincts à tout du prédateur atavique et
désinhibé sommeillant en chaque individu –
désespérée et hagarde ? Une anatomie névrosée
influant sur les êtres, devenus alors tous névropathes.
Il suffit d'observer Kathleen serrant avec gêne son coussin
alors qu'elle s'imagine déjà faisant l'amour avec
Lloyd ou son soudain entêtement à vouloir faire ses ablutions
pour réaliser l'impact néfaste de la morphologie
troublée, torturée et engoncée sur la musique,
métaphore ici de l'âme et de l'esprit. Des comportements
erratiques et anxieux que le cinéaste n'hésite
pas à souligner par des ruptures (dans la bande-son ou
dans l'écoulement de l'histoire notamment avec la conclusion
abrupte exacerbant à nouveau la dualité : "tu
as raison
je m'en fous") et des grincements de saxophone
sorte de complaintes angoissantes et déchirantes (à
la suite de l'intimidation dans un diner d'un policier
corrompu). Le cinéaste ne rappelait-il pas d'ailleurs
à la sortie du long métrage que : "Lorsque
j'écris un scénario, je m'arrange pour que l'histoire
se tienne sans trous d'air. Une fois sur le plateau, je reste
à l'écoute. On accorde trop de crédit au
metteur en scène mais, s'il sait écouter, il y
gagne. Les trouvailles viennent souvent des autres. En tournage,
on doit être capable de créer un libre mouvement
des idées et garder les siennes en réserve, au
cas où personne ne saurait quoi faire. Pour James Wood,
il faut plutôt le retenir, le canaliser. En reprenant
la comparaison avec le jazz, il est le meilleur soliste sur
la place." Les clés du visionnage sont là,
en filigrane, tout comme dans cette scène où Hopkins
au bord de la catatonie, dans une sorte de transe extatique,
un abandon à ses pulsions animales, découvre le
détail essentiel, le sésame : un micro, instrument
propre à se rapprocher de la compréhension omnipotente
et universelle, en captant et en enregistrant les manifestations
sonores, les vibrations de l'âme.
Ubiquité, la voie de l'Enfer. Ce qui n'avait été
qu'imperceptible et indicible bascule alors. Et le film se retrouve
atteint par une dégénérescence maculaire
et morale. L'amaurose s'oppose à l'espace croissant occupé
par la voix, mais il y pire : l'annihilation des points de vue.
En effet, tout comme James Woods phagocytant la caméra,
voilà que son incarnation se met à vampiriser
son environnement dans une exaltation névrotique, méthodique.
Son hérédité trouble, lourde d'atavisme
et de misogynie explose (Marlowe, Spade, Hammer, ainsi que les
personnages rigoureux de Clint Eastwood sortis tout droit de
Dirty Harry ou de La Corde Raide). Voilà
notre flic mu par des pulsions toujours plus équivoques,
sadiques et violentes. Sa tension endémique détruit son
mariage, mais il n'en a que faire, ce monde n'existe que par
lui, que par les épiphénomènes qu'il engendre.
Il observe avec dédain, acuité et détachement
cynique les individus qui s'y débattent, mieux il les
excuse de leur humble aveuglement. Sont-ce de simples remous
d'une entité imbue d'elle-même qui mettrait en
scène le monde ou les preuves qu'il évolue dans
une réalité qu'il construit au fur et à
mesure de ses divagations mentales (ce qui expliquerait la restriction
géographique et la léthargie ouatée de
ces quartiers). Cette permanence errante (la leçon de
début de film sur un repaire latino qui n'a pas changé)
serait l'apanage d'un démiurge arborant un regard amusé,
qui au comble de l'écurement aurait endigué
le pourrissement de sa ville. Simplement en la réinventant
à sa manière, en imprimant un page vierge de ses
fantasmes masculins. Ce nouveau monde policé est régi
par une piété chevaleresque (jusqu'au meurtrier
qui veut venger l'honneur de sa dulcinée souillée),
les femmes y sont victimes et violées (alors que dans
le roman c'était l'assassin qui avait été
agressé sexuellement par des condisciples raillant sa
promptitude à tomber en pâmoison devant une jeune
fille romanesque et fantasque –
poétesse fragile et névrosée, donc intrinsèquement
dangereuse et dépendante), les traumas transmués
(un viol féminin doit sûrement être plus
acceptable d'un point de vue masculin puisqu'il s'agit du stade
ultime de chosification de la partenaire sexuelle), un système
de valeurs flétri (reconstitué autour de concepts
simples et amalgamés comme l'innocence des victimes et
des assassins, le pêché originel ou la rédemption)
et les stéréotypes pittoresques et folkloriques
usés jusqu'à la corde (le supérieur tiré
à quatre épingles, réprobateur mais pragmatique
et quelque part envieux de l'efficacité et de l'anticonformisme
de son lieutenant). Le chantre des policiers a fini par être
dévoré par son métier, ébranlé
et décontenancé par une violence qui l'a détourné
des voies hiérarchiques et bureaucratiques (forcément
indigentes et amorphes) pour transfigurer viscéralement
sa vision de la loi. Devenu brutal et grossier (son comportement
impertinent, irrationnel et provoquant lors de la fête
donnée par son ami), il s'enfonce dans l'individualisme,
là où seule la force fait loi (pourquoi ouvrir
une porte quand on peut la défoncer) et où un
jugement et une arrestation se résument à un duel
aux douze coups de minuit (dans le gymnase d'une école,
lieu d'apprentissage de la dialectique du monde, là où
tout a dérapé, l'ultime frontière d'une
psyché en régression). Le héros se fait
trouble, à l'ardeur dangereuse et seul l'infime espoir
de sauver l'innocence le rattache encore à l'existence
(à l'instar du protagoniste de Taxi Driver voulant
sauvegarder la pureté de la jeune prostituée).
Mais peut-on défendre ce que l'on a perdu ou ce dont
on est dépourvu ? C'est avec un humour insolite et désabusé
que le réalisateur nous retourne la question, comme le
jeu de reflet de l'ouvrage. Voilà pourquoi il s'éloigne
de l'intrigue pour se focaliser sur le style et le rythme, tour
à tour classique, désinvolte et détaché.
Car le film tout entier émane de Lloyd plus qu'il n'est
constitué par lui à chaque plan. Frappé
d'un don d'ubiquité paradoxal, il est dans chaque personnage,
chaque action, chaque rancur, tout et rien, contaminant
ce qu'il touche. C'est peut-être la raison pour laquelle
James Ellroy a reconsidéré son opinion du long
métrage, d'abord rejeté pour être reconnu
par la suite. Car James B. Harris effleure la quintessence de
Lloyd Hopkins, un homme malade de vivre son propre cauchemar
et s'enfonçant dans sa psychose. En réponse à
l'horreur du monde il a créé sa propre géhenne,
remodelant son home sweet home en un désert de
solitude qu'il dirige avec une méticulosité et
une précision confondante. On ne peut alors que regretter
au vu de cette prise de risques que les producteurs n'aient
pas eu l'audace de terminer l'uvre comme l'écrivain
voulait conclure le roman, un ultime affrontement meurtrier
sur fond de brasier pulvérulent, d'opprobre sulfureux et d'apocalypse
ou comment la folie d'un homme a pu précipiter la cité
des anges (forcément déchus) dans les flammes
crépitantes de l'enfer.
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