Rassemblement de solitudes. Il y a 7 ans, Aoyama, directeur d'une entreprise de films documentaires, perdait sa femme des suites d'un cancer. Il a depuis connu la réussite dans son métier et achevé l'éducation de son fils. Ce dernier lui conseille d'ailleurs de se remarier. Un ami producteur décide de l'aider en organisant une audition pour un programme télévisé. Les voila recevant curriculums et jeunes amatrices. Aoyama tombe alors sous le charme d'Asami, tout en gravité, réflexion et retenue. Mais cette épouse idéale est peut-être son billet pour le purgatoire et une intense introspection.

AUDITION

Diversité. Takashi Miike, ancien assistant-réalisateur de Shoei Immamura (l'homme aux deux palmes d'Or), est représentatif de ces nouveaux cinéastes nippons qui nous délivrent des histoires singulières (sur le fond et la forme) depuis une dizaine d'années. Citons pêle-mêle : les Kurosawa, Aoyama, Nakata... Des professionnels rompus au métier par des productions à consonance érotique voir directement tournées pour la vidéo. Mais ce parcours leur a permis de maîtriser la technique âpre de leur art. En ce qui concerne l'expression, évidemment ils divergent. Les oeuvres de Miike, si elles ne sont pas les plus abouties et les plus artistiques ont au moins pour elles la diversité, le nombre (près de 4 films par an), l'expérimentation constante, l'émancipation des tabous, la brute impertinence et une forte dose d'autodérision. Les personnes ayant visionné Visiteur Q, Fudoh, Dead or Alive ou même ses essais de séries télévisées (avec la scène filmée par les yeux d'une mouche) savent certainement de quoi il retourne. Le réalisateur peut aussi bien conter une bluette, qu'un inceste ou les fantasmes les plus scabreux (nourriture, animaux...). Audition, son premier film sortant en France (en dehors de certains festivals) est aussi le plus maîtrisé. Sûrement parce qu'il s'agit d'une adaptation d'un ouvrage de Ryu Murakami (réalisateur à ses heures : Tokyo Decadence). Lorsque l'on connaît le monde de cet écrivain (solitude, tristesse, déviances, sexe, mort et autres violences), qui oscille entre pragmatisme, misérabilisme à la Hubert Selby Jr. (Bleu Presque Transparent ou Lignes) et des fables plus humanistes (Kyoko), on comprend aisément que le résultat à l'écran soit si décalé. Pour le metteur en image, le roman originel était un message d'un homme à une femme intimement connue, il a souhaité un récit qui serait la réponse de celle-ci.

Jouer avec le spectateur. Le principal intérêt du film est de nous prendre par surprise, à revers, en installant une fausse ambiance sereine et en jouant avec nos attentes. Durant la première heure, Miike brouille les pistes. Il nous conte une sympathique histoire d'un homme âgé trouvant l'amour en une jeune femme de 24 ans qui semble voir en lui une figure paternelle rassurante, susceptible de la soutenir. Toutefois certains plans et cadres viennent nous
déranger dans cette torpeur évanescente. Ainsi, à plusieurs reprises, un objet au premier plan gâche le cadre (les balles de golf ou le téléphone lorsque Aoyama rechigne à appeler Asami), sans compter la faible inclinaison que prend la caméra (notamment dans certains gros plans) ou les lignes directrices étranges de l'image (le couloir de l'hôpital, le bar...). Il arrive même que certaines scènes impromptues nous sautent au visage (Asami enfant pendant la publicité radio du casting ou le magnifique plan du visage de Yoshiko émergeant derrière un tronc). La tension est donc déjà présente, mais peu palpable. Asami, le personnage porteur d'étrangeté n'est visible que deux fois durant la première moitié de l'histoire. Cette fausse distance échafaudée, voila que le cinéaste nous entraîne dans une chute exutoire, monstrueuse, perverse et presque burlesque. Il souhaitait au départ monter la seconde partie de son film comme le crash d'un avion, faisant fi de sens narratif et terminant sur une image sans générique de fin. Le changement commence par des scènes stressantes, telle celle où Asami reçoit le coup de fil. Dans une position de poupée brisée (clin d'oeil aux yurei eiga, à la manière de la Sadako de Ring avec ses longs cheveux noirs et sa robe blanche virginale), un sourire pervers se dessinant, elle s'approche de l'appareil. A ses côtés, un immense sac, immobile, qui tout à coup tressaute, se débat. Que contient-il ? Sûrement nos principales qualités. Car la première dénonciation ici, c'est l'égoïsme et le voyeurisme de notre société. Avec la nuit d'amour, tout s'emballe, jusqu'à la séquence de torture grandiloquente, l'acupuncture, et le pied tranché... Une dernière partie qui oublie les plans construits pour des grands angles, des filtres, des raccords de montage qui se chevauchent, des cadrages penchés (par exemple le moment où Aoyama se rend dans l'ancienne école de danse le long de cette ruelle avec la voie ferrée au-dessus de lui) et l'entrée dans la maison d'une présence étrangère sous forme d'une caméra flottant dans l'air. L'histoire se désintègre d'elle-même, contaminée par sa propre folie, la maladie qui la ronge. A quoi venons-nous d'assister, un rêve, un fantasme dans l'extase ou une stigmatisation d'une société en pleine autodestruction ? La réplique de Yoshikawa résonne encore à nos oreilles, pour être performante une actrice doit être malheureuse. La généralisation à tout parcours professionnel dans un monde fait de rassemblement de solitudes donne le vertige.
 
