Etat des lieux. Diffusés en Europe dans la continuité, ces trois documentaires ont pour but de nous présenter l'âme chinoise moderne dans sa quotidienneté et sa pluralité. Les trois axes (sainte trinité) choisis par les producteurs nous entraînent dans chacune des franges qui composent ce gigantesque pays de 1 Milliard 300 Millions d'habitants amené par sa densité démographique et donc géopolitique à présider à la destinée de l'humanité.

LE SECRET DE MON SUCCES LA MARCHE DE SHAO

La première œuvre (Le Secret De Mon Succès) nous transporte aux tréfonds de la campagne profonde, côtoyant les oubliés de l'essor économique, de l'ouverture au monde, qui se débattent dans les affres et la tautologie d'une démocratie balbutiante. Dans la seconde (La Longue Marche De Shao) c'est le destin d'un jeune citadin sans le sou et perdu qui nous sera conté, une fable amère où l'Armée reste le seul recours. Et enfin le troisième film (La Gare Des Illusions) placera en parallèle M. Fu et M. Lu, deux des dirigeants de la gare de Zhengzhou, nœud ferroviaire et gordien ? d'une Chine en pleine mutation, deux cadres politiques qui, dépourvus de certaines des servitudes de leurs compatriotes, se heurtent à l'envers du capitalisme. Un échaffaudage branlant, saisissant et édifiant, une radiographie brossée par trois artistes chinois des déviances et des contradictions de leur pays qui permet d'appréhender le réalisme de la sixième génération de cinéastes chinois (Jia Zhangke et son Plaisirs Inconnus ou Wang Chao avec L'orphelin D'Anyang pour citer les dernières sorties françaises). Il est cependant dommageable d'avoir amputé la tétralogie originale de son dernier opus The War Of Love (réalisé par Jinchuan Duan et Yue Jiang), qui éclairait d'une lumière plus délicate les hésitations sentimentales des citadins happés par le tourbillon des réformes. Se déploie donc sous nos yeux un triptyque bancal, subtile mise en abîme du géant en devenir du XXIème siècle, enfant perdu et emprunté voir déraciné et désynchronisé à qui l'on (ré)apprendrait à vivre, à composer avec une amnésie commode et une prolixité de choix tétaniques. Un pays qui, dans sa marche inexorable, aurait oublié ses habitants préférant les ensevelir dans le décor, les laisser grouiller dans une fange laxiste ou concentrationnaire.

Le mord aux dents. Le Secret De Mon Succès, récompensé en 2002 par le Silver Wolf Award à Amsterdam, reste le joyau le plus accessible de cette soirée, par sa propension à capturer l'absurdité d'un monde en décrépitude en pleine déroute et à mêler une dramatisation – très occidentale avec l'incrustation du nom des lieux et un traitement à la soap opera – à un réel travail de documentaire quoique que trop directif malgré un montage décousu. Dès la première scène, le cynisme du cinéaste explose à l'écran avec M. Lu, responsable du contrôle des naissances, qui se fait refaire la mâchoire inférieure après un incident l'ayant opposé à son cheval. Ce sourire flambant neuf (il se paie une nouvelle conduite) qu'il arbore fièrement – les stigmates corporels sont autant de preuves d'un passé belliqueux ou prolétaire qui marque profondément les chairs, à l'image d'un visage parcheminé ou d'un doigt sectionné – sera un argument fallacieux de plus pour retenir la bride et conduire, in petto, la communauté comme il tentait de dominer son animal mais avec beaucoup plus de malice. Véritable éminence grise – gouailleur et roublard – du petit village de Fanshen au nord-est de la Chine, il va lentement laisser transparaître l'ambition (une des premières scènes pleine d'altruisme où il raconte comment les hommes sont venus lui proposer un poste au comité fait écho à la dernière où, le visage replet et satisfait du devoir accomplit, il se laisse aller à la confidence : il rêvait d'occuper une charge politique depuis sa plus tendre enfance), la naïveté et la détermination sournoise qui l'anime.

