Plaisir acidulé. A la sortie de la salle un grand souffle d'air. L'esprit peut maintenant tenter d'analyser l'oeuvre magique, malade et intrinsèquement sensorielle que l'on vient de lui présenter. Car ce nouveau joyau coréen qui nous arrive (après Peppermint Candy, L'Île, Le Chant de la Fidèle Chunhyang ou Fantasmes) est tout bonnement inclassable. Acidulé, morbide, esthétique, abscons, bizarre et polémique sont autant d'adjectifs que l'on serait enclin à employer et qui ne définiraient qu'une partie infime de sa saveur ou de sa puissance.

MEMENTO MORI

Un succès d'autant plus surprenant qu'il s'agit ici d'un film de commande, suite au Whispering Corridors de Park Ki-Hyeong qui psalmodiait déjà le long des couloirs d'un lycée de jeunes filles et sur fond de fantastique et d'horreur ses diatribes acerbes sur un système éducatif en pleine déroute. Mais c'était sans compter sur l'intelligence et le talent des deux réalisateurs trentenaires Min Kyu-Dong et Kim Tae-Yong, pour transmuer la logique du récit en une troublante et iconoclaste réflexion sur la société, le passage à l'âge adulte, la place et la latitude de l'individu par rapport à ses contemporains, ainsi que les tabous du modernisme et l'uniformisation des sentiments. D'un poncif surnaturel, le fantôme d'une étudiante morte, les cinéastes tirent une figure ubuesque et démiurge (inspirée d'un court métrage de Kyu-Dong, Her Story), simple écho (ego ?) multiplié exponentiellement et symbole de la culpabilité (ou d'un manque de responsabilités) ainsi que de la psyché des personnages.

La vérité devient mensonge. Dans ce poème plein de maîtrise et de délicatesse difficile de s'y retrouver tant les niveaux structurels de temps, d'espace, de perception (réalité et fantasmes) et de sentiments s'entrecroisent jusqu'au marasme. D'abord il y a cette scène, troublante et synthétique. Une voix litanique récite une comptine absolument morbide sur six filles trépassées qui auraient "entendu", "dit", "vu", "écrit", "approcher" ou se seraient "souvenu" de la vérité -déjà une référence à tous les sens en éveil chez le spectateur-, pendant qu'une jeune femme écrit sur ce que l'on devine être une journal intime. Un processus créatif qui requiert toute son attention, ses dons de coloristes et de confection. Puis une toute autre scène, deux lycéennes coulent lentement vers la noyade, attachée entre elles aux chevilles par une cordelette rouge. Arrivées à la limite, à l'asphyxie, l'une des deux s'agite, rompt le lien et s'appuyant sur sa compagne d'infortune -qui tente vainement de la retenir- se précipite vers la surface sous les yeux fixes et inertes de celle qui a choisi la mort. Tandis que les deux corps suivent des trajectoires opposées, comme des contrepoids, la surface s'approche, et nous voila dans une piscine où une lycéenne (celle qui se dirigeait vers l'air et la vie) émerge. En une séquence onirique, véritablement intrigante, d'une beauté plastique et sonore irréprochable nous voici catapultés dans un établissement scolaire de jeunes filles coréen. Un espace clos (les intérieurs semblent curieusement sclérosés et figés de par les filtres et les lumières, une geôle en totale opposition avec la clarté et l'espace des extérieurs), à la fois symbole d'une société et univers à part entière ou tout va se diluer, s'accroître, s'agglomérer jusqu'au paroxysme.

Minh-Ah, une jeune étudiante au visage arrondi et juvénile découvre sur le campus un journal intime à quatre mains. Il s'avère qu'y sont confiées les sentiments amoureux que se portent deux étudiantes : la splendide et mature Hyo-Shin et la troublante et énigmatique Shi-Eun. Alors qu'elle plonge dans les méandres de cette passion, un événement endeuille le lycée, le suicide de Hyo-Shin. Dès lors tout va

