Conte gothique. Nous redécouvrons le classique baroque de Don Siegel comme l’on revisite Les Félins de René Clément, en déchirant les limbes d’un souvenir diaphane, mythifié et lancinant pour se confronter à une fable atroce et sublime, à l’aplomb de laquelle la raison se consume sur les ruines fumantes d’une humanité dévoyée.

LES PROIES

C’est que ce long métrage détonne dans la filmographie de son interprète principal Clint Eastwood et de son mentor de réalisateur. Car, de ce tandem histrion à la violence inexorablement réprouvée, les spectateurs se souviennent plutôt des envolées un brin machistes de L’Evadé D’Alcatraz ou du primogène de la saga de L’Inspecteur Harry que de cet ovni aux relents buñuelliens. Les Proies est, en effet, un pamphlet sans concession sur les dérives d’une guerre civile absurde, sur les aberrations hégémoniques d’une société de consommation en germes (l’agonie sur fond de bruits de fourchettes satisfaits est un summum d’ironie) ou sur les rapports sadiques et déliquescents entre les deux sexes, mené de bout en bout par un metteur en scène entièrement maître de sa création – quitte à offusquer ses scénaristes quant à une conclusion délicieusement subversive et terrifiante – et avançant sous les atours gothiques d’un conte de Grim dépravé. Il vous prend à la gorge dès les premiers plans : alors que s’égrène une antienne incongrue apparaît sur l’image cuivrée et sépia – assurant la continuité avec les daguerréotypes bellicistes du générique – un chaperon rouge parti à la recherche de champignons dans une forêt opaque et singulière, aux arbres noueux et oppressants. Dès qu’elle repère le sang fangeux d’un blessé – l’hymen déchiré, le trauma originel de sa vie sexuée symbolisé par le baiser fougueux et détraqué – la couleur s’empare d’elle et de son univers onirique sclérosé et insipide, la catharsis est fulgurante, son cœur s’emballe. Rapidement l’intrigue ténue se met en place pour mieux disparaître devant la cruauté exponentielle d’un huis-clos brumeux et sibyllin, le profane cédant lentement la place au sacré, au mysticisme exalté. Le blessé expirant en cette terre confédérée n’est autre que le caporal nordiste John McBurney (surnommé par la suite McB) qui voit dans l’innocente fillette de treize ans qui le découvre l’unique chance d’échapper aux milices locales en haillons, imbibées d’alcool et adeptes des supplices dans les tréfonds crasseux d’ergastules inhospitalières. Un sort infâme en vaut bien un autre, dusse-t-il être aussi enviable que celui de se retrouver dans une institution, collusive, de jeunes filles, entouré par neuf représentantes recluses du beau sexe. Car, aux confins de sa détresse, le guerrier en sursis voit s’ouvrir devant lui, dans un délire comateux, les grilles glacées d’un paradis improbable, celui d’une demeure austère au temps suspendu, peuplée de naïades alléchantes et baignée par un marécage sylvestre peu avenant. D’emblée le cinéaste instille les clés qui vont présider à la marche inéluctable de l’œuvre, les femmes sont filmées en contre-plongée pour signifier un rapport de force défavorable à l’étranger – elles cultivent la terre et survivent aisément en autarcie à l’inverse du soldat déboussolé – et surtout pour représenter leur faculté à s’envoler, à se laisser idolâtrer par des galants tombés en pamoison – ou au combat – afin de mieux les poignarder au moment opportun, tandis que le rapprochement immédiat du personnage d’Eastwood d’avec le corbeau entravé induit son trépas tacite.

Don Siegel écrivait dans ses mémoires que "Les femmes sont capables de tromperie, d’escroquerie, de meurtre, de tout. Derrière leur masque d’innocence se cache autant de scélératesse que vous pourriez en trouver chez un membre de la Mafia.", cette sensibilité explose par le truchement de sa caméra fulminante. Car les figures féminines sont ici les véritables prédatrices, des sirènes tentatrices ensorcelant des