Tout commence lorsqu'une femme disparaît et évite ainsi de se présenter au contrôle des grossesses. Or, cette épouse a déjà enfanté à deux reprises (autorisé lorsque le premier né se trouve être une fille). S'en suit une cavale et une enquête mobilisant tout le comité et l'équipe dirigeante. Mais les palabres enfumées et les tergiversations, qui doivent plus aux volutes des cigarettes, n'aboutissent à rien (éternel affrontement goguenard du collectif et de l'individualisme, la pérennité du groupe étant le plus souvent motivée par un intérêt égoïste) sinon à exhumer les vielles rancoeurs et mettre à jour les malversations du maire, Mme Li,

prompte à houspiller ses ouailles et à leur rappeler leur incurie mais réticente à expliquer comment son beau-frère a pu acquérir de nombreuses terres de la commune pour un prix dérisoire. Il est loin le temps de la félicité, où le village était honoré comme la collectivité (presque un sovkhoze) modèle de l'année 1999, mais pas si éloigné le temps du Grand Bond En Avant, où la révolution culturelle foulait au pied la diversité d'opinion et étiquetait tout individu demandant des comptes au comité comme membre subversif devant être rapidement "rééduqué" et évacué de l'horizon. On ne disparaît plus du paysage pour avoir élevé sa voix mais au prix de jacqueries incongrues et iconoclastes (pratiquement mafieuses) on peut se retrouver comme ce pauvre hère malmené et raillé par les hommes de M. Lu. Tout le reste du film est à l'avenant, véritable guerre de tranchée entre des conjurés et un monarque en fin de règne, pathétique femme qui ne parvient jamais à conserver la dignité hiératique dont elle aime à se draper. C'est que M. Lu a eu l'intelligence d'organiser sa coalition d'opposition autour d'un homme parfaitement intègre, un simple comptable emprunté, entouré d'une aura virginale et altruiste, M. Tan, le parfait camarade manipulable et indolent. Il est amusant de voir avec quelle décence et gêne il assiste au scrutin, s'écarte stoïquement des tumultes et de l'ire vengeresse de son adversaire, blessée dans son orgueil. Tout au long du récit, Jinchuan Duan (auteur des documentaires remarqués The Square et N°16 Barkhor Street South) parsème des plans lunaires – des arbres faméliques et courbés par le vent, ce même vent qui soulève la poussière et obscurcit les consciences – accentuant l'aspect désertique et la sécheresse dans laquelle ces individus s'ébrouent. Seuls les séquences de la clinique (l'effraction dans le cadre de sons autres que ceux de moteurs) et des ligatures des trompes à la chaîne portent en eux une certaine vitalité, proche de l'onction, une sensation de patrie et d'appartenance prenant en défaut l'impunité de l'oasis autarcique et sclérosé. L'implantation géographique du village et le desserrement de l'emprise du pouvoir centralisé (éloignement inexorable) permettent l'émergence de chefaillons, de querelles intestines pour un pouvoir illusoire et honorifique mais que l'on refuse de partager. Par des allusions pléthoriques – une prodigalité que nous retrouverons dans les deux autres moyens métrages et qui finit par toucher au sublime – le paradoxe des ces agriculteurs-élus, piégés entre leurs traditions séculaires de travail et le conditionnement hérité de la révolution maoïste (on ne saurait déroger à la sacro-sainte règle de l'enfant unique), est mis en avant dans sa tragédie culturelle. Le modernisme ne saurait en aucun cas éluder et occulter l'obscurantisme ainsi que la stagnation d'un pays désorienté. Il y avait une saison pour chaque chose, mais une femme peut tomber enceinte à tout moment. Ils étaient habitués à récolter des épis de maïs et pas des voix. Il est saisissant de voir la manière dont M. Lu fomente son "coup d'état" en secret pour mieux porter le coup fatal en sortant de la brume dans laquelle il était tapi. En apparatchik fortuné et calculateur, il se sert sans vergogne des habitants miséreux à l'intellect malléable pour parvenir à ses fins. Et fort de son costume ou de son portable il dirige dans l'ombre sa ville, ayant placé un maire fantoche sur le devant de la scène et manipulant avec astuce (son abattement suite au départ de la femme est-il feint ?) une opinion publique grâce à ses talents de rhétorique (lorsqu'il mime la manière dont il haranguerait les masses lors de l'annonce de la candidature de M. Tan sous des accents de plaisanterie la réalité en filigrane fait froid dans le dos). D'ailleurs la dernière décision concernant la ligature des trompes (sacrifice acceptable puisque un nourrisson masculin pleure dans les bras de la jeune mère) semble venir de lui et non, comme il le proclame, de M. Tan. Dans cette société qui se libéralise, les magouilles vont bon train : trafic sur les procurations, votants épiés… Chassez le naturel, il revient au galop (par les fenêtres, les embrasures ou les trous de souris), diligent : "devant les soucis, les hommes chantent, les femmes pleurent et les vieilles parlent". Constat surprenant et angoissant qu'une démocratie issante (l'urne de carton transportée sur une mobylette est une image qui nous hante depuis certains documentaires sur le Tiers-Monde) et déjà gangrenée et corrompue par ceux qui en connaissent les rouages. Et que se passera-t-il si M. Lu n'est pas suffisamment constructif ? Il partira en ville, sûrement avec une avidité et un désenchantement exacerbés.

