Espionnage industriel. Morgan Sullivan est un être anonyme, timoré et effacé. Hébété, il voit sa vie s'égarer dans les tréfonds d'une banlieue cloisonnée et immuable. Au sein de son foyer il est tyrannisé par une femme qui l'aliène et l'étouffe quant à son activité professionnelle elle est en l'occurrence inexistante puisqu'il attend le bon vouloir de son beau-père pour rejoindre le giron déprimant de l'entreprise familiale.

CYPHER

Pourtant, le vernis d'une stagnation annoncée se craquelle à la suite d'un entretien d'embauche chez la multinationale spécialisée en électronique, la toute puissante Digicorp. Sullivan se voit proposer une situation déconcertante, en effet, pourvu d'une nouvelle identité, celle de Jack Thursby, il doit étendre ses errements métaphysiques aux quatre coins du territoire américain en assistant à des conventions aussi incongrues les unes que les autres pour transmettre le contenu des colloques à sa maison mère grâce à un émetteur enchâssé dans son stylo. Mais il ne tarde pas à découvrir que l'on se moque en haut lieu qu'il transmette la moindre information. C'est alors qu'il fait la connaissance de Rita, une jeune femme vénéneuse et envoûtante qui le persuade de prendre une drogue devant lui assurer une salutaire clairvoyance. La substance verdâtre dans les veines, il parvient à surseoir à l'hypnose des orateurs pour se rendre compte que tous les auditeurs sont en fait conditionnés durant le laïus rébarbatif. La diabolique machination se fait jour : Digicorp efface la personnalité de ses nouveaux employés (enrôlés) pour les infiltrer ensuite dans les rangs de son plus sérieux rival. Une entreprise qui proposera d'ailleurs à Morgan de jouer de son statut hybride pour devenir un agent double à sa solde. Mais lorsqu'il s'éprend de Rita et souhaite échapper au funeste destin qui l'attend, il se voit obliger de doubler ses deux premiers employeurs. Encore faudrait-il qu'il lui reste une once de libre-arbitre car il n'est que le pion d'une entité qui ourdi en coulisse un singulier objectif.

Unité de lieu. Acclamé par les uns pour sa maestria à mettre en scène un sentiment lancinant de claustration – apologue à peine voilé d'une dérive sociétale – dans son premier long métrage Cube, Vincenzo Natali fut taxé par les autres de faussaire masquant habilement sous une esthétique nihiliste et un concept astucieux l'inanité de ses personnages et sa dramatique incurie à gérer l'espace en tant que théâtre et non d'entité nébuleuse. Cypher par sa dimension de corollaire archétypal nous confirme la clairvoyance des seconds. L'ouverture au monde et les voyages incessants sur le territoire américain tendraient à démontrer la platitude des effets (une carte parcourue façon chariot de photocopieuse) et des choix artistiques du cinéaste. Ainsi un paradoxe s'insinue rapidement en nous quant aux deux opus du metteur en scène à savoir que l'unité de lieu favorisait l'évanescence et que le flux incessant – effritement par l'accumulation de gadgets, de surexposition d'image, d'effets spéciaux cheap et d'afféteries de caméra – aboutirait à l'étouffement. A l'instar de la mise en scène, les blocs spatio-temporels s'étiolent, errant hagards dans les replis d'un film s'ingéniant à vouloir durer au-delà de sa matière intrinsèque en cherchant fébrilement à survivre au risque d'ébranler ses propres fondations. Le design et l'aspect du long métrage (particulièrement intrigant dans sa première moitié) deviennent les seules aspérités auxquels le réalisateur et nous-mêmes saurions nous raccrocher dans la course mollassonne et naphtalénique d'un objet d'une rectitude stérile et d'une lisse rigidité. Autant dire que malgré la multiplication de fausses pistes le spectateur aura tôt fait de débusquer le cruel cartésianisme d'un auteur en mal de références. La monochromie surexposée qui investit l'écran durant une heure nous rappelle furieusement Minority Report avec la même propension à la colorisation imperceptible avec le retour du héros vers son réel. L'inspiration hitchcockienne (La Mort Aux Trousses) pâti de la transposition futuriste aux confins d'une anticipation anxiogène et orwellienne. La mise en images d'un avenir infernal et aliénant se retrouvant sans cesse entravée par la pauvreté des moyens ou les délais de tournage anémiques (37 jours) : le résultat est sans emphase, entaché d'un lyrisme désillusionné et pathétique. Quant au clou du film, l'identité de l'agent secret insaisissable et démiurge elle ne surprendra certainement par les lecteurs de Philip K. Dick, les spectateurs de Total Recall voir même les fanatiques de la série télévisée L'Homme De Nulle Part. Avec la matière d'un épisode moyen de The X-Files, Vincenzo Natali se précipite dans une chute vertigineuse ou il laissera s'envoler progressivement son propos et son interlocuteur s'enfonçant dans une léthargie ouatée et pour le moins sophistiquée. Il y aura bien les tentatives affligeantes de lui envoyer en pleine figure des bribes d'images incohérentes et tonitruantes qui, dans une cacophonie glaciale et vindicative ou des angles distordus, le sortiront du coma dans une poussée nauséeuse d'adrénaline, mais avec Morgan Sullivan qui se rend aux toilettes la purge est aussitôt consommée.

