Solitude précaire. Anyang, une ville moyenne de la province chinoise du Henan. Yu Dagang, un ouvrier quadragénaire se retrouve brusquement au chômage et sans ressources. Il se voit obligé de vendre à ses anciens collègues les tickets repas qu'il lui reste. Alors qu'il dîne d'un bol de nouilles, le voila trouvant un couffin où repose un nouveau-né abandonné par sa mère. Celle-ci, Feng Yanli, une prostituée originaire de Mandchourie, s'engage à verser la somme de 200 yuans tous les mois à qui prendra soin du bâtard de son proxénète.

L'ORPPHELIN D'ANYANG

Un bol d'air. D'emblée, le cinéaste débutant (37 ans et ancien assistant de Chen Kaige à qui l'on doit notamment L'Empereur et l'Assassin) choisi de nous présenter le portrait sans concession d'une Chine à la dérive. Une société en pleine désagrégation, où les utopies politiques ont fait place à l'ère du réalisme profiteur. Un monde où tout des murs aux personnes se retrouve sali, souillé par ce qui l'entoure. Les corps, les vêtements et les lieux ont en commun les stigmates d'un délabrement profond, que Feng Yanli passe toute une scène à laver ses dessous pour pouvoir enfin se reposer n'est alors pas un hasard. Voilà un cruel aveu d'échec pour un régime qui n'hésite pas à mettre à la rue des ouvriers non payés depuis quelques mois et à les humilier encore par la suite (il faut voir les multiples tentatives de Dagang frappant aux portes de ses voisins pour vendre ses tickets repas ou les remarques de ses camarades quant à l'enfant qu'il doit faire passer pour son neveu de la campagne). Nous pourrions classer Wang Chao dans ce nouveau courant qui vise en contournant la censure -le film n'a toujours pas été projeté dans son pays- à dénoncer la perte des valeurs et l'âme de la Chine moderne, une course ayant pour but l'authenticité. Nous nous retrouvons à mille lieux de la propagande et de l'exotisme suranné que l'on nous sert en vue des Jeux Olympiques. Loin aussi des fresques de Zhang Yimou. L'auteur poussera même sa critique jusqu'à une séquence finale, attaque acerbe d'un système concentrationnaire, même si elle est balancée par une vision onirique porteuse d'espoir.

Si le réalisateur choisi de filmer à Caifen, près d'Anyang, c'est qu'il souhaite retrouver dans cette petite ville, l'âme du pays et ses problèmes récurrents, ancrer son récit dans le quotidien. Une mégalopole chinoise à la dérive (comme nous pouvions la voir dans Suzhou River avec aussi un plan d'ampoule vacillante et pas dans Beijing Bicycle) malgré son côté noir et décrépit ressemble malheureusement à toutes les grandes cités occidentales. Dans cette petite ville plus usée et marquée par la patine du temps, le principal enjeu reste la nourriture. Que ce soit par les tickets repas ou les bols de nouilles, la mise en scène retranscrit ce besoin intrinsèque et destructeur. Nous finirons même par calculer combien de bols représentent 200 yuans dans le mois. Pris dans cette frénésie, dans cette constante recherche de nourriture, les protagonistes restent le nez dans leurs nouilles ou la tête dans le guidon. Seul, le souteneur, vociférant et vitupérant -car sans souci pécuniaire- fini par exprimer d'autres sentiments (dans le sauna ou avec sa mère), par exister en dérangeant d'une certaine manière l'ordre établi et la latence ambiante. Prisonnier de la crasse et de la promiscuité les autres tentent vainement de prendre cette gorgée d'air frais, comme ce moment où les mafieux s'arrêtent au bord du fleuve. Des moments de distanciation où l'on peut fixer une ampoule, une foule en mouvement.

