Voyage contemplatif et mutique. Né d’une proposition du Musée de Boston qui recherchait des subsides pour monter une installation plastique, D’Est fut tourné en seize millimètres en 1992 par Chantal Akerman grâce aux moyens de chaînes de télévision européennes. La hardiesse de ces stations est sidérante d’autant que sous un prétexte documentaire la cinéaste belge entreprend un bien curieux voyage, entre urgence, mirages et cruauté.

D'EST

Nous voici entraînés de la RDA – touchée dans ses chairs par les émanations de l’Ouest après la chute du Mur de Berlin – à la Russie – en déroute et au comble de l’effondrement du bloc soviétique – dans une continuité improbable où les volutes de temps et d’espace s’achoppent avec une liberté entêtée. Le continent disloqué se dénude tout à coup dans sa fixité baroque et ses anfractuosités innombrables autant qu’impressionnantes. Nos sens sont brouillés comme pour déplier une dimension de l’image et diluer le réel en lui ôtant une dimension tacite – amplifiée en cela par un hiatus de dix années séparant la conception et le tournage de la sortie en salle. Formellement nous pouvons rapprocher le présent long métrage de deux autres œuvres de la réalisatrice, Sud et De l’Autre Côté, avec lesquels il forme un délicat triptyque qui s’interroge et interpelle le spectateur sur la notion même de paysage. Prédomine ici un lemme viscéral qui oppose cette entité et l’horizon. Le premier serait la représentation non métaphorique mais bien résiduelle – pratiquement sédimentaire – des blessures et des dépouilles expulsées de la scène sociale par l’Histoire ou l’obscurantisme et le second subsumerait la notion même de territoire, l’onde propagée de la plaie originelle. Appréhender ou élaborer les excroissances de l’espace, autant de questions au centre de ce projet d’une radicalité expérimentale déstabilisante. L’auteur avoue même que pour elle il s’agit d’un terrain d’investigation concernant les possibilités d’évocation et de prédilection de la pellicule, «des films, mais libérés des contraintes du long métrage de fiction, plus proches de ce que j’avais découvert à New York dans les années 1970, avec le cinéma d’Andy Warhol, de Stan Brackhage, d’Edgar Snow, qu’on appelle cinéma expérimental». De ce point de vue D’Est a de quoi rebuter tant il pousse cette recherche dans des retranchements insoupçonnés notamment par l’abolition de linéarité sonore. Seul le regard saurait être adjuvant de cette déambulation élégiaque et dépressive puisque la parole y est absente – voire proscrite. Comme balayée par le vent, écrasée par l’immensité de l’espace, bloquée dans la gorge par la faim tétanique et le froid mortel. De fait, jamais la voix ne pourra se confronter à la lésion irradiante, à peine sera-t-elle devinée dans cette chambre d’écho achronique et vibrante de souvenirs. Car il s’agit pour ce voyage sans retour dans les confins d’une terre ingrate et gelée d’entourer et d’embrasser un volume fuyant. D’octroyer à l’auditoire une étrange scrutation sensorielle permettant de dépasser le simple constat visuel maintes fois ressassé (cette image repassée de citoyens russes au bord de la route ou avachis dans la gare) – une limite tacite entre le regardant et le regardé – pour atteindre une puissante empathie avec des humains en souffrance. Modalités temporelles et spatiales pour une vérité de la douleur.

Charnier persistant et orphique. L’artiste choisit donc de ne point accorder de narration à son long métrage, et ce d’un point de vue aussi bien logique qu'auditif. Les voitures traversent la perfection esthétique du cadre, la pourfendent même lors de ces longs plans-séquences filmés en mouvement sur une route attentive mais aucunement insistante ou menaçante. D’ailleurs nous pénétrons dans le flux – jamais suspendu – en nous évadant par

