Blues interlope. Lorsque nous découvrons le héros de Strange Luck, Chance Harper la mine fatiguée et la démarche débonnaire sinon chaloupée, c’est un peu comme si nous revêtions son vieil imper élimé. Un tenue imbibée de la magie du souvenir, rivée à nos cœurs qui tanguent irrésistiblement dans cet opéra naturaliste et dérivant – l’atmosphère d’un clip éthéré composée un peu à la manière de Sofia Coppola dans son Lost In Translation.

DRÔLE DE CHANCE

Le thème du contenant imprégné de la mémoire salvatrice des êtres ou des choses qu’il a pu recevoir est d’ailleurs au centre des préoccupations de Karl Schaefer qui en injecte la dimension flottante, nostalgique et épaisse dans chaque interstice saillant de sa création, de cette petite boîte à malices en contreplaqué, calice sacralisé accueillant les fragments esseulés et essentiels d’une vie accidentée – héros taraudé par le tragique accident d’avion dont il fut enfant le seul survivant et qui lui ôta toute famille –, au petit coffre-fort situé au ras du sol dans l’épisode conclusif. Sur un projet de commande pour le réseau Fox – devant remplacer au pied levé les avortés M.A.N.T.I.S. et surtout VR-5 – les chevilles ouvrières de la peu connue et pourtant très estimée Eerie Indiana (1991) ont ainsi construit un climat incertain au concret sensuel (la piquante Pamela Gidley, au charme hors norme oscillant entre extrême douceur et perversion hagarde, jadis énigmatique Theresa Banks de Twin Peaks, Fire Walk With Me et mondialement connue pour son rôle de Brigitte dans The Pretender) et à la force expressive pleine d’ivresse sybarite. C’est que pour sous-tendre les péripéties d’un photographe freelance cyclope – encore une analogie à la condition de voyeur du spectateur – frappé d’une chance inexplicable qui le conduit dans les situations les plus cocasses ou décalées et de ses trois adjuvants féminins (son patron et ex-petite amie Audrey Westin, Angie la serveuse de son restaurant préféré et le Dr. Martells psychiatre sévissant dans les rangs des forces de l’ordre) les différents metteurs en scène adjoignent en permanence une musique irrésistible et dense, comme un filigrane organique qui nimbe les errances frappées de liberté hasardeuse d’un personnage décomplexé des diktats vaguement scénaristiques. Quand destin et destinée s’achoppent dans un corps harassé en passe de se disloquer – comme semble l’indiquer le clin d’œil à la jambe artificielle – et un chœur de voix éraillées, délirantes (cet activiste radiophonique de sinistre mémoire) et distendues. Ne prévaut alors tout au long des dix-sept épisodes qu’une hypnotique ambiance, cafardeuse et irréelle, aux zones d’ombres troublantes et magnétiques comme les égéries capiteuses qui se succèdent tantôt fatales, aristocratiques ou maternelles – et toutes semblant émerger du dernier plan de la série, une Audrey troublante, arachnide et méphitique. Inquiétante étrangeté presque néogothique, la caractéristique du show réside dans sa propension à mêler au gré d’une charte graphique et sonore absolument iconoclaste volutes du roman noir, femmes enivrantes et hâle brumeux onirique. Les différentes métonymies peuvent s’avérer absurdes – l’inoubliable cube noir – qu’importe tant le décalage insomniaque nous plonge, entre humour et bizarreries, dans une relecture opaque de la réalité par le biais du rêve relevant pratiquement de la cosmogonie. Quand les coïncidences abruptes et les vérités âpres envahissent le continuum cotonneux à la manière des Philistins pour investir la distance. Celle qui sépare le marginal déboussolé, le proscrit dépité, d’une socialisation mortifère, grégaire et hégémonique. Et la naïveté roublarde et pernicieuse de The X-Files – l’icône inamovible Fox Mulder invoquée dans l’épisode Retrouvailles – d’imploser dans un charme délicieux.

