Ne pas réanimer. Ce dimanche soir comme toutes les fins de semaine depuis pratiquement une décennie je me trouve à proximité du petit écran pour me voir inoculer – dans une léthargie hagarde sinon nimbée de potomanie – ma dose homéopathique d’antalgiques ou d’arythmies, de vocable opaque ou de ballets cadencés de chariots de réa, d’abeilles ouvrières et d’infirmières affairées.

URGENCES

Oui, je suis en train de visionner un épisode de la dixième saison d’ER (Emergency Room), œuvre à la dynamique feuilletonesque créée par le prolifique Michael Crichton qui écrivit en son temps (les prémices datent de 1974) un pilote orfévré d’une densité exceptionnelle et façonnée par John Wells (China Beach, Third Watch…) qui su s’entourer d’une équipe performante glanée dans les instituts médicaux et au fait de la terminologie de l’urgence, un brin absconse. Le seul problème c’est que, ce soir, je suis plus intrigué par les extérieurs de Chicago synonymes pour moi de réminiscences d’un voyage passé que par les évolutions de personnages solennels et frigides qui ont cessé depuis longtemps déjà de me faire vibrer sur le rythme échevelé qui était le leur (affaiblissement sensible de la saison 5, quelques tressautements durant sixième année et depuis un tracé demeurant tristement plat sur notre oscilloscope cathodique). Pour gloser le ton de la série nous serions en droit de nous interroger sur les vertus qui résident dans le maintien artificiel (dédoublement des caractères façon Ally McBeal dans sa laborieuse dernière moisson avec l’instauration de sang neuf, emphase lénifiante et outrancière…) de l’existence ténue et souffreteuse de ce qui fut la figure emblématique des années 90 pour le paysage audiovisuel américain. Unique survivant du triumvirat percutant et adulé Seinfeld-Friends-Urgences, la fiction se languit de son épopée glorieuse et se love piteusement dans sa solitude dogmatique et revendiquée.

Lassitude chronique. Lancé en 1994 sur NBC, le show fut révolutionnaire sur bien des points notamment structuraux en nous faisant pénétrer par le biais de notre alter ego John Carter, jeune étudiant en médecine mal dégrossi et gonflé d’orgueil, dans un univers modulaire (d’un point de vue architectural aussi bien que scénaristique) en perpétuelle agitation, où chaque pièce et strate possédait plus de deux entrées – orifices – béantes sur

le monde – à l’exception de la bouche du monstre vorace que représente ce service filmé (sublime allégorie que le segment tourné en direct inaugurant la quatrième saison), unique rivage glouton ornant le fond d’une venelle croupie dédiée aux parties de basket endiablées et aux sorties courroucées. S’engouffrer dans le capharnaüm du Cook County Hospital nécessitait la création ou l’ajustement d’un langage dramaturgique qui, sans renier une once de réalisme, saurait épouser les écueils monolithiques de cloisons physiques et d’un jargon touffu, tous deux omniprésents. Il s’agissait de représenter de manière clinique – ascèse de l’agencement fractal des niveaux rigoureux de narration dans une relative absence de sensationnel – un lieu de passage exalté comme une chape oppressante, contraignante. Qui, sublime ironie, se vide de son aura mystérieuse et sacrée au fur et à mesure de la description, de l’appropriation profane de la topographie par le regardant. Exsangue, le théâtre branlant des vicissitudes de l’humanité a donc, petit à petit, perdu de son caractère empathique (celui d’une normalité tangible) pour s’éparpiller avec les saillies des médecins en dehors de leur microcosme de prédilection, l’appesantissement sur leurs déroutes affectives ou de sombres agonies insupportables – nous ne parlerons pas des tristes rôles féminins à la limite l’hystérie ou sobrement caricaturaux. Au-delà des perfusions, sutures et codes nauséeux, l’espace de ce manège est devenu une véritable prison gâtant les héros qui n’auraient pas eu la bonne idée de nous fausser compagnie avant le changement de tôlier. Aux débuts de l’aventure, en tant que spectateur naissant, nous étions continuellement placé en situation d’haruspice, en train d’ausculter une entité grâce à la caméra et à notre vécu croissant de la série. Le vertige en était alors exemplaire et, précurseur de 24, le concept se muait en un dispositif présentant la singularité de mixer rigueur et fluidité pour accompagner – et examiner – des êtres toujours en avance sur nos réactions, cogitations – ou pérégrinations dans chaque recoin des toilettes, de la réserve ou du bureau de Jerry.