This is the girl. Voici la revanche de la femme sur une société japonaise profondément masculine, qui l'exploite sans vergogne et détruit ses appétences. Asami semble avoir tout de la bonne épouse, effacée, grave, visage de poupée, sans trop d'attaches familiales, mais respectant ces valeurs. Pourtant, lors du dérapage à la fin du film les premières rencontres sont revisitées. Aoyama n'a t'il voulu entendre et voir que ce qu'il souhaitait. Il veut se marier, choisir juste un garde fou pour l'accompagner dans ses vieux jours. Il faut le voir analyser les CVs, réfléchir avec son ami producteur sur ces femmes, sur la façon de manipuler leurs rêves pour arriver à leur fin. De même la manière dont la jeune femme est représentée avant la nuit d'amour, se détachant dans le soleil, la brise du bord de mer soulevant légèrement sa robe toujours laiteuse, immaculée cristallise la façon dont Aoyama veut la voir. Lorsqu'elle se dévêt et s'offre à lui sur son lit, c'est réellement son plus profond fantasme. Dans un monde intrinsèquement voyeur et égoïste, qui cache ses perversions sous couverts de morale, le comportement des hommes et des femmes du récit devient angoissant. Asami ne souhaite qu'un amour parfait. Aoyama ne veut qu'utiliser un objet, comme il a jadis utilisé sa secrétaire en ayant avec elle une seule relation sexuelle et l'ignorant depuis. Finalement, l'homme est victime de ses propres vices, rongé de l'intérieur par des tensions sexuelles qui le minent. Fantasmant sur une photo et une histoire terrible, imaginant la petite amie de son fils dans une position perverse. Plongé dans un monde où c'est la femme qui le manipule, il est perdu, tente vaguement de se raccrocher à sa virilité. Finalement peut-être Asami auditionne-t-elle ses amants en se rendant aux castings ? C'est que la distance qui sépare les êtres s'accroît de jour en jour, comme dans les rencontres Asami-Aoyama tournées en champ contrechamp : on ne possède pas la réaction de l'autre, tout est interprété par le prisme de notre esprit et de ce que l'on désire. Voila pourquoi Miike choisit la caméra subjective (impressionnante dans la scène de sévices), et adopte la vision de la victime. Le thème principal serait alors l'altérité : même au plus proche on ne sait pas, on ne voit pas (qui aura reconnu Ren Osugi dans le rôle du producteur de disque mutilé pourtant cadré de très près). Sous la plus prude et innocente des personnes peut se cacher un monstre, de même sous le plus ordinaire des pères de famille peut se tapir un pervers déviant et un être faible craignant l'engagement. Et si la pire des craintes était justement d'être vu au fond de soi ?