s'accélérer. Car cette mort tragique sert de détonateur et un microcosme en apparence policé et virginal (les uniformes immaculés) va se craqueler. Sous le vernis de l'adolescence les pires pulsions et caractères émergent. Si les enjeux du long métrage sont multiples, nous pouvons distinguer trois lignes directrices. Tout d'abord la représentation du désordre mental et affectif dans lequel sont plongées ces jeunes filles, génération de la décolonisation japonaise, paumées entre traditionalisme, libéralisme exacerbé et l'entrée dans l'âge adulte, celui de la maturité. Le personnage de Hyo-Shin a lui déjà franchi ce cap, il est semblable à l'oiseau rouge qui se cognait aux vitres et aux murs sur fond de cris et de gloussements de gamines, il doit sortir du carcan sous peine d'agoniser sur le sol dans son sang. L'évolution économique et sociale est subtilement brocardée, entre réussite sociale à outrance, arcanes homophobes (le scénario a été censuré par le studio puis des scènes furent éludées au montage rendant encore plus elliptiques certaines césures), désirs charnels et lésions comportementales, le portrait de la jeunesse et des opportunités offertes fait froid dans le dos. La nonchalance, la perte de repères et les drogues sont autant de résurgences habilement brossées par les artistes. Sans parler de la place de la femme dans une société peu progressiste en ce domaine. En filigrane, il y a finalement la Mort. Pas tant dans la responsabilité d'ailleurs que dans l'affect. Memento Mori (souviens-toi de la mort) pourrait tout aussi bien par extension devenir : souviens-toi que tu vas (dois) mourir. La gageure du film étant alors de représenter la peur du néant par l'excitation hystérique, la Mort par la vitalité. Les auteurs ont par ailleurs l'intelligence de retourner le miroir, Hyo-Shin voulait savoir de son vivant ce que l'on retiendrait d'elle après son trépas, la trace, l'influence sur ses condisciples. Elle reviendrait d'entre les morts pour s'en assurer et relâcherait ensuite ses otages. La phrase cinglante du professeur résonne encore à nos oreilles : "L'important, c'est comment vous mourrez". Finalement nous observons un phénomène simple et hypnotisant, à savoir le passage sans ambages d'une histoire privée et subtile (l'amour des deux jeunes femmes résiste à la surdité de Shi-Eun et à l'infidélité de Hyo-Shin) au jugement universel des contemporains, les premiers à se dédouaner de toute implication dans le drame. Quand la beauté devient l'affaire de tous, elle enfle et se perd jusqu'à l'éclatement, la honte et la laideur. Le coup de génie des cinéastes c'est d'avoir calqué l'évolution de leur film et toutes ses particularités techniques sur cette situation. Le récit quitte donc rapidement les rails pour se mouvoir sans cesse à la limite de l'explosion, de la nausée ou de l'hystérie. Jusqu'à une scène démesurée et baroque où les pulsions refoulées débordent.

Chaque être à un son. Est une réplique que lancera Hyo-Shin à son amie après avoir tranché une corde de piano dans un bruit sourd et sec. En effet, dans la chorale de l'école, chaque chanteuse apporte son timbre, son enthousiasme (ou au contraire son désenchantement) à l'harmonie de l'ensemble vocal. On touche là au propos militant, limite révolutionnaire et anarchistes des auteurs. Une opposition constante au conformisme hérité des années de colonialisme puis de dictature (une enseignante ne dit-elle pas à sa classe à la suite du drame : "Si vous êtes sages, cela ne vous arrivera pas"). La question finalement est-elle de savoir si l'on existe à l'école ? Une lycéenne est-elle envisagée comme un individu ou simplement une entité éthérée et malléable ? Entre peur de l'avenir, brimades, punitions (le nettoyage de la piscine) et homophobie, le système scolaire montre ses limites en étouffant l'étudiant jusqu'à le pousser vers le seul chemin possible s'il ne veut ou peut se fondre dans le moule : le suicide. Il faut donc savoir jusqu'où porter ses idéaux bien-pensants et "altruistes", à l'image de cette croix sur l'église à l'arrière plan lorsque le couple se retrouve sur le toit. Alors que Hyo-Shin se prépare au geste inéluctable, ce symbole chrétien de pardon est là au-dessus d'elle, placé plus haut que tout et impuissant à sauver la jeune fille. La mise en correspondance entre religion et homosexualité est rapidement brossée mais soutient le propos. Des règles strictes que l'on impose aux autres mais auxquelles on oublie de se conformer. Ainsi le corps enseignant est tout puissant et pourtant un professeur sans avenir s'éprend de Hyo-Shin. On défend les valeurs chrétiennes en chantant "Dieu nous pardonne", mais c'est simplement pour donner le change. La culpabilité est feinte, les sentiments de compassion inexistants, l'égoïsme roi. Il est de même dans le couple lesbien, où les rapports de force frôlent par instant la perversion et le masochisme (la pilule et le contrepoison). Shi-Eun semble petit à petit prendre le contrôle de la relation ou est-ce simplement sa peur de la réaction de l'extérieur ? Toujours est-il qu'elle force sa compagne à cesser de voir le professeur pour mieux la délaisser quelques jours plus tard à la suite d'un chaotique baiser (elle s'attendait à un goût de pomme et se retrouve avec du sang chaud sur les lèvres). Dans cette scène réalisée pour la première prise à l'insu des figurantes les réactions sont pertinentes. La crise de nerfs est proche pour la plupart d'entre-elles.

