Le centre du monde. Il est dit dans le Kojiki, le livre des mythes que la première entité crée par les dieux fut Hiruko, une espèce exclue de par sa difformité. Un archéologue amateur, Yabe, découvre dans un ancien tombeau, sous une école, la prison des Hirukos. Il prévient son ancien ami, Hieda, spécialiste de ce genre de phénomènes. Mais il arrive trop tard puisque des créatures ont été libérées. Le professeur Yabe et son élève Reiko sont les premières victimes. Hieda doit faire équipe avec le jeune Masao pour tenter d'enfermer à nouveau les démons.

HIRUKO

Masochisme. Pénétrer dans l'univers de Shinya Tsukamoto par Hiruko serait une cruelle erreur et une sévère désillusion pour qui connaît la réputation de ce cinéaste. Un fer de lance d'une mouvance artistique très cyberpunk (influencée par les écrits de William Gibson) et obnubilé par les transformations corporelles (il suit parfois les traces de David Cronenberg). Il est considéré comme un jusqu'au-boutiste, réfractaire au moindre phénomène de mode. Et on serait enclin à confirmer ces rumeurs après avoir visionné des films coup de poings comme Gémini, Tokyo Fist, l'inclassable Tetsuo ou Bullet Ballet. Après deux courts métrages remarqués, dont l'alambiqué Denchu Kozu, et surtout le succès underground du moyen métrage en noir et blanc Testuo, le jeune réalisateur est approché par la Shochiku pour se charger de l'adaptation d'un manga à consonance horrifique, Yokai Hunter de Daijiro Moroboshi. Une bande dessinée qui se penche sur les aventures d'un archéologue aux prises avec légendes et mythes fondateurs de la tradition nippone. Curieusement, l'artiste avoue avoir souhaité un film de commande pour être maltraité et censuré. Un tel masochisme flirte à la fois avec ses goûts prononcés pour l'autodestruction, une certaine immaturité et enfin cette idée qui ronge ses films et qui voudrait que la création, la naissance, ne puisse exister que dans la souffrance.

Suivant les sources, on ne sait pas réellement si Tsukamoto a rencontré une opposition aussi abrupte que celle qu'il escomptait -c'est peut-être pour cette raison qu'il retentera l'expérience avec sa production la plus aboutie, Gémini- toujours est-il qu'il a toujours déclaré que la mort de Reiko, notamment, aurait du se produire de manière beaucoup plus traumatisante et à la limite de la scatologie. Alors que penser in fine de cette mouture horrifique. Le mélange savant de gore et d'humour se heurte souvent aux réussites du genre dont Peter Jackson (Brain Dead et Fantômes contre Fantômes) ou Sam Raimi (le trilogie Evil Dead) se trouvent être les parangons. Même si la bêtise de certaines cascades à vélo ou des mimiques du professeur Hieda peuvent faire sourire, sont recyclés là les poncifs japonais. Notre plaisir il faudra le chercher ailleurs, dans cette frontière infime entre les règles drastiques du film de studio et les obsessions latentes du cinéaste. Car s'il reste comme il se doit grotesque et grand guignol, il se meut en de nombreuses reprises en un objet effervescent, impertinent et euphorisant. La mise en image survoltée y est pour beaucoup. On se souviendra longtemps de la caméra avançant de manière vertigineuse en nous faisant suivre le regard d'Hiruko. Au ras du sol ou du plafond, nous fondons sur notre proie. Au côté délirant des monstres et effets de réalisation, est opposé toujours à bon escient des visions poétiques, de fleurs, de champs et de branches flottant dans le vent sous le soleil d'été. C'est particulièrement sensible dans les hallucinations dont se sert le démon et dans le montage qui oppose par exemple Masao en train de souffrir et une fleur rouge sang, ou qui nous montre Reiko sur son vélo au milieu de la campagne après une scène incongrue.

