Les destinées virtuelles. Diane de Monx est une executive woman efficace et sans scrupule agissant au sommet de l'entreprise multinationale de Henri Pierre Volf. Cette société, dont les activités diverses s'étendent de l'immobilier à la mode en passant par l'image et les nouveaux médias, est sur le point d'entériner le rachat de TokyoAnime, un studio japonais produisant des vidéos d'animation érotiques et pornographiques (Hentaï).

DEMONLOVER

Mais le public toujours plus exigeant ne se contente plus d'images colorées en deux dimensions, la société nippone se voit donc dans l'obligation d'investir massivement dans la production et la programmation du dessin 3D, pour cela Volf semble le meilleur partenaire. Ce qu'ils ignorent c'est que l'entrepreneur français négocie au même instant le monopole de diffusion de ces nouvelles images sur Internet. Deux groupes concurrents et voraces sont sur les rangs et jouent leurs survies sur ce marché lucratif : Mangatronics et Demonlover. Ces-derniers, soutenus par des capitaux américains, sont sur le point de signer un contrat de partenariat avec Volf. Pourtant, Mangatronics détient un élément clé pouvant faire capoter l'accord. En effet, Diane n'est autre qu'un mercenaire à leur solde ayant pour mission d'enrayer les pourparlers. Ce qu'elle ne soupçonnait pas outre les accointances de Demonlover avec des sites de tortures interactifs – qui fragilisent d'eux-mêmes leur candidature aux yeux du PDG français – c'est qu'eux aussi possèdent leurs agents infiltrés et souvent les plus insoupçonnables du fait de leur naïveté ou leur bêtise. Cette stratégie finit par être préjudiciable à Diane qui se voit confrontée à ce qu'elle traitait dédaigneusement avec arrogance : l'image. Alors qu'elle s'y enfonce et s'y mêle sans passion est-elle en train d'enfin exister ou de se diluer anonymement dans le flux auquel elle n'a cessé d'appartenir ?

Yin et Yang. Après s'être intéressé à la révolution industrielle et aux racines d'un cinéma d'obédience confidentielle et naturaliste dans Les Destinées Sentimentales, Olivier Assayas décide de réaliser un film sur la révolution médiatique et cette mutation que l'on nomme mondialisation – donc la perte de diversité et de liberté – des images et des symboles. Dire que cette œuvre fascinée ne doit rien au cinéma français serait superflu tant l'artiste s'empare de tous les codes pour nous happer dans un tourbillon impressionniste (les gouttes de pluie envisagées comme autant de coups de pinceaux pointillistes ou de mire pixélisante, quand l'art se retrouve dans la technologie, autant d'idoines à transfigurer et revisiter le réel) et chaotique où, à l'instar de la société consommatrice qu'il dépeint, il se nourrit à l'écoeurement de symboles (la poursuite finale très figurative et hommage aux thrillers, le jet de la télévision pour s'échapper de son carcan rédhibitoire, la blonde et la brune dans un rapport sadomasochiste qui rappelle autant Vertigo que Mulholland Drive). Le biais du film d'espionnage et d'action devenant alors une simple meurtrière parvenant à nous absorber dans un conte cynique et illusoire en oblitérant de quelconques appréhensions ou œillères. Il s'agit là de la première réussite d'un long métrage atmosphérique et évanescent : se fondre dans ce qu'il déprécie en opposant constamment sa critique et ses images avec les icônes actuelles et préexistantes. Il n'a de sens qu'en regard des autres et ne saurait asseoir une quelconque légitimité sans l'acceptation et la confrontation. Le monde, les références et l'imaginaire vu comme un gigantesque réseau labyrinthique à l'étendue incertaine et opaque. Ainsi, de subtiles digressions et saillies, les vidéos subversives et impures – au sens de la formidable froideur et beauté plastique des décors et de la mise en scène – finissent par coloniser l'écran complet, nous confrontant (embrigadement des adolescents, dégradation de la femme, snuff movies glauques et sales façon Olivier Megaton et sa Sirène Rouge) à notre culpabilité et notre indolence. La virtuosité et l'élégance d'une caméra intenable est alors moins un effet artificiel de brouillage de l'image en un agrégat sans frontière spatial et temporel qu'une véritable machine à infléchir puis à radicalement inverser les relations entre réalité et virtualité, le visionné et le visionnant, l'écran et son revers. Tout au contraire des dénigrements affligeants de ses détracteurs, Olivier Assayas utilise sans condescendance ou clin d'œil de connivence les archétypes du figuratif publicitaire pour mieux appréhender les conséquences morales et humaines désastreuses qui accompagnent la création d'une image dès lors privée de sens. Un maniérisme dans les cadrages hésitants qui fuit perpétuellement les êtres et le récit, lieux à peine tangible qui abritent dans leurs subtiles anfractuosités les derniers soubresauts d'une humanité et de libertés en sursis. Le constat est clair, il est illusoire de penser que nous pouvons échapper aux agressions et au matraquage en éteignant un écran. Les deux côtés coexistent, le yin et le yang, le feutré et le glacé, mieux ils deviennent interdépendants et indissociables : sinon qui fixerait la référence ? Le monde que décrit de sa caméra clinique et inspirée le cinéaste se retrouve face à l'abîme, apatride et privé de repères, toujours en quête de l'hypothétique comblement d'un manque (pénurie tangible ou factice puisque l'on n'accède à sa conscience que dans la contrition et la désolation) – à l'instar des personnages de Hou Hsiao-Hsien, toujours entre deux lieux – dans des courses avides et frénétiques aussi futiles que dérisoires.

