Deuil et souvenir. Il y a trois ans que les membres de la secte "l'Arche de la Vérité" ont réalisé un suicide collectif après avoir empoisonné plus de 120 personnes a Tokyo. Quatre de leurs proches se réunissent depuis chaque année sur les terres de la communauté. Mais cette fois, leur pèlerinage achevé, ils s'aperçoivent que leur voiture a été volée. Les voila obligés de passer la nuit au milieu d'une forêt majestueuse avec un ancien membre démissionnaire dans un gîte. Ce même endroit qui a vu les derniers jours de leurs personnes chères. Pour tous, une étrange nuit commence entre souvenirs, incompréhension et remords...

DISTANCE

Intimité. Voici le troisième long métrage de Hirokazu Kore-Eda après Maborosi (1995) et Afterlife (1998). Si le traitement visuel diffère, le sujet reste sensiblement le même : le deuil et le mort. Un thème cher à l'ex-réalisateur de documentaire puisqu'il lui permet d'explorer la psyché d'êtres humains au prise avec leur vie et leurs choix. Le plus important est donc de nous faire pénétrer dans l'intimité des six personnages principaux. L'auteur y réussit magnifiquement dès les premières minutes. Caméra à l'épaule, il enserre et englobe l'existence des proches des disparus. Par des instantanés de vie, il parvient à leur donner un arrière-plan d'une grande densité, permettant de contrebalancer leurs réactions pendant leur longue quête nocturne. A l'instar de Suwa Nobuhiro (M/Other), la distance de la caméra, la dilatation de certaines scènes et la grande part laissée à l'improvisation nous entraîne dans un récit hybride, curieusement proche de nous, puisqu'il nous place dans la situation de témoin des événements. Les mouvements d'une certaine lenteur passant de l'un à l'autre des protagonistes d'un dialogue renforce encore ce sentiment. Nous assistons véritablement à la discussion regardant tour à tour les protagonistes, suivant leurs arguments, fixant un mouvement nerveux de pied, de main, une cigarette se consumant ou la braise fumante... Notre point de vue semble devenir le maître mot de la mise en scène. Durant les séquences de marche la caméra se fera hésitante, cahotante, toujours en train d'effectuer des recadrages. A ce moment, les protagonistes cachent encore leur douleur, le recueillement est beaucoup plus retenu et presque mécanique par rapport au lendemain. Pour les souvenirs ou réflexions, la mise en image se fera contemplative et impassible. Le tout évidemment renforcé par une interprétation tout en retenue retraçant véritablement un cheminement intérieur. Le fait que cette fiction soit le pendant des actes de la secte Aum (qui en 1995 a réalisé le terrible attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo) ajoute encore à cette introspection sur le statut de victime et sur notre culpabilité dans de terribles évènements. Ne pas se poser de questions serait aussi criminel puisque notre société a crée ces êtres que nous qualifions rapidement, et aidé en cela par les médias, de diaboliques. La finalité du film est aussi celle-là, étudier notre dualité intrinsèque : à la fois criminels et victimes. Dans cette optique l'histoire n'inclut pas de description du délit, du suicide ou de la secte (au mieux nous pourrons glaner quelques informations sur l'organisation de la communauté), mais bien l'étude des "vivants", ceux qui sont restés de ce côté, ainsi que leur Présent. C'est dans leur vie quotidienne, leurs réactions et leur impossibilité de dialogue ou de se confronter à eux-mêmes que le propos du cinéaste japonais prend toute sa dimension.

