6h66 avant l’Antéchrist. Il y a quelques années Maya Larkin a frôlé la folie et la relative quiétude qui l’anime aujourd’hui elle ne la doit qu’au bienveillant père Lareaux sous l’autorité duquel elle enseigne le français à une poignée de chérubins piailleurs dans l'enceinte d'une institution religieuse. La particularité de la jeune femme est d’être animée d’une foi fervente confinant au fanatisme à la suite d’un exorcisme mené par son mentor sur sa propre personne.

LES ÂMES PERDUES

Autant dire que de ce passé paroxystique elle tire de troubles enseignements et accointances lui permettant d’assister l’ecclésiastique dans sa mission divine. C’est d'ailleurs au cours d’une intervention éprouvante dans une hôpital psychiatrique sur le sociopathe dangereux et décadent Henry Birdson que tout bascule. En effet, ce-dernier réclame à corps et à cris les soins prodigués par l'Eglise pour chasser le Diable qui aurait pris possession de ses chairs et atteindre ainsi la sérénité spirituelle ; mais la libération de l’esprit tourne court et le prêtre s’effondre sous les coups de boutoir sataniques. Maya a seulement le temps de s’emparer des notes du prisonnier avant de quitter la cellule sous la houlette des responsables pénitentiaires alarmés par les effroyables mugissements. La toile d’araignée se complexifie avec le décodage de cette série de chiffres : le message annonce ni plus ni moins que l’arrivée prochaine de l’Antéchrist ! Elle découvre même l’identité de la personne en passe d’être incarnée, Peter Kelson, un jeune auteur new-yorkais athée et désabusé qui se repaît des déviances des plus abjects psychopathes (ses parent furent sauvagement assassinés) et qui s’est forgé une bien étrange religion sur la nature humaine où le paranormal (le Mal en tant qu’entité) ne saurait trouver grâce à ses yeux. Ce profond sceptique n’envisage même pas l’existence du Diable et Maya dans sa profonde déférence chrétienne doit l’amener à reconsidérer ses positions dans le combat originel et séculaire en passe de sceller le funeste destin du Monde.

Narcissisme malin. Pourquoi faut-il que dès qu’un tâcheron s’attaque au cinéma de genre il ne s’enquiert frénétiquement que d’un ésotérisme grotesque et débonnaire et ce en usant d’afféteries insipides et agressives ? Janusz Kaminski – chef-opérateur de Steven Spielberg depuis La Liste De Schindler, sévissant notamment sur Minority Report et Mr. Holly Hunter à la ville – ne fait malheureusement pas exception à la règle sempiternelle du navet hollywoodien honteux qui se négocie sous le manteau ou dans des packagings incluant les plus alléchants blockbusters. Il s’abandonne consciencieusement, et dans une pesanteur délétère, à chaque traquenard vulgaire et incongruité fadette de la thématique théologico-mystique (dont une iconicité de pacotille). Comme si, à défaut de la fluidité élégante vers laquelle il tendait, le cinéaste avait préféré infléchir son incurie et l’inanité de son scénario (vaste gaudriole toute de forfanterie) en comblant âprement toute zone de flottement, d’ombre. Dès lors, il s’évertue à rendre son film rugueux et douloureux (ces mots arrachés de lèvres ourlées pour heurter une oreille rétive et austère), englué dans le liquide saumâtre s’échappant goutte à goutte d’un robinet souillé et décrépi – un peu comme l’attention et l’intérêt du spectateur qui décline inexorablement face à cet objet douloureusement tendance. La profusion impérieuse, satisfaite et vocifératrice (que viennent faire ces répliques en français sinon opacifier une nébuleuse procédure d’expiation ?) devant décourager l’auditoire de quelconques velléités discursives ou artistiques. Le préposé à la réalisation distend son long métrage délavé à l’esthétique surexposée et métallique pour rejoindre la seule idée qui préside à la mise en scène : la scrutation perverse et lourdement ostentatoire. Ou plutôt l’enchâssement du récit dans une sorte de râle rauque et empesé : un hiatus calfeutré. Voici que la caméra bringuebalante enserre d’une teinte ambrée et par le prisme de larges focales la danse pathétique et risible de personnages fantoches en quête névropathe de scories de script ayant pu échapper au naufrage. Hélas pour nous les prises de vues essoufflées, épiant en cachette et se repaissant du désarroi des protagonistes bourdonnent de sinistrose. Loin des effets sonores criards (les cris viscéraux) c’est l’aspect lymphatique et fuligineux qui est privilégié pour nous plonger dans les abysses insondables de l’apathie. Et, comble de la contradiction, les choix artistiques abhorrent la sensualité nimbée de stupre, de violence et de magnétisme pour une ambiance glauque mais outrageusement morale et calibrée refusant violence (non justifiée par l’ignominie fratricide) et sexe (un rendu plus adipeux ou organique aurait pourtant bien mieux servi le propos inhérent au scénario) – pourquoi ne pas avoir poursuivi la piste à peine esquissée de la séduction pour parvenir à l’anéantissement du Diable ou à l’émergence d’un Mal bien pire, l’ambiguïté aurait enfin pu transpirer. Pratiquement indifférent, le long métrage se retrouve contraint pas le dispositif glabre aux contraintes géométriques de se mirer dans sa propre magnificence frelatée et boursouflée. Un échafaudage se faisant réplique exacte des théories de Kelson sur le narcissisme malin.