Nous sommes tous des images. Le metteur en scène renchérit dans une interview sur la portée de sa critique : "Moi, dit-il, j'ai cette idée que le monde réel dans lequel nous vivons est en passe de devenir une déclinaison de celui qu'on voit dans les mangas ou sur Internet. On ne peut plus dire : "Personne n'oblige à voir" ou "Il faut censurer"… Les images sont là, disponibles, sans qu'on les ait

demandées, dans les kiosques, la mode, l'art contemporain. Il ne s'agit plus d'affirmer" Je n'aime pas ça" mais de se demander à quel point elles ont déjà pénétré dans notre conscience. Aujourd'hui, on peut tout représenter dans le domaine de l'imaginaire : les images les plus violentes et les plus sombres.". L'attitude de Diane est un cruel aveu d'agénésie, se mettre en retrait et observer (calculer ajoutera Hervé) le flux nécessite l'existence et la possibilité d'un quelconque contrôle – domination – sur ses perceptions. Or il est devenu impossible de gérer ce qui imprègne notre cornée. Comme les protagonistes tout en apparences et en personnalités fantomatiques, nous voila devenus amoraux, endoctrinés et piégés par un mécanisme que nous avons initié. Victimes d'une logique implacable issue de nos psychés qui a fini par nous dépasser. Ce faisant nous voici méticuleusement reprogrammés et aseptisés, pourtant toujours aussi incapables et douloureusement conscients de notre vacuité. Otages dépouillés de leurs images, intouchables par elles qui sont passées à travers nous, au-delà de nous. Qui influence l'autre dans ce pacte faustien : le regardant ou le regardé ? Le virtuel recrée-t-il le réel, l'inverse ou la création d'un nouvel ordre amoral et désincarné (vaste agrégat concupiscent contemplant avidement ses appendices) ? Nous sommes déjà complices, infectés insidieusement par des codes édictés par des décisionnaires retranchés en altitude, dans ces lieux démiurges que sont les premières classes ou les derniers étages d'hôtels de luxe. La somptueuse ironie étant que même eux finissent par être entraînés dans la déchéance – exception faite de Volf, le seul que semble rebuter véritablement les tortures interactives de femmes avilies sans arrière-pensées mercantiles et business plan. C'est encore dans les propos du cinéaste que l'on parfait cet éclairage : "Les Hentaï, dit-il, ont été créés et formatés pour séduire les adolescents avec un matériel brut en prise avec leur sensibilité : le sexe et la violence. Jusqu'à toucher à leur inconscient. Les adultes ont suivi en modelant leur consommation sur celle des enfants. Ce que j'ai eu envie d'expliquer dans "Demonlover", c'est que nous allons tous devenir japonais. C'est au Japon que l'habillage du monde se fabrique : images numériques, mode, design, tout.". Tout ne serait plus qu'uniformisation, glacis vernis, une beauté de surface (derrière lesquelles – vitres, écrans ou mascara – des commerciaux oisifs et blasés de pouvoir s'adonnent aux vertiges de leurs dérives, aux images envisagées comme nouveaux excitants et psychotropes) devenue enjeu pervers, une quête insatiable et rapace de désirs factice. Nous serions enclins à substituer à la formule – artifice – journalistique "Nous sommes tous des Rosetta" relatives au film des frères Dardenne celle de "Nous sommes tous des images". De simples frontières faméliques ouvrant sur le néant et pire encore qui tendent à s'uniformiser, à s'aseptiser et à se scléroser dans la normalisation des regards. Les personnages veulent posséder, oublier l'espace d'une bouffée d'oxygène l'overdose de virtuel : se sentir vivre. A ce titre il est intéressant d'opposer la formidable scène d'ouverture où les protagonistes se retrouvent dans un avion, encerclés de minuscules écrans diffusant des images atroces et muettes avec un des derniers plans où Diane dans un hôtel américain scrute, hypnotisée, les mêmes images avec l'obligation de hausser outrageusement le niveau sonore afin de leur apporter une quelconque véracité, un semblant de réalité en les ressentant brutalement. Entre le son (une musique stratosphérique et expérimentale de Sonic Youth qui souligne les dissonances harmoniques des corps et des "âmes") et l'image qu'est-ce qui définit une quelconque réalité ? Pourquoi est-on obligé de les juxtaposer (nous assimilons comme Diane la détonation du pistolet avec la mort dans une brusque montée d'adrénaline que les images du Hell Fire Club n'auront jamais déclenché), la représentation serait devenue si commune ou est-ce toujours ce besoin indicible d'étalon ? Les images muettes seraient l'équivalent de nos objets inanimés, entités abstraites dont on n'a de cesse de découvrir si elles possèdent une âme. Les lucarnes infernales se révéleraient des animaux abstraits, idéaux et issus du néant. Vignettes d'horreur sorties des confins des psychés et de cet enfer de perversions fantasmé. Nous ne convoitons plus qu'une image qui phagocyte le réel en le dévorant goulûment et avidement. Pour le réalisateur la notion même de réalité – dissoute dans le virtuel – ne se mesurerait plus qu'aux images et à leur inéluctable prolifération. Nous habitons un espace protéiforme, étiré et polymorphe où tout n'est plus que dangereuse osmose. Entre les scènes d'amour Hervé/Diane et le combat subtil entre Diane et Elaine où se tapit la délicatesse, la violence ? Les sentiments ambivalents (l'amour se transmue en convoitise), hallucinatoires et torves sont autant de pulsions dissoutes et aléatoires dans un écheveau inextricable. Lorsque les codes de la fiction s'accolent à la réalité il devient impossible d'y vivre sans disparaître.

Dans cette guerre de la pornographie, les goules rôdent, dénuées de sentiments et promptes à étreindre comme à tuer. La détermination est froide, la trahison, la manipulation ou la duplicité, de nouvelles règles. Ne découvrons-nous pas l'"héroïne" en train de droguer la boisson de sa collègue afin de s'emparer de son poste ? Autant donc dire que le pragmatisme s'est teinté de perversité et de cynisme. Est-