Au milieu de ce déchaînement, de cette quête du politiquement correct en apparence, l'uniformité, l'ordre devient la règle, l'étiquette presque martiale. La scène de la visite médicale surprend, tant les dépassements de poids, de taille ou de tour de poitrine sonnent comme des reproches inquisiteurs. Si bien que l'on cherche à donner le change pour éviter d'être mis à l'index. Dans cette optique l'apocalyptique

séquence finale (on pense immanquablement à Carrie de Brian De Palma) est le cauchemar absolu de l'uniformisation : une dizaine de Hyo-Shin apparaissent, muettes et hiératiques dans toutes les pièces du lycée, tout cela avant que le spectre géant de la morte n'observe les vaines agitations de ses ex-condisciples à travers la verrière du toit. D'un regard criminel et phagocytaire, elle anéantit la vie d'autrui. Ce regard, expression primale du jugement (justement opposée au son par le handicap de Shi-Eun et la perception beaucoup plus nette qu'elle peut avoir des personnes) est le meilleur vecteur d'enfermement, de cloisonnement. Pas étonnant alors que les deux amoureuses se retrouvent sur le toit pour de longues discussions (philosophiques parfois). L'arrière plan est vierge de toute vie, juste le ciel clair. Pourtant, plus présente que la croix, il y a l'icône de l'antenne de télévision, elle juge, elle caresse, elle est l'entité qui transmet l'image. Comment oublier qu'avant de sauter Hyo-Shin fixe ses voeux d'anniversaire pour sa dulcinée sur la bande d'un caméscope.

La rumeur. Il y a finalement ce que l'on voit et ce que l'on croit voir, biaisé qu'est l'esprit par ses préjugés. Une conception formidablement bien rendue dans le long métrage. Minh-Ah, en classe feuillette le journal intime, elle est de plus en plus obnubilée par le "fantôme" de la suicidée et sa relation homosexuelle. Petit à petit elle se retrouve absorbée par ses propres fantasmes lesbiens, des mains viennent caresser ses cuisses, sa nuque, jusqu'à la catatonie, l'aphasie et l'apoplexie. Là, allongée sur sont lit à l'infirmerie nous avons droit à l'un des plus merveilleux plan du film, puisqu'une multitude de personnages -chimériques ?- va discourir avec Minh-Ah mais sera montrée par la réflexion sur la pupille de la lycéenne. Ainsi la caméra fixe l'œil et nous voyons finalement ce que voit la candide jeune fille. Un artifice efficace aussi bien narrativement que formellement (de même que lorsque la caméra pénètre dans l'oreille de Shi-Eun après son entraînement de course à pied). Tout comme cette séquence tout bonnement hallucinatoire où Minh-Ah suit Shi-Eun, chacune parcourant un couloir parallèle d'un côté et de l'autre de la cour centrale du lycée. Des voies soutenues par des piliers. Nous suivons donc de biais l'une des lycéennes et dès qu'un pilier est rencontré, nous basculons sur l'autre protagoniste et ainsi de suite. Cela serait déjà, esthétiquement parlant, une trouvaille et une manière de représenter l'excitation pertinente, mais viennent s'intercaler des souvenirs, prenant racine au même endroit. Les cinéastes peuvent ainsi mêler, présent, passé, rêves… Car il s'agit bien pour ce film plein jusqu'à la nausée de tics visuels et de caméra de composer une sorte de déstructuration, de dépouillement, pour mieux parvenir à un sentiment. Mais ce n'est pas pour autant que nous nous trouvons face à un recueil de sensations, non, dans cette miniaturisation de la société coréenne, faite d'ambivalence, le désordre de la structure n'a d'autre but que de faire ressentir le profond désordre de personnages à la fois victime de leurs hormones aussi bien que des tabous et encore incapable d'acquérir le recul nécessaire à leurs actes et pensées. Il y a donc de l'effroi, de la frivolité, de l'onirisme, de la naïveté et de l'originalité mais aussi une profonde limpidité teintée d'insouciance et de gravité. Une vision novatrice de l'adolescence dans son exaltation impromptue plus qu'ambiguë, faite de multiples divagations et hallucinations (il y a dans cette morbidité complaisante des relents de Virgin Suicides ou de la réussite de Peter Jackson : Heavenly Creatures). Une représentation se fondant sur un modèle ondoyant (le cercle des personnes prenant part à l'intrigue ne cesse d'augmenter géométriquement à l'instar de manifestations de la morte) et une pluralité de regards.

