Alice aux pays des orgasmes. Chen Kaige demeure l’inamovible figure de la cinquième génération du cinéma chinois – rescapée des pogroms de la Révolution Culturelle et estropiée par les dérives agrestes du Grand bond en avant – avec son chef-d’œuvre Terre Jaune et sa palme cannoise obtenue pour la protension aristocrate, magistrale et sophistiquée d’Adieu Ma Concubine (1993).

FEU DE GLACE

Une place de patriarche académique, adepte des fresques grandiloquentes de débauche démagogique et de raffinement capiteux, qu’il partage volontiers avec le somptueux amidonné émanant des cadrages de Zhang Yimou. Pourtant, porte-étendard putatif d’un pays et d’un régime – dont il est, bon an mal an, issu – en voie de désagrégation ainsi que victime de l’émergence d’un nouveau courant irrésistible et rêche dans sa joute coïtale, corrodée et affinée d’avec le réel (Jia Zhangke, Yu Lik-Wai, Wang Bing…), le cinéaste semble bien dépassé dans ses conceptions incunables et poussiéreuses – comme l’attestent les dérives éreintantes de L’Empereur Et L’Assassin qui, si nous faisons fi d’un nationalisme pesant et paradoxalement réprouvé (présent également, de manière plus homéopathique, sur l’analogue Hero de son compère unanimement encensé dans sa patrie), se débat dans les axiomes pétrifiés d’une picturalité stérile et chancelante. S’offrant une parenthèse anglo-saxonne (concrétisant un rêve occidental) avant le récent, mélodramatique et poussif Enfant Au Violon plus ancré dans les problèmes de société – parabole sucrée, aux relents totalitaires et aux clichés édifiants, auscultant un malaise diffus – et délaissant un type de propagande hiératique pour en privilégier un beaucoup plus torve et atone – le modèle capitaliste n’est pas loin dans cette duperie commerciale –, il nous gratifie du présent Feu De Glace (Killing Me Softly). Qualifier cette bluette érotico-soft acidulée d’aberration lénifiante fait office de compliment tant l’atmosphère navrante que lui confèrent un traitement d’enluminure (la volonté ténue de mise en scène se résume aux premières minutes par la transfiguration de l’univers ontologique carcéral des ensembles urbains grâce au motif récurrent des lignes verticales parallèles) et un scénario prévisible autant que vain le noie dans une indéfectible et indigente niaiserie. Errant nonchalamment entre les velléités transgressives et bestiales de Neuf Semaines Et Demi et une rebutante relecture du Soupçons d’Alfred Hitchcock, le réalisateur chinois auréolé de louanges échoue péniblement à déployer la moindre once d’intrigue et à générer la plus petite parcelle d’intérêt chez un spectateur qui n’est retenu que par les étincelles ingénues des formes callipyges et généreuses de la poupée de porcelaine opalescente interprétée par Heather Graham. Invraisemblances et incongruités soufflant le chaud et le froid pour masquer la vacuité sidérante d’une histoire indigne d’un Hollywood Night (ce générique cheap mêlant râles fiévreux et neige virginales se prend désespérément au sérieux), à savoir la rencontre d’Alice – prénom délicieusement polysémique à l’aune des écrits de Lewis Carroll – avec un ancien alpiniste au charme ténébreux et pervers, Adam, qui s’empresse de l’initier à certains jeux libertins, passionnés et dangereux, mais qui dissimule dans les tréfonds de son âme torturée des démêlés judiciaires irrésolus et des pulsions baroques. Dès lors, entre parties de jambes en l’air entravées, bucoliques ou déviantes, les acteurs se fourvoient dans un inepte, grotesque et asthmatique thriller incapable de faire planer le doute (la voix-off chichiteuse chez le psychiatre désamorce d’emblée ambiguïté, tension ou affliction) et se repaissant d’une gestualité outrancière, ostentatoire et syncopée, vaporisée au sein d’un capharnaüm de poncifs éculés.