spectres masculins indolents, à la dérive (lie de la communauté seulement capables de coïts mécaniques et sans âme, violant l’intimité, mus par la jouissance immédiate du corps et ne pouvant inspirer que terreur et dégoût), errant sur des champs de batailles sépulcraux et pestilentiels. Attendant fiévreusement leur pitance, elles développent d’intenses frustrations (comme le «héros» au terme de l’histoire) dont découlent amertume et férocité. Elles jouent ensuite à dévorer le fruit de leur braconnage racoleur jusqu’à rejeter, par lassitude individualiste ou peur de la domination, une carcasse exsangue, une façade d’albâtre (de bonnes manières, seul enseignement qui semble encore prodigué ici) appât idoine à la capture du prochain gibier. Elles incarnent ensemble cette colombe régnant sur son nid et prompte à emprisonner à vie l’oiseau (rare du fait de la dégénérescence physique de ses congénères) de passage, mieux à l’utiliser, le laissant gamberger dans le néant (fenêtres obstruées), miroiter un salut possible en échange d’étreintes consenties. La charge peu sembler lourde, misogyne et douloureusement aveugle. Il n’en est rien car le film ne focalise pas sa lucidité sur un pan du genre humain mais embrasse avec objectivité tous ses veules acteurs et brocarde leurs inassouvissements chroniques, moteurs de leur morale en délitement et aboutissant à l’imprégnation de la malignité. Ainsi, les flash-back démontent astucieusement les boniments langoureux et doucereux de McB pour le présenter sous son vrai visage, instamment plus noir et obscène que les séraphiques fards qu’il arbore pour duper ses bienfaitrices. L’esclave de la maison a d’ailleurs tôt fait de réfuter ses arguments (excuses ?) abolitionnistes, mais il parvient quand même à découvrir son point faible et laisse son charme magnétique de loup l’exploiter sans vergogne, avec désinvolture. La lutte de pouvoir et d’influence s’ébroue alors durant la première heure du long métrage entre un séducteur fécondant métaphoriquement ses hôtesses en stimulant au-delà de la bienséance leurs hormones (les poules se sont remises à pondre depuis son arrivée) et des entités méphitiques (l’ombre de l’âtre sur le visage de la femme courtisée résonne comme un avertissement sardonique) qui veulent façonner leur amant parfait, créature de chiffon désarticulée et aisément manipulable qui répondrait exclusivement à leurs attentes divines.

Le prince au Bois dormant. Pour toutes ces femmes blafardes entassées derrière de hautes grilles oblongues (leur havre pénitentiaire reproduit en miniature par les barreaux de la rambarde enserrant le volatile noir de geais) et qui s’étiolent dans la lumière évanescente des extérieurs vaporeux (on pense aux productions de la Hammer ou à l’artificialité japonaise pernicieuse et diffractée des seventies, aperçue dans Le Couvent De La Bête Sacrée) avant d’étouffer dans la chaleur