La Grande Muette. C'est l'influence vivace et rémanente de la propagande et de la démagogie du régime communiste qui va servir de toile de fond au second documentaire, avec notamment une scène d'anthologie (outre les premières images d'archives) où un cadre du parti, une gradée exaltée, prétend que la navette spatiale chinoise (Longue Marche !) peut mettre en orbite trois satellites simultanément alors que la

fusée américaine Ariane (sic) explose très souvent entraînant des astronautes dans la mort. Comme quoi la diabolisation d'un ennemi incertain et donc menaçant n'est l'apanage d'aucune inclinaison politique et certainement l'escarre de nos sociétés modernes, surinformées mais privées de données capitales ou du luxe d'un recul salvateur. Shao Zenning, jeune chinois à la dérive, sans perspectives et malmené par des parents qui ne comprennent ni ses échecs ni son indolence aurait certes pu mener un raisonnement analogue si on ne l'avait sous-estimé. Prisonnier d'un avenir bouché (ne nous dit-on pas qu'il doit affronter tout les matins à 6h30 sa condition de chômeur) et d'un carcan familial dépassé le père dans un élan de défaitisme et de pragmatisme avoue sa honte de n'avoir pas de position sociale et capitule devant une société qui évolue tout le temps sans que l'on puisse s'y acclimater : à ses enfants de se prendre en main , il doit se résoudre au grand drame de ses géniteurs, qui pleurent beaucoup mais plus d'expiation que de tristesse, à rejoindre l'Armée. Cette relique d'un passé révolu mais qui tente de subsister (ressassant stérilement ses principes obsolètes), de se justifier et de s'enraciner. Comme vont nous le montrer les classes supplice initiatique par excellence , les brimades et les humiliations que doit subir le jeune homme, nous voici face au dernier instrument d'endoctrinement légal. Car les mentalités des bureaucrates, relents de totalitarisme, n'ont en rien évolué, à contrario on recherche à ressusciter cet ancien monde dans des élans de dévotion. Des dossiers sur tous les événements de la vie de chaque citoyens sont toujours constitués (Shao est pourtant né en 1982) et les enquêtes de moralité balaient et abhorrent les libertés individuelles. C'est que nous venons d'entrer dans une environnement saturé de règles où comme le souligne le jeune soldat ne perdure aucune liberté, chacun devant garder pour soi opinions ou emportements de peur qu'ils ne scellent son destin. Ce monstre glouton et castrateur ne craint d'ailleurs qu'une chose, un questionnement lancinant, risible s'il n'était effrayant : l'individu absorbé n'est-il pas gâté, infecté de germes destructeurs et contagieux, soit un adepte d'une secte. Par-là, l'Armée reconnaît involontairement cette institution religieuse comme son égal, la seule à même de purger les crânes, d'éradiquer toute volonté ou velléités de révolte. Caméra à l'épaule nous allons suivre l'évolution d'une psyché brisée, puis façonnée. A l'aide de plans frontaux, baroques et intenses, le réalisateur impose sa virtuosité à retranscrire la brutalité et l'âpreté de l'espace ainsi que le déracinement des hommes (forcés de boire leur terre leurs larmes ? - dans une séquence sidérante afin de se retrouver, de se ressourcer), leur désabusement. La vérité nue (au grain sale et sordide) à l'image de cette cour austère de caserne où le dépouillement d'un panneau de basket dans le lointain s'oppose nonchalamment à un uniforme pompeux. Tout commence par l'engeance parentale qui n'a de cesse de rappeler à Shao sa médiocrité, de l'enfermer dans l'autisme et le mutisme (seule la fumée de sa cigarette semblant exprimer un sentiment). Son frère réussit lui et cela ne peut