Exsudations diffuses. La tessiture indéniable du quatuor dépareillé, même si la thérapeute tend à s’estomper doucement, confère à l’ensemble une aura timide de transcendance placide, coulant lumineusement de source. Les intrigues s’évertuent de fait à creuser, dans une carence de moyens revendiquée, un joyeux optimisme éludant toute once de neurasthénie. Et le paroxysme de la métaphysique induite par un démiurge épuisé de s’épancher nonchalamment comme dans l’inoubliable segment Passe Ton Chemin. Plus que jamais la frontière larvaire entre sommeil et veille y est brouillée pour aboutir à une transe vaporeuse aux confins du delirium. Un coma désenchanté et séduisant où

tempo jazzy et idiosyncrasie irrépressible se mêlent avec bonheur pour surseoir non à une exécution ou à un terrible accident mais au simple réveil, à l’agonie silencieuse et vaseuse des utopies – l’espoir ténu de recouvrer une fratrie idéalisée, d'ancrer sa trajectoire orpheline. Que la dernière scène de la série, suspendue et feutrée, nous présente un Chance alité émergeant d’une torpeur chaleureuse avec Audrey à son chevet s’avère délicieusement polysémique, attisant la castration coupable de la domestication – un héros tourmenté par son entourage (amnios ?) féminin, tour à tour étouffant, socialisant, fardé ou carcéral – et stigmatisant les limites des divagations molestées de l’esprit dont les exsudations irradient, presque par mégarde, l’écran. Sous l’égide d’une blonde Morphée, Cerbère torve et Charon impassible attendant son obole, le propos renoue en bout de course avec la psychanalyse en illustrant avec bonheur le synchronisme jungien ou la dualité jusqu'au double prénom. Dégager la normalité fortuite d’un messie pondéré, voilà l’ambition d’une bien étrange croisade pathogène aux vertus étourdissantes qui, bien au-delà des entrelacs de vocalises celtiques et déconnectées, participe du déplacement des croyances nébuleuses enfantines et paradoxalement séculaires. Surnage un malaise calme, addictif et entêtant, l’obscurité limpide et profane des consciences débridées.

 
 

F. Flament
29 Août 2004

 

 

 

 

 

 

Swing ivre et insomniaque

Série américaine créée par Karl Schaefer d'une saison de 17 épisodes (1995-1996). Avec D.B. Sweeney (Chance Harper), F. Fisher (Angie), P. Gidley (Audrey Westin), C. Martells (Dr. Richter). Diffusée aux Etats-Unis sur la FOX et en France par M6.

Liens
Le guide des épisodes
Un site sur la série 1 / 2
La série sur l'IMDB
D.B. Sweeney 1 / 2

Fiche technique
CREATEUR, PRODUCTEUR EXECUTIF
Karl Schaefer

CO-PRODUCTEURS EXECUTIF
J. J. Sakmar, K. Lenhart and M. Cassutt

INTERPRETES
D.B. Sweeney (Chance Harper)
Frances Fisher (Angie)
Cynthia Martells (Dr. Richter)
Pamela Gidley (Audrey Westin)

MUSIQUE ORIGINALE
Mark Mothersbaugh

SCENARIOS
A. Hedden, B. Greyhosky, C. Michon, E. Overmeyer, G. Beeman, J. J. Sakmar, K. Schaefer, K. Lenhart, M. Dearborn, M. Snodgrass, M. Cassutt, P. Turner, R. Hedden et S. Smith Miller

REALISATEURS
B. Turner, D. Carson, D. Jackson, E. Keene, G. Beeman, J. Whitmore Jr., J. Charleston, J. McPherson, J. T. Kretchmer, M. Sobel, M. Mitchell, R. Hemecker et S. Brazil
PRODUCTEURS
J.P. Kousakis, B.L. Shurley, K. Miller, J. Priestley, D. Kirgo, P. Fitzgerald et A. Brotslaw
PRODUCTION
MT2 Services, Unreality et New World Ent.
 
bb

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Conférence de presse
Extrait B.O. N°1 / N°2