Vie authentique. Car finalement, qui avait raison dans cette quête de la vérité ? Les survivants ou les adeptes ? Il faut être d'accord sur la sémantique du terme vie authentique. Que cherchons-nous au bout du compte ? Lorsque des proches avec qui l'on discutait ou même partageait la vie se mettent en tête de voir plus loin d'explorer de nouveaux horizons, notre influence ne fait aucun doute. La femme de Minoru a cherché autre chose à
cause de lui, de sa conception de l'amour et de l'attachement. Le mari de Kiyoka n'a fait que pousser plus loin leurs théories sur l'éducation et refuser le concept de vie dans laquelle elle le poussait. Il en va de même pour le frère de Masaru forcé de vivre dans son ombre et sous la coupe d'un père intransigeant. Les survivants se retrouvent accablés d'un poids, celui de leurs propres remords et de leurs erreurs. Et si c'étaient eux qui n'avaient pas vu, pas compris la finalité de l'existence (on se rappelle la séquence du restaurant où Minoru face à sa femme et à un adepte tourne le dos à la lumière intense du soleil traversant la vitre). Ils seraient alors les artisans non seulement de leur propre perte (ou mal-être) mais aussi de l'extrémité à laquelle ils ont contraint ceux qu'ils aimaient. Les dernières séquences du film sont d'ailleurs lourdes de sens, et donnent un nouvel éclairage sur la facilité de souscrire aux discours des sectes (les dialogues entre Mizuhara et sa "soeur"). Sakata, ayant pris part aux actes de la communauté et démissionné avant l'attentat est certainement le plus à même de comprendre et de savoir. Il a traversé lui (pour reprendre la métaphore du lac), et pourra dire à ses compagnons d'un soir qu'ils ne sont pas aptes à saisir puisqu'ils n'ont pas vécu à l'intérieur. Il a choisi de revenir à une vie classique arguant son incapacité intellectuelle à comprendre. Mais s'il avait fort bien compris la vie et la "vie après". Comment vivre à cet endroit et à cette époque, c'est en bout de course les questions qui assaillent les personnages.
 

Bleu silencieux. La place des morts est traitée avec une infinie délicatesse, justement pendant la longue réflexion nocturne et les splendides flash-backs. En effet, les cinq personnages se rendent dans cet endroit porteur de deuil pour communier avec ceux qu'ils aiment. Cette jetée et ce lac, proches d'un jardin zen avec les pierres noires, peuvent être une représentation des limbes (accentuée par le brouillard). Le long morceau de bois vertical serait alors l'ultime garde-fou face à l'abîme. Il n'y a pas de sépultures pour se recueillir, tous les membres de la communauté ayant été incinérés et leurs cendres dispersées dans ce plan d'eau majestueux. Le besoin de dialogue et de compréhension s'en trouve plus criant. On notera le symbole de l'écho que semble se renvoyer le présent et le passé à travers deux scènes. Les personnages en sont réduits à surnager dans ce "bleu silencieux", le moment de l'aurore où ils iront une dernière fois au bord de l'eau. Cet instant magique entre mort et renaissance, où l'apaisement semble atteindre son apogée. "Dans le silence on entend tout", lance Kyoka, et c'est vrai qu'aucune musique parasite ne vient interrompre le cheminement intérieur, juste les bruits de la nature, les clapotis du lac, les gouttes de pluie sur l'eau sereine. La retraite n'en devient que plus bucolique, voir élégiaque. Les protagonistes se retrouvent complètement en dehors du monde. Eloignés de leur vie, coupés de tout, ils peuvent réfléchir, digresser, être emportés par le mouvement de la nature. La structure de l'oeuvre prend alors un tour nouveau, les souvenirs vont se bousculer, d'abord image fugace ou hiatus, ils finissent par hanter chaque conversation. Le rythme du film devient surréaliste, s'effilochant sur des questions vaines et se heurtant à l'incompréhension. Le spectateur est presque le seul à pouvoir mettre bout à bout toutes les pièces et comme Matzuhira au début du film à pouvoir reconstituer la photo globale. La réalisation accroît l'ambiance brumeuse par les césures et le montage. Entre le présent et les souvenirs, de magnifiques liaisons, comme la lampe de chevet qui s'allume, le feu de camps éteint ou les lys tombant dans l'eau / la porte qui se ferme. Le montage atteint des sommets dans le processus de mémoire, notamment pour le personnage joué tout en retenue par Arata.