De Charybde en Scylla. L’échafaudage ataraxique accole dans un harnais binaire, archaïque et ravagé le sexe au psychisme, le corps (chairs et garde-robe fashion) à l’âme, l’image pelliculée à l’essence volatile en bref, il oppose caricaturalement candeur et vice. Drapé dans sa morale gargarisée et janséniste, l’artiste à tôt fait de choisir son camps en refoulant les bouffées de saphisme (on regrette

l’audace de Choses Secrètes), en mythifiant la séraphique et mignonnette Heather Graham (descendant des cieux par cet escalator d’aéroport, lieu de rencontre par excellence selon Love Actually) prête à souffrir les vicissitudes de ce monde dévergondé pour en panser les plaies vivaces et intérieures, en éludant le jeu sadique et bancal de la fratrie malade et enfin en terrassant le démon lancinant (la sœur incestueuse) par la lumière divine (le pistolet de détresse, sorte de crucifix rabais). C’est que le long métrage ne recule devant aucune symbolique éventée : les références liturgiques abondent comme le cimetière, autel avéré de la catharsis, la trinité photographie (image réfractée) / âme volée / gargouille de pierre (le corps, un héliaste sceptique enchâssant l’esprit et les fantasmes) ou enfin cette chute interminable et risible d’un ange déchu vers les entrailles d’un sol craquelé. Une certaine censure s’immisce ainsi sournoisement dans les replis et les louvoiements de cet embryon de film pour le faire sombrer dans une sorte de typographie catatonique, un lexique étiolé d’un genre ringardisé. Les boursouflures bâtardes annihilant les quelques rares et anorexiques élans d’amarrage soignés et esthètes (l’angle soyeux de caméra sur l’étranglement d’Alice par exemple). Faussement protéiforme, nullement incarné, cédant aux tentations les plus aisées – contradictions d’une fiction bigote – Feu De Glace porte son ultime et hideuse estocade au confins de l’ennui par la conjugaison des mimiques bourrues d’un Joseph Fiennes balourd et le refus compulsif de se confronter à son interlocuteur, à son confident, à son spectateur. Lorsque l’on s’adresse à lui on ne s’imprime pas à l’écran (la jeune femme grimée en journaliste notamment), comme pour vider les mots de leur conviction ou de leur pesanteur – ils tombent inexorablement, flottant dans un ciel indolent et azuré ou la béance obscure du néant. Dans la conception convenue et monozygote de cette pantomime dévitaminée et hilarante à force d’exagérations ou de grimaces infâmes, le spectateur se retrouve rapidement à court d’oxygène – de carburant cinéphilique – et pour reprendre les propos du héros «les cellules du cerveau meurent, il finit alors par s’arrêter et le reste du corps suit». L’auditoire réalise alors que ce qu’il vient de subir n’était autre que le portrait aride de sa lente agonie cognitive. Sans aucune réserve ou défiance, et selon ce point de vue, difficile de ne pas conclure à une franche réussite.

 
 

F. Flament
10 Avril 2004

 

 

 

 

 

 

Dévaler la pente

Film britannique de Chen Kaige (2001). Décadence d'un cinéaste à l'ampleur raffinée, jadis récipiendaire de la haute distinction cannoise, au sein d'une bluette ataraxique de pacotille engluée dans un carcan binaire et moralisateur. Sortie française : 5 Juin 2002.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer
Photographies (33)

Liens
Le site officiel français / IMDB
Le site officiel américain
Le site Monkeypeaches
Heather Graham 1 / 2 / 3
Site sur Ralph Fiennes

Fiche technique
REALISATION
Chen Kaige

MONTAGE
Jon Gregory

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Michael Coulter

SCENARIO
Kara Lindstrom d'après le roman de Nicci French

INTERPRETES
Heather Graham (Alice Loudon)
Joseph Fiennes (Adam Tallis)
Ian Hart (Klaus)
Natascha McElhone (Deborah Tallis)
Jason Hughes (Jake)

DECORS
Gemma Jackson
PRODUCTEURS
Daniel Goldberg, Tom Pollock, Ivan Reitman, Anna Chi, Michael Chinich, Joe Medjuck et Lynda Myles
DUREE
100 minutes

PRODUCTION
The montecito picture company et Metropolitan FilmExport
 
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