L'INTERVIEW
Rêves et désillusions. Subtil, soigné et inspiré, quelques adjectifs à même de rendre compte de l'excellence de ce court métrage croulant sous les éloges et récompenses. Il faut dire que tout est réuni pour nous offrir un moment dépaysant et mélancolique. Une perfection technique, une musique inoubliable, nostalgique et hors du temps, un noir et blanc empreint de respect et un acteur dont le visage habite doutes et exaltations, Mathieu Amalric. A partir d'une mésaventure de Jean-jacques Bernard du journal L'Express, Xavier Giannoli (qui depuis officie comme producteur, notamment sur Demonlover d'Olivier Assayas et devrait prochainement réaliser son premier long) en profite pour brosser un tableau pertinent des mirages cinématographiques et des désillusions découlant de l'image et de sa mythification grandissante. Julien s'immerge pendant deux mois dans la gloire et la carrière d'Ava Gardner (une star qu'il adule à n'en pas douter), dernier représentant vivant d'un âge d'or - nimbé de mystère - désormais révolu. Au point d'en arriver à réagir en amoureux transi, voyeur, collecteur discret d'informations, il se persuade de la connaître. Avec une délicieuse culpabilité, il prend plaisir à la réinventer, à la comprendre, par la vision de films et de photos, il crée un lien d'intimité particulier, tendre et savoureux, qu'il chérit en secret. A ce titre les premières répliques fusent nerveusement, comme s'il parlait d'une femme qu'il poursuivait de ses assiduités. A ce plan fixe de face, le réalisateur fait suivre un plan éloigné de dos où l'on comprend à demi-mot ce qu'il en est. Le collègue de Julien nous le dit par les mots, le cinéaste par l'image, le cinéphile est marqué d'une tare incoercible : un problème de décalage (critique des amants, tentative d'expliciter ses sentiments, réactions et coquetteries, persuasion de créer un lien à part).
La mise en scène exploite au mieux ce mélange insidieux de vénération et d'illusions, prude et sobre. Surgissent des images d'un autre temps, le ferry qui s'éloigne dans le brouillard, une fumée de cigarette se reflétant dans une vitre nocturne et cette évocation du tableau le plus célèbre d'Edward Hopper, lorsque Julien est accoudé à un bar. Bientôt des répliques et dialogues d'Ava se mettent à habiter, à prendre possession de la bande-son, ils se superposent ainsi aux sentiments d'excitation ou de frustration du journaliste, mieux ils les remplacent. Le cinéma devient le moyen d'expression de ce fanatique. Il se révèle obsédé, amoureux d'une chimère et d'un reflet projeté sur une toile. Il la défend bec et ongle et lorsqu'elle est comparée à Rita Hayworth à partir d'un tirage, il trouve immédiatement le moyen de démarquer l'actrice (c'était la même année que Gilda). Ce journaliste censé être empreint de déontologie est donc intrinsèquement partial, acquis à la cause de ce mythe, il sait que lui, il saura l'aborder et ainsi prouver à la face du monde qu'elle a bien quelques chose à dire. Après tout, l'avoir si souvent vu lui permet de la cerner, il sait ce qui se cache derrière une photo énigmatique ou une pause hiératique. Sans être trop analytique (sic), le lien visuel pour cet auteur est devenu étrangement aliénant, au point qu'il présente la mort de l'actrice (dans un plan funeste de La Comtesse Aux Pieds Nus) avant sa naissance (photo de jeunesse qui la fit engager à la MGM), comme si elle n'existait que par lui, par le truchement de ses sens et réciproquement.