que lui nuire, l'appauvrir à ses yeux et à ceux des autres. Il s'est laissé emporter par la spirale de l'échec, distrait et inattentif, adepte des atermoiements (la scène où il s'arrête de travailler pour regarder le défilé est tout bonnement stupéfiante, les bras ballants, le corps informe, il n'est que spectateur d'une vie qu'il aurait pu avoir et qui passe, somptueuse et chorégraphiée) il n'a jamais été brillant et a préféré suivre de mauvaises fréquentations dans les bars et boîtes de nuit. Son incapacité chronique à remédier à son état et ses appétences oisives n'induisent en aucun cas une quelconque crédulité, le jeune homme reste au contraire outrageusement lucide quant à ses possibilités et ses choix d'existence (scène poignante en état d'ébriété dans une discothèque). Quelques mois de classes auront suffi à changer radicalement ses mentalités. Ses mains crevassées et exsangues (-20°C de température diurne) sont autant de preuves d'une maturation express, d'un condensé de vie. Il serait devenu solidaire, travailleur et discipliné, le vrai stakhanoviste et le soldat l'animal idéal ? Rien n'est moins sûr puisque les saignements de nez et les habitudes alimentaires spartiates n'ont en réalité eu comme résultat que de l'aigrir. A la réponse négative des premiers jours quant à son engagement s'il avait connu la rudesse de l'entraînement a succédé une colère indignée et amère. La dernière phrase qu'il nous jette au visage, face à la caméra, donne le vertige : "Vous m'avez sous-estimé. Je vous déteste". Les évolutions socio-économiques qui lui ont fait miroiter des icônes de papier (les posters de sa chambre à consonance japonaise) et d'argile viennent de le prendre en traître dans la splendeur de leurs mesquineries. Il est difficile de se plier à de nouvelles conventions pouvant être contraignantes alors qu'elles prônent la liberté. La condition d'homme semble se résumer à la sublime assertion de Laura Kasischke (Un Oiseau Blanc Dans Le Blizzard), soit ne pas confondre "pour faire quoi" et "pour quoi faire". Lorsque l'on ne peut aspirer à un destin différent pourquoi rechercher une vaine transcendance, forcément avortée. Shao est à présent mitrailleur, condamné pour une solde dérisoire à ramper pour deux années au moins en soulevant la poussière. Il disparaît de la surface, du paysage et retourne à la terre, son sépulcre, au néant identitaire et au formatage cognitif le petit livre rouge de Mao dicte encore ses dogmes insensés, avec une lâcheté insondable puisque l'Armée recrute et pioche dans les rangs des défavorisés et des campagnes, les oubliés en plein désarroi d'un miracle économique inégalement réparti , dans le giron commode, rassurant et bienveillant de la Chine communiste conquérante, enraciné au plus profond de l'âme d'un pays séculaire.

Trains de vie. Le dernier documentaire est certainement celui qui touchera le plus le spectateur de par sa structure plus convenue et ses choix esthétiques plus consensuels et charmeurs que pour ses prédécesseurs, sans oublier sa dimension hautement métaphorique. Car il s'agit bien pour Jiang Yue de se placer au confluent d'un peuple, à un carrefour aussi bien ontologique que symbolique pour une population en proie à une explosion économique aussi fulgurante qu'incontrôlable. En l'espace de quelques années c'est un système entier qui tend à imploser, malade de son inanité. Mais ce que nous montre intelligemment ce réquisitoire c'est que le bloc communiste ne se désagrège pas devant la montée irrésistible du capitalisme, non, bien au contraire les excès de l'un chassent ceux de l'autre dans un imbroglio inextricable et ne conduisent qu'au néant, à l'émergence