Distances. Suivant le titre, le film est une interrogation constante et une représentation des multiples distances. Tout d'abord évidemment celle qui sépare les vivants et les morts, que les personnages tentent vainement de parcourir pour comprendre le comportement et l'évolution de leurs proches. La représentation visuelle des souvenirs est marquée par une idéalisation des lieux (comme la splendide vitre du restaurant, l'intemporalité du paysage vu du balcon, le cours d'eau) et les petits riens (la glace, la main poisseuse, la sauce tombée au sol, la pluie sur la surface du lac et le regard de Yoko au travers de la vitre). Vient ensuite la séparation entre le spectateur et l'oeuvre. Il sera tout à la fois instance supérieure (notamment dans cette formidable séquence où au milieu d'une discussion théologique la caméra prend de la hauteur si bien que l'on ne voit plus que les deux jeunes hommes et leurs mouvements de lèvres, mais aussi la plus poétique des scènes ou "frère" et "soeur" parlent en voix off sur le "bleu silencieux") et partie prenante. Sans compter la durée sur laquelle une vie et une civilisation doivent tenir et se régénérer. Mais l'aspect le plus criant est sans nul doute sociologique. Etablir la bonne distance à adopter aux autres, comment se confier, se réconforter si l'on reste toujours trop éloignés. Ce mal être, cette difficulté de dialogue est au centre du film, que ce soit en famille, en amour ou entre "victimes". A ce titre le retour à la civilisation est un moment très intéressant, dans ce restaurant chacun commande son repas et se met à utiliser son portable, cinq personnes côte à côte ayant tant en commun et pourtant ne communiquant pas. Le plus beau des éloignements est celui symbolisé par ces lys sauvages blancs, que l'on peut voir mais pas toucher : l'incompréhension de l'existence, le chemin de la spiritualité.

 
Antichambre. Dans sa conclusion, le long métrage trouve toute sa force et prend à revers une certaine volonté didactique que l'on aurait pu lui reprocher. Ce que la plus grande partie du récit a échafaudé, le voila remis en question par le retour à la société. Les valeurs changent, les perspectives aussi. Néanmoins le chemin a été utile : Kyoka reçoit un appel de son enfant et ne regarde plus le poisson sur son portable, Minoru retourne voir

l'équipe de base-ball de son collège et Masaru décide de s'ouvrir à sa petite amie, de lui apprendre à nager ce qu'il n'avait pas fait pour son frère. Si le présent de Sakata ne nous ait pas présenté, c'est Mizuhara qui désarçonne. Le vieil homme qu'il allait visiter n'est pas son père, et l'ancien adepte reste persuadé qu'il n'est pas celui qu'il prétend pour Yoko. Il l'aimait et elle ne lui aurait pas menti en parlant du suicide de son frère. Qui est donc ce garçon, le frère mort qui reviendrait nous visiter, le fils du dirigeant de la secte qui a été endoctriné par son père et influencé Yoko, un amant de la jeune femme ? Difficile de trouver une réponse quand ne reste que la quiétude et l'indolence d'une brume, d'un lac et d'un feu. La destruction de la jetée, de ce pont spirituel en dit long sur les fêlures et l'évolution de chacun et s'oppose à la nature tranquille et luxuriante. Et si nous nous étions tous fourvoyés, comme ces personnages qui sont aller chercher ailleurs des réponses sur la mort et leurs buts. En leur absence le vieil homme est décédé emmenant avec lui ses souvenirs, sa vie. Les photos jaunies finissent toujours par être brûlées, comme cette jetée, symbole de souvenir et communion. Même l'eau s'est retirée. Par faute d'une soif de sens intarissable, les protagonistes sont encore une fois passés à côté de la vie et de leurs contemporains. La limite entre égoïsme et humanité est à l'image de la distance nous séparant de la vérité de l'existence, ténue et abyssale.

 
 
F. Flament
3 Mars 2002

 

 

 

 

 

 

Au bout de la jetée
Film japonais de Hirokazu Kore-Eda (2000), en compétition officielle au Festival de Cannes 2001. Avec Arata (Mizuhara Masaru), Terajima Susumu (Kai Minoru), Natsukawa Yui (Yamamoto Kiyoka)... Sortie française : le 27 Février 2002.

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Liens
Hirokazu Kore-Eda
Le site du distributeur

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO, MONTAGE
Hirokazu Kore-Eda
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Yutaka Yamazaki

DECORS
Toshihiro Isomi
INTERPRETES
Asano Tadanobu (Sakata Koichi)
Arata (Mizuhara Masaru)
Iseya Yusuke (Enoki Masaru)
Natsukawa Yui (Yamamoto Kiyoka)
Terajima Susumu (Kai Minoru)

DIRECTEUR ARTISTIQUE
Toshihiro Isomi
SON
Eiji Mori
PRODUCTEURS
Yutaka SHIGENOBU, Akira SAITO, Masayuki AKIEDA, Toshiro URATANI & Reiko ARAKAWA
DUREE
132 minutes
PRODUCTION
TV Man Union
ID Distribution

SORTIE FRANCAISE
Le 27 Février 2002

 

 
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