Finalement aussi futé et pernicieux que s'imagine être l'auteur il n'en reste qu'un conscrit diligent que sa création mine et dépasse. Il y égrène sans génie des indices douteux censés nous maintenir dans un flou (artistique ?) enivrant. Est-ce la réalité ? Morgan a-t-il perdu pied dans le marasme de sa psychose et de l'oblitération de sa psyché ? Oui, une ambiguïté subsiste en filigrane mais qui s'y intéressera encore une fois les

lumières allumées. A force de policer son propos sous un glacis high tech et opaque, d'en mettre plein les yeux à un spectateur médusé sous l'avalanche de plans et de cadres outranciers et superfétatoires, il a enfoui l'affect sous une richesse d'apparences à la limite de l'indécence. Les rapports entre les deux amants seront ainsi guindés et arides, pratiquement protocolaires. Lucy Liu promène une silhouette docile et gracile engoncée dans des tenues la figeant dans une iconicité éhontée (comme ses cheveux retenus sous une perruque), tandis que Jeremy Northam chien battu et sympathique benêt à l'épi rebelle rengorge derrière ses lunettes une flamme éteinte dans un regard ingénu. Les corps sont curieusement plus reniés (et déchus) que fétichisés dans un rejet de toute tension sexuelle où l'exégèse trouve son exutoire. La parabole d'une société niant l'homme réduit à un simple pion programmable aurait eu de quoi faire frémir, mais elle ne parvient jamais à s'incarner dans un film à la recherche de lui-même, commençant consciencieusement pour finir dans les vapeurs grotesques du chaos, à l'image de son héros transparent qui échappe à son cauchemar pour virevolter dans ses chimères. La seule interrogation qui pourrait perdurer serait de savoir si Morgan est bien là. Le début (une vie terne et le joug d'une femme castratrice) et la fin (un statut dissolu d'agent secret invincible et amateur de belles plantes) de cette pluie d'images ne seraient-il pas tous deux des songes fallacieux ? Le personnage vivant à distance ses pires craintes et ses fantasmes les plus fantaisistes. La réalité du monde réside ailleurs dans le grésillement des machines et des scanners cérébraux. En se modernisant et s'automatisant celle-ci aurait rejeté l'individu à une périphérie inoffensive et insupportable car transfiguré en une simple enveloppe au service d'une multinationale qui le dépasse. C'est donc un être mentalement instable, complexé (la litanie sur son beau-père induit un sentiment de frustration quant à son incapacité à créer et à vivre) et névrosé (l'ascenseur phallique renverrait à ses problèmes de couple) qui nous entraîne dans son déclin, dans sa chute vers le centre de son cerveau, ce fameux "coffre" aux allures gigantesques abritant un vide insondable. Que Vincenzo Natali renoue alors avec ses obsessions de Cube n'est pas un hasard puisqu'il conçoit le cortex comme l'enfer moderne. Et dans le cas de Morgan un organe abyssal et stratifié qui ne parvient plus à soutenir le rythme de la réalité, pire, qui ne l'accepte plus à force de gavage (image, effluves, sons, reprogrammation). Le néant s'insinue alors dans un esprit fragilisé et les vains passe-temps finissent par devenir son univers à part entière. Il est intéressant de constater que les clapiers de banlieue et le cube transparent du siège de Digicorp sont assimilables à autant de cages, de cellules mémoire ou de neurones.