Arrogance endeuillée. Tout est bon à passer à la moulinette acérée et manquant singulièrement de discernement de l’ami Kaminski et de sa productrice (complice ?) Meg Ryan, des références les plus convenues et sardoniques (La Malédiction, L’Exorciste) aux emprunts les plus douteux et pathétiques (Stigmata, La Fin Des Temps) en passant par les prophéties paranoïaques et millénaristes. Le résultat de cette

hagiographie en négatif – en forme d’initiation inversée – est à l’avenant de ses dupliques difformes et agrégés de manière bancale : mortifères, flagorneurs, anémiés. Pénurie de rebondissement, carence catastrophique de rythme, bestiaire foutraque de termes cosmogoniques et théologiques (diacres, pentacles, symboles spirituels à satiété…) et coquetteries purement gratuites sont le lot de tout prélat s’engageant sur le sentier tout de platitude et d’immobilité du film. Le titre prophétique nous l’indiquait, ne saurait perdurer ici plus aucune once d’ingéniosité, de dynamique ou de fibre créatrice tout au plus un penchant nauséeux et plein d’excitation flétrie pour l’hypertrophie et l’inflation. Livide, le famélique récit est à l’image de cette scène où Kelson pousse la cassette de Maya au maximum sur sa chaîne stéréo. Lui (dans l’espace cinégénique obtus) n’entend rien. Sa voisine (spectatrice) est au bord de la crise de nerfs du faits des sons atroces et de l’opprobre qui s’en dégage : elle en vient même à se supprimer pour se soustraire à la tonitruante représentation et l’on s'orienterait presque vers une telle extrémité. Tout le malaise est là, dans l’achoppement, dans une histoire dont même les personnages mutiques semblent avoir déjà faits l’expérience (le précédent et affligeant exorcisme qui fut pratiqué sur Maya) et qui dérive lentement vers une confrontation manichéenne et exsangue. La pieuse exaltée s’oppose ainsi à l’athée désillusionné, proie facile et terrain fertile pour l’incarnation de l’Antéchrist. L’outrance avec laquelle l’oeuvre se prend alors au sérieux frise la puérilité capricieuse et les élucubrations guignolesques de fleurir. Les goules diaphanes s’agitent sans qu’un quelconque circonstanciel ou qu’une simple montée d’adrénaline ne les escortent nonchalamment. Loin de percer notre âme dans une saillie glaciale et envoûtante, le montage en forme de glissements, raccords approximatifs et scratchs intempestifs induit une dégénérescence maculaire plus qu'incommodante. Ecoeurés, personnages et auditoire sont depuis longtemps immunisés contre ce genre de produits patauds, présomptueux et insipides.