empourprée des intérieurs le blessé claquemuré dans la salle de musique est l’occasion de projeter sur toutes les facettes de la virilité musclée et hâlée leurs aspirations laiteuses et détresses tétanisantes (ici un père, là un frère sinon un amant, un dieu, un esclave). Nous voici embringués dans l’exploration chaotique des abysses en friches du désir sadomasochiste où pullulent les salmigondis : pudeur et violence, candeur et avidité. Nos fourmis investissant le hanneton visiteur du pensionnat aussi bien physiquement que psychiquement. L’utilisation des surimpressions et du mélange d’images est limpide autant que lumineuse dans sa capacité à malaxer les perceptions cognitives (tous les sens sont exacerbés par le visiteur : on contemple, on scrute, on renifle, on touche, on écoute la voix rauque et enjôleuse et l’on goûte les lèvres rêches) et les fantasmes les plus délurés. Charnel et spirituel s’y confondent, se pénètrent à l’instar du film et de son audience. Il faut dire que sous le matriarcat sévère et revêche de la directrice Martha Farnsworth, à la maturité perturbée par les relations incestueuses d’avec son frère disparu (occis serait un terme sûrement plus adéquat), les bouffées de sensualité et d’hédonisme ont du mal à s’épanouir sinon en catimini, dans une gêne décontenancée et honteuse. Enfance passionnée (Amy, la seule qui a droit à son «homme» avec Randolph sa tortue), engouement patriotique et frigide, jeunesse aux perversions précoces et plantureuses ou virginité ingénue (la délicieuse Edwina) se disputent la palme des déviances dans un dogme étonnamment castrateur. Car la dimension liturgique et théologique est d’abord reléguée à la définition de la structure du long métrage et de la bâtisse stratifiée, tandis que le glacis cortical est d’ordre psychanalytique, freudien ou jungien à l’envi. Les deux frontispices antagonistes ne dialectisant que lors des rêves (la figure picturale du Christ, les fantaisies saphiques et erratiques de triolismes), dans une trêve adoubée par tous les participants à ce cortège funèbre, sur fond de voix-off résignée. L’effet astringent de cet apaisement temporaire participe au basculement d’un affrontement purement psychologique et séducteur à un drame biblique éprouvant – les réflexes ataviques d’un endoctrinement religieux passif et fétide surgissent avec fracas en s’appropriant la mise en scène de ce cauchemar effroyable de quaker. En effet, McB, soldat agonisant, arrive aux portes du royaume des cieux où il s’empresse de pénétrer en succombant, dans les combles de sa dernière demeure, aux charmes d’un des succubes offerts du gynécée opulent qui s’étend sous son regard. A l’acmé de sa rédemption il se voit ainsi précipité par son sauveur potentiel (Edwina, l’épouse parfaite et mère attentive en négation de l’attitude de son père adultère) dans les limbes infernaux en dévalant l’escalier la tête la première et en se broyant la jambe par la même occasion. La sanction est rédhibitoire, la curatrice éconduite, en proie à des pulsions contradictoires, décide de l’amputer aussi bien pour éviter la gangrène que pour l’avilir complètement dans un simulacre d’émasculation – l’occasion de saisir une tension horrifique dans le démembrement largement supérieure au final d’Audition, aux écrasements de Misery ainsi qu’à l’inégal Boxing Helena avec l’effacement progressif de l’enveloppe voluptueuse de la sémillante Sherilyn Fenn. Au sortir de cette scène intense et particulièrement suppliciante, les bourreaux rassasiés vont enterrer gaiement la jambe dans le vaste et serein jardin, les dernières bribes de bonté disparaissant avec elle. Pourtant, l’homme mutilé se rebiffe contre l’architecture archétypale qui régit son environnement écrasant et sa triste psyché. Ayant chu du grenier idyllique, il se retrouve à la cave en compagnie de bouteilles de gnôle dépressive, un pistolet à la main, entendant dicter sa loi aigrie, vindicative et vengeresse à cette maison dont il ne peut désormais s’échapper sans y laisser une partie de lui-même. Lorsqu’il recouvre ses esprits, enjoint en cela par la mansuétude de la jeune professeur, son expiation est devenue impossible et son châtiment sinistrement arrêté. La jeune Amy, chez qui il a allumé un feu ardent inendiguable, est manipulé par Martha et scelle son destin en lui offrant des champignons hautement toxiques. Son cœur s’arrête d’avoir trop ripaillé et menti alors que se profilait le paysage radieux d’une vie rangée et pieuse. Il s’est frotté à plus roublard et sournois que lui, ou plutôt il s’est heurté à son double complet (les sexes comme les conceptions spatiales et mentales s’agglomèrent en s’interpénétrant dans un râle sauvage), son reflet stérile – mantes religieuses pratiquement hermaphrodites – aux mœurs phagocytaires qui, taraudé par un instinct de conservation imputrescible, parvient aisément à survivre à son projetant boiteux en l’embobinant, en l’enfermant dans un sac de jute, un sourire abominable aux lèvres, et en lui broyant ses attributs turgescents ou protubérants. Il ne leur reste plus qu’à déposer l’offrande païenne sur le seuil et attendre patiemment que la marée l’emporte pour, à nouveau, et avec une régularité de métronome (l’enfant est déjà parée à assurer la relève impitoyable de sa mère de substitution pour officier aux sacrifices des mâles déplorables), les pourvoir en chair fraîche.

 
 

F. Flament
20 Mai 2004

 

 

 

 

 

 

Un fil à la patte

Film américain de Don Siegel (1971). Fable atroce et sublime aux relents buñuelliens. Déconcertante car elle mêle nébuleusement sacré et profane en opacifiant sa structure architecturale et psychique dans un délire fantasmagorique. Reprise : le 9 Avril 2003.

Multimédias
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Liens
Site sur Don Siegel
Le film sur l'IMDB
Clint Eastwood 1 / 2

Fiche technique
REALISATION
Don Siegel

SCENARIO
Albert Maltz et Irene Kamp

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Bruce Surtees

INTERPRETES
Clint Eastwood (Caporal John McBurney)
Geraldine Page (Martha Farnsworth)
Elizabeth Hartman (Edwina Dabney)
Jo Ann Harris (Carol)
Pamelyn Ferdyn (Amy)
Darleen Carr (Doris)

MUSIQUE ORIGINALE
Lalo Schifrin

PRODUCTEUR
Don Siegel
DUREE
105 minutes

PRODUCTION
Jennings Lang et The Malpaso Company / Carlotta Films (Distr.)
 
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