Le prosaïsme surnage le récit. Les 3 personnages principaux, triangle typique de la société chinoise, semblent curieusement insensibles. Où sont donc les sentiments ? Entre valeurs ancestrales et les débuts d'un capitalisme agressif difficile pour les protagonistes de voir où ils vont. De ce fait, ils sont paralysés, étouffés et pris dans les tourments d'une existence dont même la survie semble dérisoire. Le tournage très rapide (21 jours) à l'insu de la censure rend chaque plan
plus beau, plus pudique (comme lorsque notre vision passe derrière le crâne de l'homme après que nous ayons appris sa leucémie). Un catalogue d'instants volés où une caméra éloignée fixe quelques fragments de vie (la scène Dagang / Yanli devant le restaurant que nous suivons depuis l'autre côté de la rue, la circulation nous séparant). En bref une clandestinité, nous faisant baisser la tête, les yeux de peur de déranger. Les choix du directeur de la photographie se feront donc vers le mat et une texture ainsi qu'une luminosité légèrement ternies, salies (sauf dans la scène du bar où se trouvent les prostituées et l'ascenseur). Les prises de son réel réussissent en outre à insuffler une étincelle de vie à la cité, lui conférant un mouvement propre comme le fleuve, entraînant les êtres vivant en son sein.
 

Dès les formidables plans d'ouverture, nous voici plongés dans des cadres et décors qui attendant d'être occupés, une sensation si propre aux peintures d'Edward Hopper. Un homme désoeuvré et seul tantôt adossé à un mur, tantôt fumant au milieu d'un square hante des lieux vides (inhumains ?). Plus de cinq minutes entièrement muettes portant en elles toute la force du récit. Il prédomine avant et après le passage sans but et dérisoire de cet homme (ce plan devant l'usine où Dagang effectue une large virgule dans la boue sortant puis revenant dans le cadre en est le parfait symbole) une étrange impression de réalité figée dans une désolation, comme un désert aussi beau soit-il privé de son essence. Rien ne semble s'y passer ou plutôt si, nous y passons l'espace de quelques secondes. Par la suite le réalisateur, sans aucun renfort de musique, parvient par des plans fixes d'une durée proche de l'ellipse à saisir l'étrange mélange de ténuité et d'évidence, le simple fait que les personnages attendent un déclic, que quelque chose change. Pas étonnant alors qu'ils se décident en quelques secondes, comptant sur le hasard comme cette mère choisissant de confier son enfant à un inconnu après avoir partagé un repas. Et voilà le bébé. Elément central de l'histoire, presque toujours invisible, emmailloté, bonneté, que l'on se renvoie comme un poids trop lourd, un objet encombrant. Curieusement cette image de vie naissante n'est pas seulement une évocation de la famille ou de l'espoir en un futur meilleur, mais bien ce que tous attendaient : de l'imprévu. Un symbole de chaleur et d'avenir. Quelqu'un pour qui continuer. Une prise pour s'agripper et arrêter de dériver. Chaque acteur de ce triptyque réagira différemment, entre recommencement toujours possible ou volonté de laisser quelques chose derrière soi pour le mafieux leucémique. Le clan improbable formé par Dagang et Yanli se rapproche d'un noyau familial et peut leur permettre de se sauver l'un l'autre, on se rappellera ce plan revenant à deux reprises de cet homme et cette femme dans le lit fixant l'ampoule : la première fois Yanli vient de se donner physiquement pour un logement, la seconde l'enfant est entre eux et ils semblent plus apaisés. Il faut dire que dans un monde lent, poisseux et indolent tous frôlent la syncope (les malaises du gangster) et respirent péniblement en regardant le rougeoiement d'un filament symbole ténu d'un lointain espoir péniblement oublié.

Entre optimiste et pessimisme. A la vision de ce magnifique moment d'émotion, dont le refus final de stylisation (malgré quelques plans très cadrés ou des images travaillées) au profit d'une histoire à la fois simple et poignante, on pensera à Bresson ou Antonioni, et pour les artistes plus contemporains Tsai Ming Lang ou Hou Hsiao Hsien. Pourtant Wang Chao en un seul film est parvenu à transcender son roman original en une réalisation élégante et épurée. Démontrant de la plus belle des manières le clivage entre langage littéraire et cinématographique. Ce qui prévaut c'est la création de condensés d'espace-temps, par le rythme qu'il transmet à chaque scène nous voici projetés dans un monde étrange et proche de nous, chaque action devient familière, renforcé en cela par le choix d'acteurs amateurs -seule la jeune femme est professionnelle- qui jouent leurs propres rôles (un gangster amateur d'art, et un ouvrier joueur de musique). Le plus surprenant reste que ce néoréalisme avance par à-coups souvent hors-scène (Dagang qui devient réparateur de vélos, le licenciement, le proxénète qui frappe, la lutte entre les deux hommes, ce qu'il advient de notre héros…) et se conclue entre pamphlet et onirisme. Une fin déconcertante car on ne sait ce que la lutte entre le proxénète et l'ouvrier a donné. Toujours est-il que Dagang se retrouve en prison et risque la peine de mort, puisqu'il dit à la jeune prostituée : "Si je meure, promets-moi de ne plus l'abandonner (il regarde l'enfant)". Un mois plus tard, la jeune femme est de retour dans le local avec les autres prostituées. Les policiers arrivent et elles doivent fuir. Dans sa hâte elle confie son enfant à un homme dans la rue. Yanli est désormais parquée avec les femmes arrêtées. A l'instar de Dagang qui fixait une ampoule au plafond (lumière divine ? Le réalisateur est très croyant), elle fixe les quelques lueurs du soleil filtrant dans le fourgon pénitentiaire, et dans cet éclat semble se souvenir que la personne dépositaire de l'enfant était Dagang. Est-ce une vision théologique où le petit homme sans relief serait un ange ou l'ultime souhait d'une femme qui a tout perdu et tout renié et qui veut atténuer la douleur de sa déchéance ?