d'une communauté désemparée et dépassée devant le train chaotique des réformes et du monde. A travers les yeux de deux hommes, M. Lu et M. Fu, le portrait d'une classe moyenne tétanisée se reflète sur l'écran. Des êtres touchés de plein fouet par les fluctuations économiques, privés de repères mais plus encore de directives. Ils sont ces pilotis, bambous lisses et statufiés émergeant, hiératiques et impassibles, de la marée humaine. Ils n'y prennent pas part et se contentent de dodeliner avec les flux. Ils sont comme l'administration un monolithe perdu dans la brume, l'extérieur et le progrès s'insinuant en eux par capillarité. Alors que l'individu avait l'habitude de se fondre dans la masse, le collectif s'épanche dorénavant en lui. Pourtant cette distance, ce luxe qui leur échoit en comparaison des protagonistes précédents, n'aboutit qu'à les plonger dans la plus sombre des déprimes, l'errance immobile d'une quête identitaire. On touche là, avec une limpide évidence, grâce à la prolixité des regards le moyen métrage pouvant même être ressenti comme l'envers des mentalités chinoises se reflétant dans des dédales de corridors vides de corps et de sens mais emplit des échos de la foule ; ici les blessures sont internes et plus portées en bandoulière, nous sommes passé de l'autre côté du miroir en pleine disonance , à la sensation de ne maîtriser aucunement son destin, les héros n'étant plus que de simples pantins démunis devant les choix qui s'offrent à eux (excepté le jeune fils qui, catégorique, rejettera le futur pour s'enrôler dans l'Armée, obscure junte rémanence du passé flamboyant et préférable, car unique et ne nécessitant aucun choix ultérieurs). Car leur vie n'a plus rien de stable, elle n'est régie que par les battements de cœur du chemin de fer, par les départs incessants (celui du fils, celui du deuil, celui des soldats, celui de l'amour ou plus prosaïquement, le déménagement), par des langues inconnues et des sentiments ambivalents (la joie et la tristesse du départ de l'enfant). On se laisse dès lors aveugler par l'astrologie ou les lumières (bleues ou jaunes) d'une économie prometteuse mais toujours avec une culpabilité latente (héritée d'une éducation orientée) d'aspirer à la possession, de devoir se gérer. Il faut voir M. Lu s'affairer dans son nouvel appartement acheté à force de crédits avec une joie infantile teintée de gêne. Tantôt ébahi, tantôt hébété, il peaufine l'agencement du parquet, installe des lampes de couleur et contemple un spectacle d'André Rieu sur son nouveau téléviseur muni d'enceintes dernier cri. Là, alors qu'il est captivé et subjugué, surgit dans ses yeux une lueur d'inquiétude, comme si la musique venait de lui rappeler la valse des corps et des destins, la fébrilité de ses plans de remboursement. Il bascule alors petit à petit dans la psychose ("avec l'argent on peut tout acheter", une assertion nouvelle qu'il éprouve dans ses chairs), harcelé (la nouvelle scolarisation de l'enfant candide qui ne voulait pas quitter le premier appartement et qui rechignerait à déserter le nouveau) et harcelant sa femme quant à ses prochaines rétributions. C'est que le monde extérieur fluctue sans cesse, en concurrence avec un passé révolu et chéri puisque connu. M. Lu aura d'ailleurs cette phrase pleine de dépit, qui rappelle celle du père de Shao, "la situation change plus vite que nous". En effet, les deux cadres démoralisés se retrouvent enchâssés entre maturité et naïveté (dépourvus de guides nous confiera M. Fu, avouant ainsi son statut d'assisté de l'Etat), entre tristesse et joie ("ne jamais exercer de pressions psychologiques sur un enfant" argue M. Fu, et s'il parlait de sa propre patrie infantilisée ?). Ils n'ont pas de spécialité dira M. Lu, en cela ils ne sont pas adaptés au renouveau, restant consciencieusement et prudemment sur la voie du milieu (entre les deux files de voyageurs). Ils aimeraient profiter des avantages de la nouvelle donne économique et politique mais sans en subir en suivre les règles. Pour eux, ils se sont engagés sur une frêle passerelle, celle