 
La steadycam, adepte de l’ellipse laïque, prenait un plaisir espiègle durant les trois premières années à pratiquer une ablation scrupuleuse et récurrente des êtres par rapport au corpus, à la famille – à la trinité d'école, observer-pratiquer-enseigner. Une propension qui, outre étoffer les caractères des protagonistes, transcendait les palpitations et les développements hasardeux pour imposer la multiplicité (du casting, et plus généralement les hapax du melting-pot ethnique) au gré des flux de déréliction qui s’entrecroisaient dans l’atmosphère claustrale de longs plans-séquences éclairés par des néons crépitants et diaphanes. Touchées par le syndrome NYPD Blue les histoires ont vu une part croissante accordée à un naturalisme misérable, sans éclat, une croisade prise au sérieux se complaisant dans le sang (l’opération infructueuse, et bien racoleuse, de Peter Benton sur son neveu par exemple) et sécrétant, par

accumulation de malheurs et de dégringolades (physiques et mentales avec maladies ou addictions), une morne décoction létale. Les dialogues se sont progressivement appauvris, les rebondissements se sont vus maladroitement décalqués (jusqu’à reproduire une scène du pilote après le départ du Dr. Greene atteint de maladie incurable) quant à la mise en scène – marque de fabrique de la réussite enivrante – la voilà éconduite et dépréciée (rien de singulier à se mettre sur la rétine depuis la venue de David Nutter lors de la saison 7 et sa formidable initiation avortée d’une nouvelle optique qui adhérait aux sensations du patient) : nous somme loin de l’émulation qui régnait lorsque Mimi Leder (Le Pacificateur, Deep Impact…) construisait une identité dense et fougueuse qui séduisait jusqu’à Quentin Tarantino. Carol Hathaway et Doug Ross ont eu droit à une sortie cohérente et digne, ce seront les derniers d’un univers forclos et putréfié qui se répand (toujours) jusqu’au trépas (proche). Loin de la virtuosité qui anime actuellement The West Wing (John Wells à la barre, modernisant ses vues pour se colleter à la profondeur voisée) l’impossibilité pour les êtres d’Urgences de parachever leur apprentissage conduit à la gangrène. En effet, leurs trajectoires sont cloîtrées non seulement dans l’horizontalité des locaux mais aussi dans la verticalité (l’interne en chirurgie refuse de monter au bloc pour entreprendre une carrière au rez-de-chaussée). Et John Carter de se heurter indéfiniment à la muraille de la maturité et de l’identité, cherchant son chemin, serpentant dans les méandres et occurrences nauséabonds des divers scénaristes aux directions mortifères sinon caduques. Incapable de terminer ses études et d’entériner les rudiments de chaque arc scénaristique, son départ à la fin de la onzième année devrait précipiter la série dans une nouvelle ère, celle de la remise en question ou de la reconduction d’un cycle. Ou, pour paraphraser sa réponse aux docteurs Hicks et Anspaugh lors de son entretien pour obtenir un poste dans leur équipe, il convient de stopper l’hémorragie pour reprendre convenablement et sereinement l’opération. En tout cas, l’arrachement tardif de ce personnage (Lucy Knight occise avant même de pouvoir songer à lui succéder) devrait s’accompagner de la révocation des spectateurs des premières heures, amers, élitistes et critiques, inférant leur lassitude envers une fonction qu’ils connaissent désormais par coeur. Renions l’acharnement thérapeutique ! Comme The X-Files l’émergence d’une nouvelle génération derrière et devant la lucarne permettra peut-être à ce show didactique et initiatique de perdurer. Car la circularité entêtante nécessite, à la quadrature, de se départir de ses savoirs ou acquis, forcément hermétiques. Et les anciens permanents, qui auront décidé de passer la porte battante pourront être éblouis par la lueur diurne : dix ans de garde nocturne mérite bien quelques jours de repos, de clarté. Les voici en quête d’un lit douillet, en espérant sûrement être réveillés en sursaut, comme le Dr. Greene en 1994, par un brouhaha magnétique se déployant dans les lourdes brumes de la gaze-surface d'un poste de télévision parasite.

 
 

F. Flament
19 Septembre 2004

 

 

 

 

 

 

Stopper l’hémorragie

Série américaine créée par Michael Crichton toujours en production (11 saisons, 1994-2005). Avec A. Edwards (Dr Greene), N. Wyle (Dr Carter), J. Margulies (C. Hathaway), G. Clooney (Dr. Ross)... Diffusée aux Etats-Unis sur NBC et en France par France 2.

Liens
Le guide des épisodes
Site sur la série 1 / 2 / 3
La série sur l'IMDB
Site sur Julianna Marguiles
Site français 1 / 2

Fiche technique
CREATEUR, PRODUCTEUR EXECUTIF
Michael Crichton

CO-PRODUCTEURS EXECUTIF
C. Flint, C. Chulack, J. Orman, J. Wells, L. Woodward, M. Leder, N. Baer, R. Nathan, W. Green et S. Spielberg

INTERPRETES
Anthony Edwards (Dr Mark Greene)
Noah Wyle (Dr John Truman Carter, III)
Eriq La Salle (Dr Peter Benton)
Julianna Margulies (Carol Hathaway)
Sherry Stringfield (Dr. Susan Lewis)
George Clooney (Dr. Doug Ross)

MUSIQUE ORIGINALE
C. N. Nelson, J. N. Howard et M. Davich

SCENARIOS
B. Hall, B. Miller, C. Mack, D. Mills, D. Zabel, D. Johnson, J. Young, J. Cahill, J. Sachs, L. Gentile, L. Gase, P. Harbinson, P. Manning, S.H. Corbin, T. Young...

REALISATEURS
D. Sackheim, F. Gerber, L.L. Glatter, P. Barclay, Q. Tarantino, T. Schlamme, C. Haid, D. Nutter, S. Jarnett...
PRODUCTEURS
C. Misiano, D. Johnson, D. Palau, R. Thorpe, W. S. Rosato, M. Hissrich...
 

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