Erase data. La seule manière de vivre libre résiderait dans l'effacement (déjà dans les auspices du générique – de loin la meilleure partie du film – on pouvait voir Morgan disparaître en se fondant dans le blanc évanescent et stérile ambiant). Mais paradoxalement un effacement volontaire puisque le héros affronte l'environnement informatique pour récupérer une identité (celle de sa compagne) qu'il détruit

ensuite (pour qu'elle devienne son égal). Se réapproprier sa vie pour mieux l'anéantir en signe de révolte : il se désolidarise de la fange concentrationnaire que devient immuablement le monde. Le résultat peut sembler analogue, mais en se voilant la face il parvient délibérément à échapper aux servitudes du corps et de la société, un sésame pour librement vagabonder dans les limbes d'une imagination dorénavant débridée. Est-ce le point final (et insolite) de l'éradication d'un être écrasé par la prolixité des possibles ? Toujours est-il qu'il devient prisonnier d'un fantasme dont il peut à loisir s'épancher. La seule inconnue est de savoir si sa folie l'entraîne vers le néant ou s'il s'agit d'agressions extérieures (images, drogues dans l'eau…) qui le minent constamment. On le voit, dans le genre dévoyé il y avait de la place pour une véritable interrogation métaphysique mais la logique insufflée dans la schizophrénie issante de Morgan (avec l'accession à la couleur les propos se font fantaisistes, erratiques et ubuesques) est l'aveu criant d'une poussive œuvrette de science-fiction plus qu'étriquée. On se prend à regretter l'élégance glacée et apprêtée d'un Bienvenue A Gattaca ou l'idiosyncrasie et la noirceur d'un Dark City, dont la part de rêves et de lumière et l'interprétation de cet îlot spatial dont le protagoniste principal devenait l'ordonnateur demeurent plus qu'absconses. Pâle duplicata emprunté de son ascendance fantastique Cypher ne semble être qu'une vaste transition entre deux concepts indiscernables et indéfinis ou pour gloser le premier employeur de Morgan, une création frappée d'asthénie charriant n'importe quelle identité que l'on voudrait bien lui donner (un parfait support digital, un compact-disc réinscriptible et malléable). Un film prétentieux pour un réalisateur présomptueux – reniant son hérédité – flirtant avec ses limites et qui, en s'enhardissant à retranscrire la débâcle d'une société s'épiant en permanence, ne réussit qu'à démontrer un certain égocentrisme. L'indigence de la démarche devient flagrante lorsque l'apologue cède la place à un agencement calibré et minutieux qui n'a cesse de se regarder. Comment alors adhérer à un spectacle, frappé de forfanterie, qui n'a même pas besoin de nous pour exposer sa rhétorique de pacotille, il est déjà son propre public, totalement subjectif bien entendu. Décidément, on aurait aimé qu'à l'instar du personnage subversif et diabolique de Robert De Niro dans Angel Heart ce Cypher ait eu la louable inspiration de se prénommer Louis.

 
 

F. Flament
5 Avril 2003

 

 

 

 

 

 

Schizophrénie linéaire

Film américain de Vincenzo Natali (2002). Après le phénomène Cube, le second long métrage d'un réalisateur paradoxal, entre génie et apathie. Avec Jeremy Northam (Morgan Sullivan / Jack Thursby), Lucy Liu (Rita)... Sortie française : le 26 Mars 2003.

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Liens
Le film sur l'IMDB
Le site officiel français
Site dédié à Lucy Liu

Fiche technique
REALISATION
Vincenzo Natali

SCENARIO
Brian King

MONTAGE
Bert Kish

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Derek Rogers

INTERPRETES
Jeremy Northam (Morgan Sullivan)
Lucy Liu (Rita)
Nigel Bennett (Finster)
Timothy Webber (Calloway)

DECORS
Shinzo Takeshi

MUSIQUE ORIGINALE
Michael Andrews

EFFETS SPECIAUX
Bob Munroe

PRODUCTEURS
Wendy Grean et Paul Federbush
DUREE
95 minutes

PRODUCTION
Pandora Cinema et Metropolitan
 
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