Nébuleux et fourre-tout. Cet art de la mise et scène et en image on le ressent pleinement à certains moments. Tout d'abord la lettre de Yabe en voix-off, sur le retour de Hieda à son domicile. Lorsque le texte est terminé, l'archéologue ouvre le pli. Un malaise s'est créé, car là où de nombreux auteurs auraient préféré plaquer le texte sur la lecture par le personnage, Tsukamoto nous entraîne déjà, déstabilisés, vers une scène horrifique. Ce jeu de montagnes russes dans lequel il nous invite trouve ses points d'orgues avec 2 scènes : le visage de Reiko à la surface d'une mare embrumée et le piano. Dans cette dernière Masao entre dans une salle du lycée attiré par une mélodie. Il voit le visage de Reiko derrière l'instrument, elle lui sourit. Mais lorsqu'il se penche, il ne voit pas de pieds : c'est l'araignée qui a déjà bondi sur lui. Le voila avec sa tronçonneuse dans un étrange rêve où il observe Reiko rire et manger, tandis que télépathiquement elle lui intime l'ordre de se trancher la gorge. On comprend alors que ce n'est pas à proprement parler le démon qui a tué toutes ces personnes mais qu'ils se sont suicidés.

Par sa maîtrise de l'espace (cette école déserte est filmée comme une ville fantôme du far-west) et l'utilisation des décors, le film gagne en intensité et surtout en étrangeté. Pour preuve, la salle minuscule dans laquelle Reiko tue sa première victime. De l'extérieur Masao et ses amis voient la jeune femme, stoïque, puis arrive un autre étudiant qu'elle semble enlacer. La caméra passe alors à l'intérieur de l'établissement dans le couloir bordant

la pièce. Notre vision s'inverse, le démon se fait jour et du sang gicle. Mais la dramaturgie que le cinéaste parvient à créer à partir d'un simple cube et de deux vitres force le respect. Notons aussi la porte de l'enfer, un gouffre où grouillent des démons ayant pour seule vue la mare au plafond et le reflet déformé de la lune. Une mention spéciale aux scènes d'hallucinations, comme celle où l'archéologue revit le décès de son épouse, qui renouent avec le pessimisme, le laconisme et la démarche du metteur en images qui veut que nous soyons responsables de notre trauma. Malheureusement le long métrage ne garde pas ce niveau sur sa longueur et ce n'est d'ailleurs pas son but. Une subtile sensation de désinvolture finit même par nous envahir tant on a l'impression que Tsukamoto en joue volontairement opposant constamment ce qu'il pourrait faire et ce qu'il fait, comme dans cette séquence finale où Hieda part sur une route droite (comme dans Terminator) et juste après un plan bucolique et pastoral qui apparaît là où un habitué des productions de ce calibre attendrait une amorce pour un second opus.

Dans ce film à l'emporte-pièce tout n'est pas à jeter, surtout si l'on est amateur du genre. Kenji Sawada, ancien chanteur des Tigers et aujourd'hui rockeur, fait un travail honnête de même que Naoto Takenata (que l'on a aussi pu voir chez Takashi Miike). Certaines images sont marquantes comme les brûlures et boursouflures sur le dos du jeune homme, les têtes grouillant dans les flammes et le visage envoûtant de Megumi Ueno. Pourtant on aurait aimé de la part de ce réalisateur plus d'invention, une véritable réflexion sur la transformation observée, le rapport encéphalique au corps. L'enveloppe charnelle ne serait qu'une prison ? Une coque pour empêcher nos pulsions et perversités de remonter à la surface. Lorsque la créature s'empare de la tête de sa victime, elle pourrait atteindre une forme d'humanité ? Hiruko n'est donc à visionner qu'à l'occasion ou à la lumière du reste de la filmographie de l'auteur.

 
 
F. Flament
5 Juin 2002

 

 

 

 

 

 

La mare au diable
Film japonais de Shinya Tsukamoto (1990), premier film commercial du réalisateur après son Tetsuo. Avec Kenji Sawada (Hieda Reijirou), Naoto Takenaka (Yabe Takashi), Hideo Murota (Watanabe), Kudou Masaki (Yabe Masao)...

Multimédias
Quelques images
Photographies (20)

Liens
Le film sur l'IMDB
Shinya Tsukamoto
Filmographie

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Shinya Tsukamoto d'après le manga de Daijiro Moroboshi "Youkai Hunter : Kairyuu matsuri no yoru"
MUSIQUE ORIGINALE
Tatsushi Umegaki
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Masahiro Kishimoto

INTERPRETES
Kenji Sawada (Hieda Reijirou)
Naoto Takenaka (Yabe Takashi)
Hideo Murota (Watanabe)
Kudou Masaki (Yabe Masao)
Megumi Ueno (Reiko Tsukishima)

PRODUCTEURS
Yasuhiro Hasegawa et Tsutsumi Kouji
DUREE
85 minutes
PRODUCTION

Shochiku

TITRE ORIGINAL
Hiruko - Yokai Hanta

 

 
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