ce le résultat d'une mondialisation à outrance et de la disparition de l'être au profit du groupe ? C'est le paradoxe inquiétant que soulève le cinéaste : plus les espaces et les enjeux augmentent, plus les communications s'accélèrent et plus l'être humain perd sa personnalité et sa compassion. L'égoïsme et la froideur se sont insinués jusqu'à la gangrène dans les comportements. Il faut voir le retrait et la démarche clinique de Diane dans la première partie du film ainsi que ses remarques glaciales, édifiantes et dénuées de vie pour mesurer la dévastation des êtres. Des personnages clivés entre leurs appétences, leurs besoins et leurs corps. Consommateurs vides d'images muettes – et donc inoffensives – qui condensent aussi bien les perversions les plus osées, les cours de la bourse impersonnels de Bloomberg TV qu'un discours du président Bush. Sachant que ces enregistrements nous parviennent suite à la diffraction d'une multitude prismes (métaphore parfaite de la réflexion sur la vitre) peut-on leur accorder un quelconque crédit ou une once d'authenticité. Le cynisme et le sarcasme devient alors l'ultime amarre pour des ectoplasmes à la dérive (les remarques d'Hervé dans le studio ou à propos des sites pornographiques qu'il a essayé sans oublier la réponse de Diane au téléphone qui fait passer un téléfilm érotique pour un reportage de CNN, après tout les pixels de base de ces représentations et ombres iconographiques sont identiques en quoi seraient-elles si éloignées après une manipulation retorse ?). Tout le problème d'une perception dialectique de l'image se fait jour. Quand les limites de la rationalisation sont dépassées, il ne reste qu'une nappe de confusion qui se répand à l'infini, des tourbillons d'images qui engloutissent, dévorent et abhorrent toute parcelle d'existentialisme. C'est le choix de Diane dans la première partie du long métrage, parvenir à oublier son existence, à se placer dans un état de transe extatique qui nie les fonctionnalités et les velléités de son corps vigoureux qu'elle tente vainement de combler par la natation ou le squash, des disciplines toujours individuelles et sans aucuns contacts. Acquérir la distance et la désinvolture des émissaires de Demonlover requiert le dédouanement et le déni de tout le vécu d'une image, de ce qu'elle retient en son sein. Seuls ces choses peuvent étancher leurs pulsions dans des images outrancières et sonores (les gémissements qui s'élèvent du téléviseur d'Hervé dans sa chambre d'hôtel sans qu'il en éprouve une quelconque indignité ou gêne par rapport aux femmes présentes dans la pièce). Car comme l'apprendra Diane – et nous-même – il n'est rien de moins superficielle et lisse qu'une image numérisée. Entre les 1 et les 0 il est des abîmes insondables de tristesses et de dénuements.