une fenêtre ouverte : le voyage serait donc moins physique qu’ontologique, une introspection rémanente à l’échelle d’un continent oublié et moribond. Les images arrivent ainsi comme par hasard créant un trouble qui perdure longtemps après la séance. Peut-être parce qu’elles évoquent un passé écœurant : l’extermination des hommes et de leurs idéaux. Dans les errements derrière la frontière de pierre fracturée, la Guerre est loin d’avoir été évacuée et la bête gît dans une morne agonie. Inconsciemment selon la réalisatrice, sa création est vrillée de manière subliminale par les exactions nazies, par la figure absolue de la terreur et du malheur (ces gares bondées, ces visages austères et contrits, les files d’attente rongées par le rationnement et s'agrippant nerveusement aux produits de consommation de l'Ouest). Le film s’élève alors comme une antienne, une tribune à tous ces disparus dont l’exode n’est pas terminé. Une sorte de stèle décente où se superposent immuablement des visages émergeant des limbes opaques. La gageure de ce prisme mémorial et nomade réside dans cette propension à créer une véritable existence de l’autre dans un kaléidoscope édifiant qui convit les vivants et les morts, la banalité envisagée d’un point de vue politique plus que religieux. Elle persiste dans une sorte d’immobilisme, une rigidité cadavérique qui émane autant de notre vision que de ce que donne à voir les habitants de ces contrées inhospitalières. La répétition de ces faces, entre connivence et surprise, nous place dans l’étrange position d’intermédiaire, sur la ligne de démarcation entre fiction et documentaire, subjectivité et vérité séculaire. Dans un enfer déceptif, industriel, agreste et communiste l’étincelle de vie et d’espoir a été irrémédiablement soufflée. L’asyndète vers laquelle tendait l’artiste finit par se livrer dans sa forme de culte profane, un appel psalmodié d’outre-tombe. Tumulus d’une commémoration dévolue aux égarés hagards, aux ombres déplacées sur le manteau neigeux, aux charniers maculés et arides. Le même regard tout à la fois moteur de la claustration et origine d’une ondoyante spiritualité. Par des instantanés de vie, de fêtes inexistantes et futiles, de labeur ou de détresse, ces immeubles imposants hérissés sur un sol gelé, la caméra-scapulaire de Chantal Akerman dévoile la vérité d’un monde en stase. La translation pourrait symboliser la trajectoire des hommes survoltés ou éprouvés en parallèle de celle d’un paysage, immuable, lui. Lequel influence l’autre ? Imprimant sa pesanteur ou sa dynamique primesautière, ses sons et ses odeurs ? Qui serait à même de subordonner ou coloniser son pendant ? Car dans le dispositif choisi il apparaît rapidement qu’en dehors des travellings routiers l’alternance des plans fixes tout de frontalité – à noter la formidable gestion du temps au montage qui nous emporte hors de nos préjugés et de notre conception cinématographique – accole un horizon fermé (bouché par une fortification qui s’élève et sur laquelle se heurte notre œil) à un paysage infini et immense. La perfection balafrée de la dualité : les survivants (les êtres en sursis) et les rêves ou aspirations (ce paysage métaphorique qui nourrit les vivants de sa beauté et des réminiscences des disparus). L’ironie de l’exploitation tardive de l’œuvre étant de marquer l’intégralité de ses images du sceau de l’obsolescence – d’autant plus dommageable que la vitalité s’insinue parfois dans les prises de vue et infléchit le rigorisme du canevas en permettant à la caméra de tourner sur elle-même (la sortie d’une cohorte imposante et grouillante de voyageurs dans le hall de la gare) dans un glanage centripète ou d’observer le pare-brise arrière de la voiture comme pour mesurer ce que l’on laisse derrière soi. A un état des lieux résurgent et déliquescent de l’Est s’oppose d’autres images d’une civilisation en pleine mutation aperçues depuis une décennie. De chaque côté de la subtile frontière des visages (ils rendent compte à eux seuls du séisme du Mur de Berlin, mieux ils en sont le parfait apologue) l’évolution a continué sans que nous nous rencontrions. Pourtant ces néons et ces éclairages à l’aune desquels nous vivons nous réunissent sous la même voûte – chape ? – artificielle et blafarde, il n’y a plus de ciel. Ultime et vaine tentative de substituer sa volonté à celle insufflé par le rythme planétaire.

Femmes, terre d’asile et de son. Privée de la tessiture musicale ou plutôt de la synergie de l’image agrégée au son, l’œuvre se fait plus éprouvante que le Wavelength de Michael Snow par exemple où le hors-champ sonore retenait le spectateur, mieux il lui octroyait un refuge pour ses fantasmes survenus le long du parcours. Chantal Akerman nous prive consciencieusement de cette échappatoire et d’une coalescence salutaire en nous laissant dans une expectative qui pourrait friser l’ennui s’il n’y avait ce talent indéniable et magnifique de mise en scène qui accompagne ses sujets et adhère aux sentiments qui les tarabustent et les dévorent. A de très rares instants elle entreprend une coexistence de l’écran et des sensations auditives qui s’y déploient. Les conditions extérieures ayant décanté le plan de sa musicalité inhérente. Ainsi, nous pouvons dégager les deux scènes de bal (Pologne et Russie) où la musique est crachotée par des baffles ou par un duo présent dans le cadre. Lors de la séquence allemande et balnéaire, l’auteur opte pour nous montrer le champ (les estivants en goguette) et le contre-champ (l’orchestre). Enfin, survient la violoncelliste seule sur une estrade et jamais nous ne verrons le public – ou plutôt une partie infime de l’auditoire viendra à elle (et à nous). Le dysfonctionnement de la parole et de la transmission correcte d’un message survient avec les saillies télévisées. Abasourdis, nous découvrons que les êtres émaillant les immeubles spartiates et bétonnés et habitant des intérieurs saumâtres ne font qu’écouter le petit écran sans daigner y jeter un œil. Mieux, il y a ce plan d’un enfant regardant un politicien sur le poste de télévision tandis que son frère dos au récepteur joue un menuet au piano. Refus et méfiance envers une parole porteuse de malheur (celle d’un homme). La cinéaste stigmatise tout en finesse la disparition phonique et celle d’une joie qui s’accompagne de cris (les enfants dans la neige) ou de musique. Le monde atone se flétrit et s’indure. La quiétude voluptueuse nous étreint par contre avec ce plan d’une femme accoudée à son évier, sirotant son café et contemplant l’horizon et sa rumeur duveteuse et étrangement harmonieuse.