 

Sur la corde raide entre la chronique sociale et la fable douce-amère (une étrange relation amoureuse qui se noue pour être arrêtée brutalement), le cinéaste, ancien ouvrier licencié, rompu aux techniques mais peu désireux de se conforter aux diktats commerciaux ou politiques, parvient à exprimer toutes les émotions, la tristesse et la solitude qui émaillaient déjà ces 4 romans -celui qui nous

intéresse ici étant le dernier en date- et finalement universelles puisqu'il a vécu aussi bien à Hong-Kong qu'au Japon. Il faut dire qu'il les a toujours envisagées sur grand écran mais cette oeuvre éponyme est la première qu'il parvient à produire. Nous avons donc hâte de découvrir le livre et le film qu'il prépare, une histoire se déroulant en Mongolie Intérieure. Des ouvrages qui curieusement sont parus en Chine. L'écrit doit donc passer pour moins polémique que l'image ou tout du moins pour plus difficile d'accès. Le metteur en scène eu ces mots : "faire un film, c'est évidemment exprimer quelque chose, mais c'est aussi le faire de façon pragmatique", on en voit bien sûr les aboutissements dans la profusion de détails infimes : les sous-vêtements qui sèchent, les outils alignés, les bols, le couvre lit... Finalement toutes les qualités du long métrage sont rassemblées dans les deux scènes du restaurant. Il s'agit bien entendu de la rencontre homme-femme autour de deux bols de nouilles (un grand pour lui, un petit pour elle), la raison d'être du film. Par un cadre étrangement déséquilibré vers la gauche, là où se situe le bébé et l'homme puis là où il manque quelqu'un, un silence reflétant toutes les frustrations et appétences et enfin une dilatation du temps, Wang Chao crée un tableau dérisoire et pourtant crucial puisque revenant deux fois, ouvrant et fermant le cheminement d'un couple éphémère. Dans la vision pessimiste de l'artiste chinois, un seul être vous manque et tout est anéanti, l'inertie du courant urbain et de la société vous entraîne aussitôt, la tête sous l'eau.

 
 
F.Flament
2 Avril 2002

 

 

 

 

 

 

Un ange passe
Film chinois de Wang Chao (2001), présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes et primé à Belfort. Avec Zhu Jie (Yu Dagang), Sun Guilin (Feng Yanli), Yue Sengyi (Liu Side)... Sortie française : le 13 Mars 2002.

Multimédias
Extraits (vost)
Quelques pages du roman
Le livre sur inside a dream
Photographies (11)

Liens
Le site officiel
Cinéma asiatique
Actualité et scoops

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Wang Chao d'après son roman
MONTAGE
Wang Chao et Wang Gang
INTERPRETES
Zhu Jie (Yu Dagang)
Sun Guilin (Feng Yanli)
Yue Sengyi (Liu Side)

SON
Wang Yu
DIRECTEUR ARTISTIQUE
Li Gang

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Zhang Xi
PRODUCTEURS
Wang Chao, Fang Li et Wang Yu
DUREE
84 minutes
PRODUCTION

Les Films du Paradoxe

TITRE ORIGINAL
Anyang de yinger
SORTIE FRANCAISE
Le 13 Mars 2002

 

 
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