Voyage au bout de la nuit. Ce conte d'une circularité inquiétante et envoûtante s'épanouit dans l'équilibre, dans ce mouvement de suspension, cette stase, qui permet les échanges, les flux qui charrient leurs lots de mondialisation, de solitude et de tristesse. Tout n'existe donc que dans la comparaison, l'altérité et plus schématiquement une dualité constante et défiante. Efficience et déficience d'un monde en proie aux bouleversements politiques pour le premier film lucide de cette fin de siècle. On y retrouvera les incessants déplacements, les changements fluides et impromptus de langue pour se munir de la plus pertinente (voir la négociation au japon où Diane et Hervé ne se servent de l'Anglais qu'à bon escient) dans une atmosphère cotonneuse et feutrée qui semble avoir aboli la dimension horizontale pour privilégier le vertical. Il y a bien entendu les étages et les avions, puis ces plans constants sur les ascenseurs symbole d'une élévation sociale. Mais avec le récit qui avance et la rédemption du corps c'est les tréfonds des décors comme des esprits qui sont sondés, une cave gothique pour les tortures ou un parking souterrain pour une intimidation. Une structure clivée et en écho qui finit par soutenir intégralement le scénario. A la manière d'un rêve fortuitement interrompu qui bascule de l'abstraction vers le néant. La première partie du long métrage tout en sensualité, en élégance, en évidence s'oppose radicalement à le seconde, éclatée et absconse (complexité d'une rédemption et de la réappropriation de l'existence dans la souffrance et l'esclavage). Alors que l'on passait de Paris à Tokyo en plongeant dans une piscine (formidable métaphore de la fluidité des communications), voilà que les personnages sont catapultés par flashs agressifs et disparates (les mouvements de caméra se font frénétiques et intempestifs, la pluie tombe à verse, la mise au point ne s'effectue plus, l'intégrité filmique est grandement et irrémédiablement atteinte). La belle assurance se craquelle pour nous emporter vers les crises, les excès et les effondrements qui fondent la condition humaine. Les rapports de force entre les protagonistes (les couples Hervé/Diane, Diane/Elise, Diane/Elaine, Elise/Hervé) et entre les sexes subissent, elles aussi, de curieuses transformations, comme si l'on réinterprétait l'image afin d'en extraire le contenu (le baiser lesbien signifiant au choix une poussée salvatrice de saphisme et de douceur ou l'évaporation de la présence de l'homme simple matrice de désirs et de mort quand la femme est symbole de fertilité et de pureté, elle est nécessaire, essence de la société, lui pas ; d'où la domination, mais quand le sadisme inonde et éclabousse les couples Karen/Elise, Diane/Elaine et Diane/Elise leurs dehors policés se craquellent : elles sont plus abjectes, violentes, impulsives et machiavéliques puisqu'elle utilisent à dessein les faiblesses que le hommes se contentaient de subir), surprendre les prédateurs et la chasseresse, subodorer l'indicible. Les pulsions et les sentiments se conçoivent tous comme duaux : fascination/excitation, estime/amour, honte/arrogance, nous rappelant de manière lancinante qu'un complexe de supériorité est semblable à une sensation d'infériorité. Pas étonnant que Diane puisse passer aussi rapidement de l'assurance à la dégradation et l'abandon volontaire. Mais on pourrait tout aussi bien interpréter ce black-out comme la suspension du continuum de l'espace-temps ou plus prosaïquement la fin d'une vie physique (et l'espoir d'une résurrection numérique ?). Rien n'indique clairement l'identité de la morte. Et si Diane avait succombé ? Elle serait aussi sortie du courant des corps et aurait égaré son corps, son représentant aux yeux des autres, condamnée au supplice d'être témoin du destin et de la déchéance de ses images orphelines et désincarnées sur lesquelles elle ne peut plus influer. Elle n'aurait alors plus qu'une identité à opposer à l'histoire et à apposer sur une pierre tombale. L'essence de l'existence réside-t-elle dans la chair, le nom ou la psyché est une interrogation qui s'impose à nous lorsque l'on apprend que Diane de Monx n'est pas le véritable patronyme de notre "héroïne". Le cinéaste parvient alors à nous confronter avec ce terrible constat : malgré les deux heures de temps nous ne connaissions rien d'autre de cette femme que son corps impersonnel (même la nudité ne saurait soustraire l'aura de frigidité qui l'enchâsse) et son nom dans l'espace restreint, contrôlé et d'une sécheresse laconique octroyé. Ce qu'elle projette transmué par notre œil anonyme, hostile, voyeur et manipulé. La seconde partie stigmatise peut-être le pouvoir de tout être possédant l'image d'un autre. Diane est recroquevillée, apeurée et persécutée par nos regards, notre animosité (lorsqu'elle traverse la salle des marchés pour rejoindre Elise). Lovée et obligée de satisfaire nos fantasmes, notre volonté jusqu'au-boutiste de jouissance. Perdre le contrôle sur ce que l'on projette est l'aboutissement final de l'aliénation, la perte de ses repères et de son assise. Sans la représentation, aucun point d'ancrage. Dans l'ère du numérique, du design il est nécessaire d'avoir un sauf-conduit. Ainsi pour retrouver son image (son sésame) Diane accepte le pire : meurtrir ses chairs et abandonner toute considération pour elle-même. Son identité, sa persistance – rétinienne – est à ce prix, qu'importe l'état de déréliction pathétique qu'elle doit accepter (son appréhension et sa honte ne dureront d'ailleurs pas, après cette vision effrayée une fois la cagoule enlevée, elle se résignera et avalera ses pilules). Par le martyr, elle saisit l'opportunité de vérifier l'homogénéité de son corps. Des substances organiques tour à tour charnelles (l'accompagnatrice japonaise), saisissantes (les tortures) ou offertes lourdement (Elise nue jouant sur sa console). L'insatiable besoin de corps pour alimenter le monstre médiatique a de quoi faire frémir, car il s'agit certainement du point d'orgue de l'animation 3D faisant saliver les masses. Nous sommes un esprit et ensuite un corps ou plutôt il s'agit là des deux symbiotes qui coexistent en chaque être humain. Apologues de l'aberrant paradoxe d'une société virtuelle basée sur un modèle et consommant le physique – découlant d'une culture submergée d'images.

