ANIMATRIX : DERNIER VOL DE L’OSIRIS
En effet, le capitaine Thaddeus et ses aides de camps sont témoins d’une recrudescence affolante de l’activité de mécanismes, grouillants et agencés, occupés à transpercer la croûte terrestre pour atteindre et anéantir Zion, la place forte située quatre kilomètres sous la surface du globe où ont trouvé refuge les êtres libérés de la Matrice. Le valeureux militaire et ses sbires décident alors de sacrifier leurs vies en hypothéquant leurs chances de retour pour que Jue, qui entretient une relation charnelle avec son supérieur, puisse pénétrer dans la simulation et prévenir les défenses humaines. Un chant du cygne sans espoir de retour où l’homme et la femme s’éteindront sans s’être revus ou reparlés, l’un vaporisé dans l’âpreté du réel et l’autre évaporée dans le fantasme d’une vie illusoire et blafarde.
Beauté funèbre. Les frères Wachowski ne sauraient en aucun cas êtres taxés d’amateurisme et d’altruisme dans leur propension mégalomane à élargir, morceler et donc opacifier leur succès Matrix aux confins de l’intelligible en colonisant de nouvelles plateformes d’expression. De cette profonde réflexion mercantile et vaguement débonnaire est né le projet The Animatrix : compilation de neuf films d’animation venant enrichir le mythe de manière plus ou moins congruente en rejoignant un bestiaire foutraque où se côtoyaient déjà le cinéma et le jeu vidéo. Outre affirmer sa profonde généalogie asiatique – mais curieusement aucune référence à Mamoru Oshii (Ghost In The Shell, Avalon…) dont les trouvailles graphiques ont été pillées – avec l’adjonction de réalisateurs-scénaristes comme Shinichiro Watanabe (Cowboy Bebop, Macross Plus) ou Yoshiaki Kawajiri (Vampire Hunter D) au trait caractéristique et aux thèmes obsédants, il s’agit pour les synthétiseurs de la Matrice d’instiller çà et là des jalons et des indices essentiels à la bonne compréhension des deux opus Matrix Reloaded et Matrix Revolutions. Ainsi, ils signent le script de quatre courts-métrages – parfois en dilettante à en juger par les bévues flagrantes comme la non-connexion du vaisseau avec le système de communication pour pénétrer dans le programme, ce qui abroge les règles édictées par le long métrage – tandis qu’ils conçoivent entièrement l’adaptation vidéoludique de leur univers d’emprunt. Si l’intérêt de la plupart des ses incarnations demeure anecdotique – excepté le formidable Detective Story en noir et blanc baroque et le redoutable Kid’s Story où le blues nonchalant et désespéré de Watanabe imbibe la pellicule avec l’âpreté d’un glaçon s’effaçant dans le malte – le Dernier Vol De L’Osiris, lui, intrigue et interpelle dans sa parenté siamoise d’avec le film du fait du choix, tout sauf pernicieux, d’être entièrement réalisé en images de synthèse. Rien d’exceptionnel jusque là me direz-vous mais lorsque l’on sait qu’il s’agit des même effets spéciaux exploités pour les deux derniers chapitres de la trilogie on subodorera leurs troubles accointances.
