Entre 2 deux terres. Alejandro Amenabar, le surdoué espagnol, signe pour son premier film en langue anglaise une réalisation fantastique à consonance mystique. Une oeuvre angoissante et délicate sur la psyché d'une femme à la dérive, n'arrivant plus à faire face à ses responsabilités, piégée entre lumière et ténèbres. Sans nul doute l'oeuvre d'un agnostique recherchant de nouvelles réponses aux interrogations existentielles. 1945, Grace, une jeune mère doit élever, en l'absence de son mari parti au front, ses deux enfants atteints d'une maladie singulière : ils ne supportent pas une luminosité supérieure à celle d'une lampe. Mais elle semble être la seule à habiter encore l'île de Jersey, jusqu'à ce qu'un trio de domestiques vienne lui proposer ses services.

LES AUTRES

Où sommes-nous ? Dès le début du film, le spectateur est déstabilisé dans ses repères d'espaces. Un cri brusque de Grace, puis le cadre se met à tourner de 90 degrés. Ce n'est que le début, cette maison nous n'en verrons jamais les limites (50 serrures), puisque cloisonnée. Elle se trouve au milieu de bois et d'une brume épaisse. Le monde extérieur, jamais nous ne pourrons ressentir sa présence. Délicatement le réalisateur nous fait pénétrer dans le quotidien de Grace, un monde suranné entre robe en laine étriquée et point de croix. Une existence emplie de ténèbres où le lumière du jour devient un luxe, un refuge. Sans oublier les splendides mouvements de caméra qui semble flotter dans les airs autour des personnages, les entourant à l'image de cette brume oppressante. D'ailleurs la scène où Grace sort de la demeure et s'enfonce dans un brouillard de plus en plus opaque et certainement la plus splendide formellement parlant. L'histoire est accentuée par le dénuement des décors, le huis-clos et la perte des repères. Est-ce l'enfer, le purgatoire, les limbes ou la vie réelle ? Ces sensations sont aussi les résultats des choix du directeur photo : la lumière naturelle. Elle fait ressortir les ombres, les yeux de Nicole Kidman ou le mobilier d'une manière nouvelle et convaincante. La peur et la terreur se font plus proches enveloppant le film et le spectateur sous une chape d'immobilisme. Sans compter le splendide lieu de tournage sur la côte espagnole, ce manoir qui a tout de ces vieilles demeures anglaises, terrains de tant de contes fantastiques. Il est impossible en voyant cette demeure de ne pas penser à Manderley dans Rebecca d'Alfred Hitchkock. Chaque élément des décors pourra servir au cinéaste, comme ce vieux portrait espagnol, éclairé de telle sorte que l'on pourrait croire à une présence humaine, cette rampe d'escalier au travers de laquelle Grace et sa fille s'observent. Le piano, la porte de la salle de musique, une marionnette, ce sont des choses simples proches du quotidien qui parviennent à nous effrayer.

Il ne faut pas croire ce que disent les livres. Le scénario attaque de front les croyances religieuses et les préceptes de notre société judéo-chrétienne. Grace (prénom savoureusement ambivalent) est une pure catholique. Elle enseigne et oblige ses enfants à lire les chapitres de la Bible. Sa vie semble gérée par ces concepts. Plus qu'une aide et une rigueur morale il s'agit de sa seule bouée de secours pour pallier son désarroi (son mari qui ne revient pas malgré la fin de la guerre et la maladie de ses enfants). Les relations de Anne avec sa mère sont sur ce plan extrêmement intéressantes surtout lorsque l'on comprend que la fille se souvient d'un évènement occulté par sa mère. Durant l'enfance nous sommes amenés à mettre en doute les dogmes de nos parents ou de notre société, autant dire que c'est même une attitude salvatrice. Anne est à cet âge, voila pourquoi elle comprendra la première ou sentira pour être plus précis. L'histoire vient de l'enfance, de contes et de légendes que l'on découvre, de ces maladies ou pathologies étranges, de la peur du noir, de l'enfermement et de la solitude. Quant aux livres des morts c'est une idée saisissante et macabre. L'héroïne trouve un livre datant d'un siècle dans lequel se trouvent des photos de personnes mortes, adultes, enfants, bébés, groupes... Cet aspect du scénario trahit l'agnosticisme de l'espagnol, son but est de poser des questions, de mettre en cause les idées reçues pour essayer de relativiser sa foi et sa position par rapport au monde. Que Grace ait une réaction de violence envers sa fille lorsque celle-ci porte une tenue de communion n'est pas fortuit, de même que le refoulement de sa sexualité. L'héroïne se heurte aux barreaux de l'existence qu'elle a elle-même forgés.

Reconnaître les bons et les méchants. Cette dualité présente dans les mythes ou apocryphes est à la base des principes de Grace. Il y a les bons et les méchants, mais comme le dit justement Anne, comment les reconnaît-on ? Ce thème interpelle Amenabar c'est le moins que l'on puisse dire. Regardons Ouvre les yeux, la magie du film vient de la question : le héros est-il fou ou est-ce son entourage
? Où s'arrête le rêve, la mort, la réalité ? Ce script poursuit ses interrogations mystiques dans cette optique. Grace est-elle en train de sombrer dans la folie, sa fille veut-elle se venger, s'affirmer, qui sont ces "intrus" dans leur demeure. C'est agréable de visionner une histoire qui prône la relativité dans un paysage cinématographique où l'on nous propose principalement une seule approche : les hommes troublés par des revenants. Dans la filmographie de l'auteur c'est la même chose. Alors que ses deux premiers films regardaient (dans le bon sens du terme) vers les productions américaines, avec du mouvement, la recherche de l'efficacité, cette oeuvre hollywoodienne recherche le contraire : empathie, lenteur, atmosphère pesante et mélancolique. Il rompt avec les règles en vigueur par ses refus par exemple de tout spéciaux ou numériques. La dualité est rehaussée par un montage très découpé, où des plans d'extérieur font le liant entre les scènes. Et comment ne pas citer cette image du manoir se reflétant dans le plan d'eau, deux bâtisses identiques, laquelle est la "vraie", qu'est-ce finalement qu'un reflet, à travers quoi l'image nous parvient-elle ?
 