Sous les néons. Olivier Assayas souffre de la déformation du journaliste cinéphile (il fut collaborateur aux Cahiers Du Cinéma) dans sa fascination et son admiration excessive pour les œuvres expérimentales des années 60 et pour des réalisateurs tels que Jean-Luc Godard, David Lynch, Hou Hsiao-Hsien, Louis Feuillade, David Cronenberg ou les Frères Coen sans compter les références à la littérature, de Bossuet à DeLillo, et à la culture

populaire avec Diana Rigg (The Avengers) et les comics. Autant dire que malgré le cahier des charges et le budget important, Demonlover est (Irma Vep mis à part dont on appréciera quand même le clin d'œil au moment où Diane joue les monte-en-l'air) un véritable joyau de cinéphilie jonglant habilement avec les références et enchaînant les audaces et les morceaux de bravoures. En découle également une propension explicative (la discussion au restaurant entre Hervé et Diane) plombant la dernière demi-heure en gâchant le subtil équilibre qu'il avait crée entre le spectateur et son film. Le gynécée hétéroclite et le caractère international de sa distribution comme des lieux de tournage exacerbent son propos sur la mondialisation et l'abolition de tout type de frontières. On distinguera les quatre têtes d'affiche absolument sidérantes et irréprochables : Connie Nielsen énigmatique fragile et finalement victime de ses choix (Mission To Mars, Gladiator), Cholë Sevigny égérie d'Harmony Korine et de Larry Clark (Boys Don't Cry), Gina Gherson formidable en harpie déterminée du virtuel, vulgaire et distinguée en robe Gucci (The Insider, Volte-Face) et enfin Charles Berling méconnaissable dans un rôle de manipulateur vicieux et sarcastique. Car à l'instar du réalisateur canadien cité ci-dessus et son mémorable Videodrome dont Demonlover serait le fils putatif, l'auteur défend la thèse selon laquelle les images nous regarderaient, mais loin de se cantonner à cette réflexion il décide de l'expérimenter et de la représenter en donnant vie à son film. Rapidement nous voyons à travers une texture organique, un vrombissement et un bourdonnement constant empli nos sens, les images se pixélisent, s'altèrent en perdant leur intégrité et leur densité, poursuivant les personnages, les épiant dans un souffle rauque, exhalant son haleine brumeuse sur les épaules des protagonistes. Puis, insidieusement, l'objet projeté se transmue en une substance pensante. Privé de corps il va s'immiscer en nous. Par nos yeux il va jouir en haletant derrière les créatures de rêves sur pellicule glacée. Jouir d'elles mais aussi de nos égarements physiques et mentaux. La séquence de la boîte de nuit japonaise permettait de collecter des indices. Les images dansent sur nous, frôlant et caressant les corps, elles existent au-delà de nous. A moins bien sûr que nous ne soyons qu'images et que d'autres – images – nous regardent. Avec le même empressement et la même désolidarisation dont nous nous épanchons de leurs clinquants et de leur vitalité. Véritables vampires (comme un cinéaste qui trouve l'inspiration chez Hitchcock pour ses meilleures scènes) elles se nourrissent de nos révoltes et passions. La force du film est de subsumer toutes les sensations subtiles et les effets de caméra afin de créer un avertissement à triple détente. Pour le spectateur, pour Diane et pour les œuvres vidéos à venir. Il s'agit moins d'exacerber les hallucinations et la poésie que d'annihiler l'assurance et la distance factice que l'on entretient avec les représentations visuelles. Expliciter le temps d'une scène finale la souffrance qu'abritent des images susceptibles d'exciter un internaute tiraillé par ailleurs entre la peur et la jouissance, l'excitation et la solitude, le corps