La quête de l'ordinaire. Dans un pays où l'on ne se définit que par rapport à son voisin cette histoire prend une toute autre saveur. Car le propos du réalisateur est justement de démontrer le non-sens de cette fuite en avant. La norme change continuellement, à chaque minute, avec chaque personne. Ses protagonistes sont donc immobilisés dans une course-poursuite

contre le temps, contrariant leur nature profonde. A l'instar des aiguilles qui s'enfoncent de plus en plus profondément dans les chairs sur un cri inquiétant et étrangement apaisant : "kilikilikili". Qu'est-ce qui pousse en réalité cet homme à rechercher une autre épouse, il n'est pas amoureux, il veut juste le confort et finir son existence de la manière dont il l'a toujours envisagé, comme on doit la terminer. Cette jeune femme dont il s'éprend sur le papier, est plus un substitut de sa femme disparue qu'il chérit encore, une entité capable de comprendre ses doutes et ses fêlures. Sa motivation est essentiellement égoïste. Même s'il parle peu à son enfant, il lui apporte une présence. Aoyama n'aime pas, il souhaite juste un outil. Dans le final, on peut voir un châtiment raffiné mais aussi les implacables doutes d'un homme qui va s'engager dans le mariage. Une sorte de jeu du chat et de la souris, dans lequel le chien est la première victime. Une phobie clinique de la promiscuité et de l'intimité : il rechigne à voir pénétrer son monde par une femme. Une autre épouse, sachant que la première continue de le hanter et de le juger, tel un bourreau, castratrice, elle répète en boucle "Il ne faut pas". Un doute tacite quant à l'attachement pour un être naturellement volage, se repaissant des avantages du célibat. Asami souhaiterait l'amputer pour ne pas qu'il la quitte, pour l'attacher à elle (d'où l'utilité d'avoir réintégré cette séquence au script sur le tournage). Sans oublier l'angoisse du miroir, la peur de tomber sur une veuve noire encore plus perverse que lui (il faut voir la jouissance sur le visage d'Asami avec son fil) et lui renvoyant l'image de sa propre médiocrité. La fin du long métrage est à double tranchant, difficile de séparer la réalité du fantasme, malgré une certaine maladresse dans le traitement visuel, ici réside le plaisir coupable. Le débat sur ce que l'on peut montrer pourrait nous occuper longtemps. Le fait est que Takashi Miike nous livre une adaptation fidèle de l'univers de Ryu Murakami, qui lui a d'ailleurs permis d'adapter son best-seller, Les Bébés de la Consigne Automatique. Suffisamment sulfureuse pour se tailler une réputation de film culte underground. Il arrive que de tels accidents perdurent dans les mentalités et la cinématographie mondiale.

 
 
F. Flament
16 Mars 2002

 


 

 

 

 

Victime de ses vices
Film japonais de Takashi Miike (1999), adaptation d'un roman inédit en France de Ryu Murakami, primé au Festival international de Rotterdam. Avec Ryo Ishibashi (Aoyama), Eihi Shiina (Asami Yamasaki)... Sortie française : le 6 Mars 2002.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vost)
Photographies (31)

Liens
Le film sur l'IMDB
Takashi Miike
Ryu Murakami

Fiche technique
REALISATION
Takashi Miike
SCENARIO
Daisuke Tengan, d'après le roman de Ryu Murakami
MONTAGE
Yasushi Shimamura
INTERPRETES
Ryo Ishibashi (Shigeharu Aoyama)
Eihi Shiina (Asami Yamasaki)
Jun Kunimura (Yasuhisa Yoshikawa)
Tetsu Sawaki (Shigehiko Aoyama)
Miyuki Matsuda (Yoshiko Aoyama)

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Hideo Yamamoto
MUSIQUE ORIGINALE
Koji Endo
DUREE
115 minutes
PRODUCTEURS
Akemi Suyama, Satoshi Hukushima et Toyoyuki Yokohama
PRODUCTION
AFDF/Omega Project
TITRE ORIGINAL
Odishon
SORTIE FRANCAISE
Le 6 Mars 2002

 

 
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