 

Rythme du temps. Cette oeuvre coréenne a donc le mérite de nous proposer un film cohérent, qui sait pour une fois aborder le thème de l'adolescence ou des pulsions sexuelles et destructrices inhérentes à cet âge sans aucune déférence. C'est aussi un étonnant mille-feuilles temporel, où il nous devient pratiquement impossible de démêler l'écheveau des différentes strates et niveaux de narration, bien que toutes, du présent au passé en passant par le fantasme, aient une logique propre. On croit deviner que l'histoire se déroule sur deux jours. L'un au passé (le suicide) et l'autre au présent, les étudiantes se confrontant à la Mort(e). Mais lorsque ces différentes lignes se rencontrent, le plaisir s'en trouve renforcé. Deux scènes reviennent en mémoire, l'infirmerie où les trois étudiantes sont pour l'unique fois réunies, à travers un

paravent Minh-Ah tente de combler le passé pour comprendre la relation de Hyo-Shin et Shi-Eun et le plan où la morte arrive dans la classe avec deux briques de lait (c'était juste avant le baiser et Minh-Ah le revoit -pour nous c'est la première fois- au moment du suicide). Un recommencement qui s'insinue jusque dans la relation que semble devoir entretenir Minh-Ah et Shi-Eun qui partagent désormais un lien télépathique. Personne n'est irremplaçable, l'ultime leçon pour Hyo-Shin. Un imbroglio temporel probant soutenu par une musique douce et lancinante (lorsque l'on voit la décoration du piano qui la produit, cette dernière devient presque organique et palpable). En bref, une leçon de cinéma et de prise de risques, des effets pléthoriques et un montage elliptique pour relater un fait indicible : au pays du matin calme, une lycéenne trop entière pour notre monde l'a quitté.

 
 
F. Flament
28 Mai 2002

 

 

 

 

 

 

Polyphonie morbide
Film sud-coréen de Kim Tae-Yong et Min Kyu-Dong (1999), prix de la photographie au Festival de Slamdance 2001. Avec Lee Young-jin (Yoo Shi-Eun), Park Ye-jin (Min Hyo-Shin), Kim Min-seon (So Min-Ah)... Sortie française : le 8 Mai 2002.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Photographies (55)

Liens
Le site officiel coréen
Le site non-officiel coréen
Le site officiel français
Le film sur l'IMDB
Cinéma coréen

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Kim Tae-Yong et Min Kyu-Dong
MONTAGE
Kim Sang-Bum
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Kim Yoon-Soo
MUSIQUE ORIGINALE
Cho Sung-Woo

INTERPRETES
Lee Young-jin (Yoo Shi-Eun)
Park Ye-jin (Min Hyo-Shin)
Kim Min-seon (So Min-Ah)
Kong Hyo-jin (Moon ji-Won)
Paek Jong-hak (Goh Hyung-Suk)

DECORS
Lee Se-Ho

PRODUCTEURS
Lee Chun-Yeon et Oh Ki-Min
DUREE
97 minutes
PRODUCTION

Cine 2000

TITRE ORIGINAL
Yeogo Goedam 2
SORTIE FRANCAISE
Le 8 Mai 2002

 

 
bb