et la machine, les remords et le pêché. La seconde partie de l'œuvre ferait alors office de pénitence dans une lecture ontologique et théologique, une manière d'anéantir le virus qui nous a contaminé. Car les images ne se contentent pas de glisser sur nous, elles nous gâtent, nous influencent et nous pénètrent dans un coït aussi sournois que violent. Dans un battement de cœur nous redevenons corps, substance froide (à part cette jeune femme japonaise qui se douche devant une fenêtre et la capitale). Nous leur appartenons et on aura beau les toiser dans une bravade inutile elles resteront dépositaires de notre destin dont on ne serait plus que les asservis sociétaires. Les images et les perversions nous traquent. Karen ne rétorquera-t-elle pas à Diane qu'elle avait conscience depuis longtemps du fait d'être suivie. Empruntée, elle se sait observée et dépendante, adepte de codes qui de gré ou de force lui deviennent familiers (cette multiplicité des regards voyeurs et traqueurs nous en prenons conscience dans cette scène magique où Diane rentre seule de la boîte de nuit, assise à l'arrière d'une voiture de luxe nous la voyons suivant tous les angles, dans le rétroviseur ou de l'extérieur du véhicule, nous offrant alors l'étrange sensation de ne voir qu'une partie infime d'un film téléchargé simultanément par d'autres). Le viol médiatique, les vêtements en charpie, l'apesanteur psychologique sont coutumiers pour le bestiaire de cette froide dénonciation. Le film n'échappe pas à la règle, dans un insolent mimétisme il reproduit notre regard pour nous confronter à notre lénifiante condition. Il nous force à concevoir les conséquences de nos actes et de notre voyeurisme. Puis dans un ultime éclair de pragmatisme et de clairvoyance décide de se retourner contre lui et contre le spectateur, en un battement de cœur (sublimes scènes jumelles où la jeune femme japonaise sort de l'hôtel et où Diane rentre dans le bureau de Volf pour découvrir le Hell Fire Club). Incapable de disparaître sans entraîner avec lui son siamois, son double et son semblable, le long métrage s'arroge, son unique prérogative, le droit de se supprimer, rongé et malade de son humanité. Le rapport de force s'inverse sans ambages. Frustration d'êtres désabusés, hiératiques et taciturnes devant la décision d'une entité paradoxale, polysémique et passionnée. Avec la fin de la catharsis perdure le débat sur l'origine du rêve et de la projection. Le regard final de Diane, supplique terrifiante, s'adresse-t-il à nous ou à ce dieu caméra ? La jouissance réciproque n'a qu'un temps et si un film s'éveille à la conscience c'est que la notre, apathique, a dû se dissoudre en lui. Laissant derrière elle un fauve féroce et assoiffé de sang, pompant dans une transe névrotique son propre corps exsangue (plan frontal inoubliable d'une Diane haletante, le visage couvert de sang, dans un contentement étonné et terrifiant, prête à bondir dans une fulgurance féline – déjà sa démarche agressive et volontaire ainsi que son mouvement d’épaules laissent subodorer un profonde métamorphose – pour nous dévorer). La fusion est irrémédiable, l'immolation consciente dans ce brasier apaisant et serein a débuté et va se poursuivre placidement. Les quelques mots imprimés sur la fine bande de papier sertissent encore nos pupilles écarquillées : "Vous avez oublié quelques chose", aveuglés par ces néons, édens abreuvés d'ellipses toujours plus obscures, comme Icare fixant le soleil, certainement. Devenus étrangers à nos corps, dépourvus de dignité et spectateurs impassibles de notre déchéance, nous aurions négligé de vivre. Demonlover, objet impudent et d'une troublante lucidité, n'a pas fini de nous habiter, de nous hanter.