La réconciliation de l’image et du son serait donc selon Chantal Akerman l’apanage des femmes – conception chère à Frank Herbert dans sa saga Dune. Une thématique qui remonte aux Rendez-Vous D’Anna. Le geste féminin étant l’idoine à capturer sur un corps mythifié les exhalations de l’Histoire quand les hommes se contentent de (se) raconter épisodiquement. Alors que la masculinité amorphe est vouée à la

disparition ou à l’érosion (ce personnage sur son banc où cet autre qui mange consciencieusement assis dans sa cuisine étriquée un repas frugal) les femmes restent stoïques : rigides dans le champ, adoptant des postures asilaires, enfantines ou involutives selon Gilles Deleuze (L’Image-Temps). La plénitude, l’économie de ces attitudes dans le bunker cloîtré du film résonne sur le mode de l’attente. Résistant à l’abdication les représentantes du sexe faible se transmettent de mères en filles la flamme vacillante de la voix. Au sujet de sa génitrice la réalisatrice aura ces mots : «Ma mère m’a nourrie et je me nourris d’elle. J’ai la parole, elle a gardé le silence». Tout le décalage réside dans cette constatation et l’anorexie féminine envers son environnement. L’homme s’y noie (la société tentaculaire) tandis que sa conjointe ne fusionne jamais complètement avec ce qui l’entoure, habitant le champ dans un détachement opiniâtre et aérien avec la satisfaction du devoir accompli (ces vielles personnes assises dans le décor et s’en détachant dans une sérénité grave, entendue et sceptique). Car son rôle charnière est d’embrayer le mouvement en perpétuant la chaîne renversable – chaque maillon de la communauté demeure accessible – et ancestrale des corps matriarcaux et des enfantements ainsi que de révéler la beauté et la fertilité (ce sont des polonaises qui travaillent la terre tandis que leurs maris s’affairent sur les machines ou le tracteur) de la parcelle d’espace – ou d’horizon – dont elle est le récipiendaire. Alors que l’image induit les fondations d’une civilisation, la parole instillée par les femmes permet à la vie de s’épanouir dans une continuité des générations qui rejoint celle du voyage que la cinéaste voulait saisir dans son essai filmique. Devant ce corps émouvant, austère et éternel – à l’hiératisme malicieux –, les hommes admonestés disparaissent et l’environnement est contraint de fébrilement s’effacer en se contentant de surgir fugacement au hasard d’une image ou des plaintes âpres et rayées du vent et des machines. L'espace scénique, infécond et aride n'existe plus qu'en tant qu'entité rétive : assujetti somatiquement à la matrice femelle humaine il ne possède que la latitude de se montrer ou de se faire entendre. Dans le bloc soviétique comme ailleurs il n’est plus de terre d’asile, simplement une enveloppe charnelle itinérante qui traverse les âges et sécrète la perception extérieure reliant les divers stimuli, un îlot qui ensemence le paysage, une femme diligente et patiente.

 
 

F. Flament
6 Juillet 2003

à Irène S. qui représentera toujours pour moi la Femme.

 

 

 

 

 

 

Visages et crevasses

Film franco-belgo-portugais de Chantal Akerman (1993). Asyndète hypnotique et dissociative où l'objectif ignoré traque identité et paysage : recherche subliminale d'une mémoire sédimentaire et féminine unissant êtres et lieux. Sortie France : 18 Juin 2003.

Multimédias
Photographies (8)

Liens
Le film sur l'IMDB
Chantal Akerman
Article sur C. Akerman

Fiche technique
REALISATION
Chantal Akerman

IMAGES
Raymond Fromont et Bernard Delville

MONTAGE
Claire Atherton et Agnès Bruckert

SON
Pierre Mertens et Didier Pecheur

PRODUCTEURS
François Le Bayon et Marilyn Watelet

DUREE
110 minutes

PRODUCTION
La Sept/ARTE, PARADISE Films et RTBF
PREMIERE
Le 14 Septembre 1993 au Festival de Toronto

FORMAT
16mm

TITRE ANGLAIS
From The East / About The East
 
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