L'enfer. L'au-delà est la question qui sous-tend le propos. Dans la religion bouddhique le paradis est le sixième enfer, celui où toute mauvaise pensée peut vous propulser dans les pires souffrances. C'est la définition qui se rapproche le plus de ce que vit Grace avant d'accepter sa condition et ses actes. Son mari, Charles, symbolise la difficulté de cataloguer l'âme ou le comportement humain. Quelles ont été les raisons de son départ au front, est-il réellement mort ou simplement agonisant. Son châtiment serait-il de revivre encore et encore ses erreurs, comme Sisyphe. Sommes nous condamnés à vivre la même vie à la suite de notre décès, le repentir suffit-il à pouvoir corriger ses erreurs. Finalement sera-t-il possible de choisir son enfer ? Charles, penaud, accepte sans rechigner son destin, et répète son départ et l'abandon de sa famille. Mais Grace aux confins de sa folie au moment de se donner la mort décide de rattraper ses fautes et de "sauver" ses enfants. La damnation et tout le pathos religieux ne serait-ils pas au bout du compte illusoires et si il n'y avait rien après ?

Lien musaïque. La musique et les son jouent un rôle primordial dans ce film qui semble revenir aux sources du genre (on pense aux murmures de L'Exorciste). Alejandro Amenabar compose lui-même les musiques rythmant l'action qui se révèlent simples et efficaces. Le cliquetis des clés, le grincement des portes sont autant de bruitages créant un réel environnement sonore. Dans cette maison où chaque pièce est fermée à clé, où la lumière est absente, l'ouïe devient le sens prédominant et le lien entre les membres de la famille. Mais c'est aussi par ce biais que la folie de Grace prend naissance. Une folie qui curieusement transparaît par son regard. Nicole Kidman est grandiose (elle a tout de Grace Kelly) et parvient physiquement à faire passer tous les symptômes de ses troubles mentaux et de son désarroi. C'est dans les échanges avec sa fille que ses qualités trouvent leurs apogées et font de cette interprétation la plus convaincante que l'australienne nous ait jamais offerte. L'auteur prend un plaisir évident à opposer Grace, à la personnalité stricte qui prend pour argent comptant les écrits de la Bible, et son regard perçant à la vieille femme aveugle dont la perception est accrue. Il n'y aurait donc pas besoin de voir pour croire...

 
Une fin déroutante. Après avoir encensé le film, l'heure des critiques est venue. Ce genre d'oeuvre fonctionne sur le secret et l'intensité de sa chute. Jusqu'au bout le spectateur s'attend à quelques chose de flamboyant sur la notion d'enfer ou de limbes par exemple et lorsque nous apprenons la vérité, elle paraît bien fade. Surtout lorsque Grace, Mme Mills et les enfants entreprennent de tout expliquer, nous ôtant ainsi toute

poésie (par exemple Charles est-il mort ou non ?). Evidemment on pense au Sixième Sens, mais à la décharge du cinéaste espagnol son script était écrit et circulait plus d'un an avant le tournage donc difficile de savoir qui s'est inspiré de l'autre ? Mais la dernière scène peut tout changer, pour la première fois nous voyons Victor, le jeune garçon de la famille habitant la maison. Il regarde Grace et ses enfants à la fenêtre. Et si toute l'histoire était sorti de l'imagination fantasque de ce garçon, qui à partir de sons et des délires de cette vieille femme médium se serait construit des personnages invisibles pour pallier sa solitude d'enfant unique. Le long métrage entretient un doute et une ambiguïté qui permettent toutes les interprétations. Le choix de prendre à revers la présence de Dieu et de créer ainsi un au-delà privé de sémantique est salvateur puisqu'il apporte une dimension poétique et romantique. Il ne s'agit pas d'une oeuvre polémique mais bien de questions existentielles fondement de tout esprit humain. Quand le gothique sert de révélateur aux rapports et à la quête de réponses des êtres humains, on obtient cette interrogation théologique et philosophique.

 
 
F. Flament
12 Janvier 2002

 

 

 

 

 

 

L'enfer, c'est qui déjà ?
Film américano-espagnol de Alejandro Amenabar (2001), troisième film du réalisateur après Tesis et Ouvre Les Yeux en compétition officielle à Venise. Avec Nicole Kidman (Grace), Fionnula Flanagan (Mme Mills)... Sortie française : le 26 Décembre 2001.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Photographies (8)

Liens
Le site officiel
Le site espagnol
Alejandro Amenabar
Nicole Kidman

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO, MUSIQUE
Alejandro Amenabar
MONTAGE
Nacho Ruiz Cappillas
INTERPRETES
Nicole Kidman (Grace)
Fionnula Flanagan (Mme Mills)
Alakina Mann (Anne)
James Bentley (Nicholas)

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Javier Aguirresarobe
PRODUCTEURS
Tom Cruise, Paula Wagner, Bob Weinstein & Harvey Weinstein
DUREE
104 minutes
PRODUCTION
Cruise-Wagner Productions
Les Productions du Scorpion
Dimension Films
Le Studio Canal+

SORTIE FRANCAISE
Le 26 Décembre 2001

 

 
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