 
 

F. Flament
5 Décembre 2002

 

 

 

 

 

 

L'envers du décor
Film français d'Olivier Assayas (2002), étude contemporaine sur la perception de l'image par le réalisateur d'Irma Vep, en compétition au Festival de Cannes 2002. Avec Connie Nielsen (Diane), Chloë Sevigny (Elise)... Sortie française : le 6 Novembre 2002.

Multimédias
Bande-annonce
Extraits
Le tournage 1 / 2 / 3
Le dossier de presse
Photographies (39)

Liens
Le site officiel
Au festival de Cannes
Connie Nielsen
Chloë Sevigny
Sonic Youth / Charles Berling

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Olivier Assayas

MONTAGE
Luc Barnier

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Denis Lenoir

1er ASSISTANT REALISATEUR
Marie-Jeanne Pascal

INTERPRETES
Connie Nielsen (Diane de Monx)
Chloë Sevigny (Elise Lipsky)
Charles Berling (Hervé Le Millinec)
Gina Gershon (Elaine Si Gibril)

DIALOGUISTE (JAPONAIS)
Shinji Aoyama
MUSIQUE ORIGINALE
Sonic Youth

PRODUCTEURS
Edouard Weil, Xavier Gianolli et Claude Davy
DUREE
130 minutes
PRODUCTION

Elizabeth Films, Citizen Films, M6 Films et SND (Distribution)
SORTIE FRANCAISE
Le 6 Novembre 2002
 
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