Une scène néanmoins peut être sauvée du marasme ambiant, celle, visuellement impressionnante, des toilettes. Peut-être parce qu’elle est la seule avec l’apparition de la petite fille au snack-bar à être ouvertement consciente de ses excès et de son insignifiance. Une sorte d’humilité lugubre s’en dégage nous inclinant à l’indulgence. De plus l’image saisissante du couteau se rapprochant de l’œil est éminemment symbolique et honnête : le long métrage ne cherche rien d’autre que pénétrer notre vision par effraction et non en élégance – comme un Jacques Tourneur (La Féline) ou un Robert Wise (La Maison Du Diable) l’eut fait. On ne suggère plus, on impose avec arrogance et dédain. Le spectateur, lui, est prié de ne pas cligner des yeux au risque d’en perdre une miette fétide. Le dernier plan stigmatise le vertige en nous présentant le visage de Maya derrière une vitre automobile frappée par des gouttes de pluies. Une allégorie presque élégiaque se substituant aux volutes âcres du visionnage pour une ultime ambivalence. Est-ce l’apologue des pleurs de l'agneau innocent après le meurtre qu’elle vient de perpétrer ou toute autre interprétation afférente flanquée de prosélytisme ? L’épanchement lacrymal d’un film parvenu au bout de son supplice ou simplement à l’épuisement de ses forces dans ses dérisoires efforts pour maintenir son essence ou sa possession ? Peut-être est-ce aussi notre dégoût qui vient imbiber la pellicule par capillarité ? Témoins de tant de bêtises, d’inepties et de gâchis hideux – une mention spéciale pour la coiffure filasse et terne de Winona Ryder à la laideur rédhibitoire ainsi qu’à l’errance contrainte d’acteurs chevronnés mais hagards, prisonniers d’une spirale déliquescente dont seule la mort saurait les libérer, à l'exception de l’héroïne irrémédiablement prise au piège – difficile de trancher. Et qu’importe tant cette dernière image tient du palindrome, d’où que nous l’envisagions elle hurle une même supplique désespérée et lucide : «mettez fin à ce calvaire !». D’un commun accord, toutes les parties s’empressent d’obtempérer sauf l’actrice principale demeurant dans l’expectative, l’(auto-)exorcisme de son propre continuum achevé (la mort du contrechamp et de dualité pernicieuse) quelles possibilités demeurent sinon le suicide du champ ? Maya ayant perdu sa raison d’être, son reflet sur l’écran (comme ce miroir ondoyant dans les toilettes) il ne lui reste que l'observateur à travers la vitre comme référent et ce regardant lui refuse sa surface lisse de projection. Prête à endosser le rôle diabolique du succube après la robe de bure janséniste de l’élue – à l'instar de son imprégnateur spirituel ayant viré sa cuti – la voici privée dans une pluie blême de sa métamorphose oculaire. La disparition, voilà son don, sa malédiction.

 
 

F. Flament
18 Juin 2003

 

 

 

 

 

 

L’œil du malin
Film américain de Janusz Kaminski (2000). Mysticisme laborieux et inepte pour un récit apathique qui, comble de la lucidité, finit par exorciser son essence. Avec Winona Ryder (Maya), Ben Chaplin (Peter)... Sortie française : le 10 Janvier 2001.

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Photographies (28)

Liens
Le site officiel français
Le film sur l'IMDB
Photos Winona Ryder
Un site sur John Hurt

Fiche technique
REALISATION
Janusz Kaminski

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Mauro Fiore

SCENARIO
Pierce Gardner et Betsy Stahl

MONTAGE
Anne Goursaud et Andrew Mondshein

INTERPRETES
Winona Ryder (Maya Larkin)
Ben Chaplin (Peter Kelson)
John Hurt (Le père Lareaux)
Philip Baker Hall (Le père James)
Elias Koteas (John Townsend)

MUSIQUE ORIGINALE
Jan A.P. Kaczmarek

DECORS
Garreth Stover
PRODUCTEURS
Meg Ryan, Nina R. Sadowsky, Donna Langley, Michael De Luca, Betsy Stahl, Pierce Gardner et Christopher Cronyn
DUREE
95 minutes
PRODUCTION
Prufrock Pictures, Avery Pix, Castle Rock Entertainment et Metropolitan FilmExport (Dist.)

 
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