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L'ORPHELIN D'ANYANG

Wang Chao est un artiste déroutant. Anciennement ouvrier licencié, il a ensuite pas mal bourlinguer en Asie avant de revenir en Chine avec ce statut d'intellectuel. Une trajectoire pour le moins surprenante, surtout pour un homme connu dans les sphères cultivées pour ses romans (quatre à ce jour), alors qu'il ne rêve que de cinéma. Un médium qui lui permettrait de toucher le plus grand nombre et surtout de transférer exactement l'image qu'il a en tête. Avec l'ouvrage qui

nous intéresse ici, il atteint son but. Puisque ce scénario épaissi en roman a su convaincre les producteurs et permettre l'émergence d'un long métrage enthousiasmant, malheureusement censuré par le régime politique chinois et donc demeurant inédit dans sa patrie (ce qui n'est pas le cas de cette oeuvre originelle tout aussi acerbe et polémique). En outre, la vision du film et la lecture du roman sont subtilement différentes, créant plus qu'une complémentarité : deux faces d'une même critique sociale.

Par un style épuré, sec et direct l'auteur nous conte finalement l'histoire très simple de trois habitants à la dérive de la Chine typique. A l'instar de millions de leurs compatriotes, ils sont les fidèles représentants de la base d'une civilisation chancelante, sans repères ou valeurs auxquelles se raccrocher, sur lesquelles se reposer. On voudrait ressentir de la chaleur, mais cela fait tellement longtemps que l'on en a oublié le goût ("Yu Dagang ressentit une douceur qu'il n'avait pas connue depuis longtemps, ou peut-être même jamais"). La famille, l'enfant, l'innocence ne sont pas des notions galvaudées, mais des valeurs semblant se perdre, se désagréger dans une vaste étendue de boue au sein de laquelle se traînent des êtres sans but, victimes du progrès social et politique. Une fange concentrationnaire que viendra souligner la redoutable dernière page d'un cynisme, d'une puissance et d'un pessimisme aux confins de l'horreur. Par le dernier paragraphe : "Mais Feng Yanli ne les entendait pas, elle pleurait à chaudes larmes, sans pouvoir s'arrêter. Elle sanglotait de plus en plus fort, comme une folle. On aurait dit les cris d'une bête. Les autres filles dans le wagon étaient figées dans un silence total…" Wang Chao sublime avec emphase son propos sur l'empathie d'un monde sclérosé, rongé par le désoeuvrement moral et physique. Ils ne voient plus l'avenir, la vie, ils regardent le sol crasseux, les corps sales et concupiscents. Ils voudraient attendre quelque chose sans en être capables, sans savoir quoi : "Yu Dagang resta insensible : vu ce qu'avait été la moitié de sa vie, que pouvait-il attendre de l'autre ?". Ils sont tellement occupés à vivre qu'ils en ont oublié d'exister.

L'histoire prend place à Anyang, un choix délibéré de l'auteur de s'éloigner des grandes mégalopoles occidentalisés pour se rapprocher du quotidien et y ancrer son récit. Pourtant tout en ne parlant que de ça (le quotidien, la nature humaine) il réussit le tour de force de tourner le dos à la banalité, magnifiant et dramatisant un dialogue, une passe, un repas (l'image récurrente des deux bols induit la relation du couple et l'absence inconsolable)… Il faut voir les deux lignes qu'il décoche pour insuffler la solitude de Dagang par ses pensées pour Feng Yanli et ses pulsions d'onanisme tout en les contrebalançant par les cris du bébé. Les métaphores qu'il emploie ont la même fulgurance, expriment le même prosaïsme : "Le bus s'éloigna et Feng Yanli, en un éclair, se vit dans la rue comme un préservatif jeté sur le macadam". Il n'y a plus finalement que la survie temporaire, où bol de riz rime avec bol d'air sous peine de syncope (l'effondrement de Liu Side symptôme de sa leucémie). La langueur et la mélancolie viennent contaminer les dialogues, les échanges, les actions. Les ouvriers de l'usine retournent leurs vestes et réclament l'argent prêté. Chacun se love et se retranche dans son petit espace, sa solitude, incapable du moindre éclat préférant se morfondre que vitupérer. Ils en viennent à se désolidariser d'eux-mêmes, se chosifier et accentuer ainsi leur disparition dans l'inertie du temps.

 
F. Flament
11 Juin 2002

 

Liens
Les premières pages du roman
Les éditions Bleu de Chine
Le film L'Orphelin D'Anyang sur Inside a dream

 

 

 

 

 

 

 

 

Asphyxie aphasique

 
 

Anyang, une ville moyenne de la province chinoise du Henan. Yu Dagang, un ouvrier célibataire d'une quarantaine d'années, se retrouve brutalement et "glorieusement" licencié par l'usine. Il se voit alors obligé de faire le tour de ses anciens collègues pour revendre ses tickets repas du mois et ainsi subsister quelques jours, privé de ressources. Alors qu'il déguste des nouilles dans la rue, il trouve un couffin au sein duquel s'agite un bébé. Dans la couverture qui l'emmaillote, un message proposant 200 yuans mensuels à la personne qui voudra bien s'occuper de l'enfant, ainsi qu'un numéro de téléphone pour recevoir son dû.

Dagang saute sur l'occasion et contacte la mère : Feng Yanli. Celle-ci est une prostituée qui vend son corps pour faire vivre sa famille restée dans le nord-est. L'enfant n'est autre que le bâtard de son souteneur, Liu Side, qui reçoit bientôt la nouvelle de sa leucémie. Une maladie qui a déjà terrassé son père quelques années plus tôt. Après un mois, l'ouvrier a trouvé un emploi et ne souhaite plus héberger l'enfant, mais ému par la mère (et amoureux d'elle) il les accueille tous deux dans son petit appartement. Feng Yanli vit ses derniers mois de prostitution et se rapproche imperceptiblement de Dagang. Mais c'est sans compter sur l'agonie du proxénète qui veut laisser une trace derrière lui et faire survivre son nom. Il envoie donc ses hommes pour s'assurer de sa paternité puis vient chez Dagang forcer la jeune femme à lui confier les droits parentaux. L'amant accourt et les deux hommes s'affrontent. Le gangster s'écroule, mort. Dagang se retrouve rapidement condamné à mort et il reçoit une dernière visite de Yanli et du bébé. Il le reconnaît et lui demande de ne plus l'abandonner. Quelques semaines plus tard alors qu'elle a repris le métier, elle est obligée de confier son enfant à un inconnu lors d'une descente de police. Elle ne peut le récupérer puisque arrêtée, elle est renvoyée dans un fourgon vers sa province d'origine. Sans espoir elle se met à crier et hurler dans l'indifférence générale.

 

 

 

 

 

FICHE TECHNIQUE
Auteur : Wang Chao
Nationalité : Chinoise
Publication : 2000
Nombre de pages : 60
Editeur français : Bleu de Chine
Editeur original : Xiaoshuojie yuekan
Traduit par : Cécile Delattre
Titre original : Anyang de yinger
ISBN : 2-910884-46-5
Sortie française : 2001