LES PROIES
C’est que ce long métrage détonne dans la filmographie de son interprète principal Clint Eastwood et de son mentor de réalisateur. Car, de ce tandem histrion à la violence inexorablement réprouvée, les spectateurs se souviennent plutôt des envolées un brin machistes de L’Evadé D’Alcatraz ou du primogène de la saga de L’Inspecteur Harry que de cet ovni aux relents buñuelliens. Les Proies est, en effet, un pamphlet sans concession sur les dérives d’une guerre civile absurde, sur les aberrations hégémoniques d’une société de consommation en germes (l’agonie sur fond de bruits de fourchettes satisfaits est un summum d’ironie) ou sur les rapports sadiques et déliquescents entre les deux sexes, mené de bout en bout par un metteur en scène entièrement maître de sa création – quitte à offusquer ses scénaristes quant à une conclusion délicieusement subversive et terrifiante – et avançant sous les atours gothiques d’un conte de Grim dépravé. Il vous prend à la gorge dès les premiers plans : alors que s’égrène une antienne incongrue apparaît sur l’image cuivrée et sépia – assurant la continuité avec les daguerréotypes bellicistes du générique – un chaperon rouge parti à la recherche de champignons dans une forêt opaque et singulière, aux arbres noueux et oppressants. Dès qu’elle repère le sang fangeux d’un blessé – l’hymen déchiré, le trauma originel de sa vie sexuée symbolisé par le baiser fougueux et détraqué – la couleur s’empare d’elle et de son univers onirique sclérosé et insipide, la catharsis est fulgurante, son cœur s’emballe. Rapidement l’intrigue ténue se met en place pour mieux disparaître devant la cruauté exponentielle d’un huis-clos brumeux et sibyllin, le profane cédant lentement la place au sacré, au mysticisme exalté. Le blessé expirant en cette terre confédérée n’est autre que le caporal nordiste John McBurney (surnommé par la suite McB) qui voit dans l’innocente fillette de treize ans qui le découvre l’unique chance d’échapper aux milices locales en haillons, imbibées d’alcool et adeptes des supplices dans les tréfonds crasseux d’ergastules inhospitalières. Un sort infâme en vaut bien un autre, dusse-t-il être aussi enviable que celui de se retrouver dans une institution, collusive, de jeunes filles, entouré par neuf représentantes recluses du beau sexe. Car, aux confins de sa détresse, le guerrier en sursis voit s’ouvrir devant lui, dans un délire comateux, les grilles glacées d’un paradis improbable, celui d’une demeure austère au temps suspendu, peuplée de naïades alléchantes et baignée par un marécage sylvestre peu avenant. D’emblée le cinéaste instille les clés qui vont présider à la marche inéluctable de l’œuvre, les femmes sont filmées en contre-plongée pour signifier un rapport de force défavorable à l’étranger – elles cultivent la terre et survivent aisément en autarcie à l’inverse du soldat déboussolé – et surtout pour représenter leur faculté à s’envoler, à se laisser idolâtrer par des galants tombés en pamoison – ou au combat – afin de mieux les poignarder au moment opportun, tandis que le rapprochement immédiat du personnage d’Eastwood d’avec le corbeau entravé induit son trépas tacite.
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Don Siegel écrivait dans ses mémoires que "Les femmes sont capables de tromperie, d’escroquerie, de meurtre, de tout. Derrière leur masque d’innocence se cache autant de scélératesse que vous pourriez en trouver chez un membre de la Mafia.", cette sensibilité explose par le truchement de sa caméra fulminante. Car les figures féminines sont ici les véritables prédatrices, des sirènes tentatrices ensorcelant des |
spectres masculins indolents, à la dérive (lie de la communauté seulement capables de coïts mécaniques et sans âme, violant l’intimité, mus par la jouissance immédiate du corps et ne pouvant inspirer que terreur et dégoût), errant sur des champs de batailles sépulcraux et pestilentiels. Attendant fiévreusement leur pitance, elles développent d’intenses frustrations (comme le «héros» au terme de l’histoire) dont découlent amertume et férocité. Elles jouent ensuite à dévorer le fruit de leur braconnage racoleur jusqu’à rejeter, par lassitude individualiste ou peur de la domination, une carcasse exsangue, une façade d’albâtre (de bonnes manières, seul enseignement qui semble encore prodigué ici) appât idoine à la capture du prochain gibier. Elles incarnent ensemble cette colombe régnant sur son nid et prompte à emprisonner à vie l’oiseau (rare du fait de la dégénérescence physique de ses congénères) de passage, mieux à l’utiliser, le laissant gamberger dans le néant (fenêtres obstruées), miroiter un salut possible en échange d’étreintes consenties. La charge peu sembler lourde, misogyne et douloureusement aveugle. Il n’en est rien car le film ne focalise pas sa lucidité sur un pan du genre humain mais embrasse avec objectivité tous ses veules acteurs et brocarde leurs inassouvissements chroniques, moteurs de leur morale en délitement et aboutissant à l’imprégnation de la malignité. Ainsi, les flash-back démontent astucieusement les boniments langoureux et doucereux de McB pour le présenter sous son vrai visage, instamment plus noir et obscène que les séraphiques fards qu’il arbore pour duper ses bienfaitrices. L’esclave de la maison a d’ailleurs tôt fait de réfuter ses arguments (excuses ?) abolitionnistes, mais il parvient quand même à découvrir son point faible et laisse son charme magnétique de loup l’exploiter sans vergogne, avec désinvolture. La lutte de pouvoir et d’influence s’ébroue alors durant la première heure du long métrage entre un séducteur fécondant métaphoriquement ses hôtesses en stimulant au-delà de la bienséance leurs hormones (les poules se sont remises à pondre depuis son arrivée) et des entités méphitiques (l’ombre de l’âtre sur le visage de la femme courtisée résonne comme un avertissement sardonique) qui veulent façonner leur amant parfait, créature de chiffon désarticulée et aisément manipulable qui répondrait exclusivement à leurs attentes divines.
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F.
Flament |
Film américain de Don Siegel (1971). Fable atroce et sublime aux relents buñuelliens. Déconcertante car elle mêle nébuleusement sacré et profane en opacifiant sa structure architecturale et psychique dans un délire fantasmagorique. Reprise : le 9 Avril 2003.
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