de l'enferment volontaire. Avant un paraphe sur un dazibo vous condamnait, aujourd'hui votre banquier ou votre évaluation professionnelle s'en chargeront. D'où le besoin de s'ancrer dans le quotidien, d'échapper le temps d'une futile respiration à la cacophonie d'une masse grouillante et anonyme qui, si elle ne peut passer par les portes, prend le bastion de force par les fenêtres, comme cette réalité si présente qui occulte un passé idolâtré en aliénant ses otages. Qu'importe si, en route, elle sème un bébé qu'aucune institution ne peut prendre en charge et que l'on doit confier, la mort dans l'âme, à un marchand ambulant, ou un cadavre, jeune femme à l'avenir serein poignardé par un malade mental. Les deux pans de l'évolution s'affrontent (en concurrence) à chaque instant et ne laisse derrière eux qu'un vague no man's land métaphysique et affectif. Devant l'impossibilité de prévoir le changement, il vaut mieux ne plus avancer et attendre la retraite avec son lot de plaisirs simples comme une virée à la pêche dans sa nouvelle jeep, l'idéalisation capitaliste d'un vagabondage élégiaque sans attaches ou responsabilités (une sorte de soupape, un dégazage). On le voit, l'influence d'une société de consommation hétéroclite est déjà palpable (les sans-abri se multipliant devant la gare), mais cette dernière s'installe dans la douleur et on ne peut s'empêcher de se remémorer les paroles de M. Fu sur sa première épouse morte lors d'un avortement saboté : "sur une courte période on ne voit que les qualités". Une introspection désarmante quant au contrecoup de l'ouverture à la mondialisation se concluant immanquablement sur un palanquin de larmes, dans un épanchement lacrymal et citadin. Frustration d'êtres qui pensaient avoir payé leur tribut à la patrie (vie de travail, perte d'une épouse…) et que l'on vient à nouveau solliciter en les frappant sans ambages dans leurs valeurs essentielles. Reste l'émotion d'un couple qui meurt mais qui ne se remettra pas en question, par lâcheté ou apathie. Surtout ne pas toucher à l'assemblage précaire, il leur reste trop peu de temps pour changer quoique ce soit de toute manière. Alors pourquoi mettre en péril l'édifice branlant, aux fondations chancelantes ? Ils sont ces chrysanthèmes blancs perdus dans un champ au jaune chatoyant et diapré, deux individus englués dans une masse inconcevable, les cendres et les souvenirs (une tombe et une vie disparaît) bientôt recouverts par les plus beaux atours d'un miracle économique à outrance. La nouvelle conception s'enracine et ils se retrouvent encerclés, asphyxiés. Fatigués, ils refusent de refaire l'apprentissage de nouvelles coutumes ou mentalités, se contentant de regarder le train émerger de la gare en restant inéluctablement à quai (vision voluptueuse, feutrée et languissante d'un train qui se volatilise et s'évapore tandis que M. Lu demeure impassible, incapable d'esquisser un geste en contemplant l'étendue de la traînée désertique, mortifère et pathétique du progrès social). Stigmatisant ainsi, avec force allitération, un réel, en imprimant sur la pellicule plus que ce que l'on ne saurait voir, en caressant l'âme par des silences, des non-dits et des aspirations fanées.

 
 

F. Flament
7 Février 2003

 

 

 

 

 

 

Poussières de brume
Films chinois de Jinchuan Duan, Wu Gong et Jiang Yue (2002), radiographie d'une population cosmopolite et désenchantée, gavée d'illusions déçues par un régime totalitaire déliquescent et un capitalisme spécieux. Diffusion sur Arte le 8 Février 2003.

LA GARE DES ILLUSIONS

Multimédias
Photographies (6)

Liens
Sur le site de la BBC
Le site d'Arte
Quelques repères chinois

Fiche technique
REALISATION, MONTAGE, DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Jinchuan Duan
Wu Gong
Jiang Yue

SON
Chen Min

DIRECTEUR PRODUCTION
Jackie Henson

PRODUCTEURS
Jacqueline Elfick et Mark Frith
PRODUCTION EXECUTIVE
Roger James et Jane Balfour
DUREE
55 minutes
40 minutes
55 minutes

PAYS D'ORIGINE

Chine (2002)

PRODUCTION

BBC / Arte / TV2
 
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