![]() |
Passée l’esbroufe de l’introït et de son strip-tease acéré sur musique enfiévrée de percutions sourdes aux relents tribaux, nous nous retrouvons dans des décors et une représentation analogue à ceux expérimentés dans le long métrage, ce qui nous plonge un vertige dilaté et étourdissant. Une contemplation endeuillée et mystique d’un charnier, urbain et organique, repu |
d’onirisme, érodé et déserté (le cinéma frappé d’obsolescence ?). En effet, réside dans cette simple constatation plus que dans la languide fluidité à peine figée du virtuel la fulgurante fusion homme-machine. L’ironie du microcosme matrixien étant de contrebalancer un réel futuriste et artificiel (effets spéciaux) par une simulation empreinte de véracité, enracinée dans notre temps (usant d’acteurs et de décors réels). Or le programme perd ici sa connexion avec le sensoriel, et la Matrice de devenir vaguement opalescente : estampe diaphane et dépressive. Dans le coït ou plutôt l’entreprise mortifère de coexistence des êtres et des intelligences mécanisées, le corps semple disparaître, victime d’un étouffement singulier et progressif. Ultime étape de la plongée dans le virtuel que celle de l’absorption duplice et impavide des chairs par les données numériques sans aucune possibilité d’identification ou d’osmose spirituelle. A force d'extases virtuelles (sorte de substitut addictif et opiacé) la dissolution psychosomatique est irrémédiablement consommée. Ici, l’enveloppe est mâchée, digérée pour être restituée – rendue à la vie – sous une forme somatique à peine physique, soit une simple apparence enregistrée, dépourvue et orpheline d’âme. A l’instar du Final Fantasy de Hironobu Sakaguchi, ces quelques minutes posthumes de Square Pictures – le film susnommé et ses scores miteux ayant entraîné la banqueroute de la société – s’interrogent sur leur profonde évolution ontologique, leur chambardement d’état (uniquement une succession d’images sans subordonnant) et s’arrogent un nouveau statut de fossoyeur dévoyé. Celui d’une représentation caduque, une coquille vide énamourée de matière à jamais disparue. Dans la vision de Larry et Andy Wachowski tout est simulable, à fortiori une forme cinématographique frappée d’inanité dont on reprend à loisir les codes surannés de découpage ou de montage. D’où l’absence de la moindre intensité dramatique pour une stase satinée, extatique et surtout hermétique à tout ce qui pourrait dégrader les corps – désarticulés à défaut d'élastiques. Le supplément d’âme ne peut se dégager ou se déposer sur ces silhouettes guindées, aseptisées et glacées. On touche là au paradoxe du fantasme terne et idiomatique d’un cinéma débarrassé et décanté de l’humain, de l’enregistrement de l’instant. Sans oublier l’autre obsession inhérente aux canons hollywoodiens : pétrifier la beauté dans une image parfaite à la jeunesse insolente. Il apparaît alors étrangement que la trilogie originelle jugule l’impasse d’une représentation incapable de se dépourvoir de l’être de chair (apanage de cette séquelle) pour servir le but patenté de la Matrice : utiliser le corps pour se nourrir et survivre. A la laideur confondante d’un Vidocq, le recours massif à l’image de substitution oppose non une démarche honteuse vis-à-vis des ses constituants mais bien une réflexion sur un mode d’expression s’éloignant du cinéma en tant que tel. Les bribes du souvenir. Libéré des acteurs et de l’aspect métissé (les deux héros demeurent néanmoins des représentants de minorités ethniques), hybride et granuleux qu’ils distillaient notamment au détour de gros plans saisissants voilà que le court-métrage dérive, comme une transmission différée qui aurait oublié ce qu’elle doit représenter et en concevrait une inconsolable tristesse. L’intelligence artificielle aurait colonisé le médium graphique jusqu’à ressentir une certaine indisposition et indécence diffuse à jouer d’images virtuelles. L’écran se meut en un palimpseste singulier et fade où les figures imposées de Jue sonnent comme une vaine tentative d’insuffler une folie à une chute calibrée. Les personnages s’agitant dans une chorégraphie rigide dont chaque pose immanente se désynchronise de l’ensemble. La faute en revient aux corps morts et statiques moins bestiaux que des machines survoltées à la démarche reptilienne. La cybernétique se faisant réceptacle d’un legs fondamental de l’homme : l’atavisme. Un soubresaut tellurique qui enrobe chaque être d’une sensualité et d’une aura irradiante. Mais dans cette production, les marionnettes de chair exsangues sont incapables de transcender le flux – ce souffle rauque rampant entre les lèvres frémissantes de Néo et Perséphone dans Matrix Reloaded fait écho à la scène Thaddeus / Jue absolument stérile – ou de l’initier, semblant s’y sédimenter dans une aridité anxiogène et passéiste. L’absence de sang induisant inévitablement une asexualité pour des corps-prismes capturant une mort inique en temps réel pour réfléchir une lente agonie impure – on ne présente en effet plus ce qui est mais ce qui paraît. Le pessimisme (protagonistes déjà disparus) se dissout lentement dans une histoire où la faucheuse tire les ficelles d’âmes digitalisées et de marionnettes s’affalant dans la graisse et le cambouis au lieu de sueur et de sang.
|
F.
Flament |
Film américano-japonais de Andy Jones (2003). Apothéose digitale et mortifère de l’épopée matrixienne avec la dégénérescence de corps ayant accompli leur mue numérique à force de plongées virtuelles addictives. Sortie DVD : le 12 Juin 2003.
Multimédias
Bande-annonce
(vo)
Photographies
(37)
![]() |