Contradiction de cinéphile. Avec ironie, le réalisateur fait passer par-dessus bord ce processus analytique et distancié. Alors que le journaliste observe la grille du bonheur de l'autre côté de la rue, qu'il va enfin se trouver en présence de cette icône inamovible, un extrait de film retentit où elle confie que ce n'est pas vraiment elle, ce qu'elle aimerait être seulement, mais pourquoi ne l'est-elle pas ? La déconvenue de l'entretien par l'intermédiaire de l'interphone y est |
![]() |
implicite. Julien a tellement rêvé ce moment que la déception
n'en est que plus révoltante, pourquoi n'a-t-il pas pu interviewer
son Ava Gardner. Mieux, il ne la verra même pas cette
femme qu'il fantasme et contemple depuis des années. Juste
une voix s'échappant d'un interphone, à cinq mètres
du bonheur, et pourtant si éloignée, comme un écho
d'une réalité alternative ou d'un passé inexorablement
révolu. Il pourrait presque la toucher, la sentir, invisible
et présente. Une grille le sépare de son Eden. Pire,
le son qui lui parvient est destructeur, car déstructuré,
embrouillé et saccadé. Difficile de saisir ce filet
de voix incohérent, grésillant et souillé (aboiements
du chien, interruptions constantes et irritantes). Dépité,
il repart. Son travail et sa personne ont tellement peu d'intérêt
qu'elle ajoute qu'il n'est pas la peine qu'il lui envoie copie de
l'article. Le rapport est définitivement inégal et il
lui aura fallu approcher au plus près de l'étoile pour
que le gouffre abyssal les séparant rayonne dans toute sa splendeur
(elle se permet cyniquement de le reprendre sur un nom de réalisateur
lui timide et tremblant ou de le désarçonner sans raison
sur une photo dont elle ne se souvient plus). Comme Pedro Almodovar
récemment avec son Parle
Avec Elle, Xavier Giannoli étaye la thèse de
la contradiction et de la symbiose du regard de l'homme sur la femme
qu'il désire, fétichise et convoite entre passion et possession.
Cet il qui fait vivre, cet il qui jouit et procure du
plaisir. Le cinéphile y puise sa délectation et il pousse son
admiration et expérience solitaire jusqu'à se persuader
inconsciemment qu'il est l'étincelle, celui qui transmue par son prisme
un monde sans lui inerte. Or la femme a refusé en ce cas de
paraître, d'avoir un contact charnel, par-là elle repousse
la jouissance donnée par cet homme et l'éconduit. La
vue reste cruellement stérile. Le final insuffle un intense spleen,
à l'arrière du bastingage sur l'embarcation qui le ramène
vers la France, Julien surplombe - les yeux dans le vague - les remous
et la traînée qu'il trace, comme l'étoile filante
qu'il vient d'approcher. Les derniers mots blessants de celle qu'il
avait placée sur un piédestal résonnent à
ses oreilles, d'un ton morne et monocorde ils stigmatisent un rapport
de force inversé. Un astre sur lequel même la lune se
tourne, la mettant en avant, tel un projecteur (les dialogues de films
sont revisités). Pourquoi aurait-elle donc besoin de lui ? Le cinéma
est avant tout ironique, à l'instar du lion sur la porte de
la vedette, il cherche en vain à se rapprocher de nous pour
donner l'illusion de posséder, de prendre part au rêve,
mais cyniquement il érige une barrière infranchissable
et opaque qui ne tarde pas à nous happer vers la réalité
dans un processus aussi douloureux que frustrant. C'est sur ce mensonge
tacite et notre propension à nous émerveiller de ces
chimères magiques que réside son ardente et amère beauté. |
F.
Flament
1 Septembre 2002 |
Multimédias
Chanson
de Show Boat
Photographies (13)
Fiche
technique
REALISATION
Xavier
Giannoli
SCENARIO
Yves
Stavrides et Xavier Giannoli
MONTAGE
Raphaele Urtin
INTERPRETES
Mathieu Amalric (Julien Bernardini)
Jean-Marie Winling (Directeur de rédaction)
MUSIQUE
Philippe Hersant
DIRECTEUR
PHOTOGRAPHIE
Christophe Beaucarne
SON
Adrien Nataf et François Musy
PRODUCTEURS
Edouard
Weil et Guy Martinoile
DUREE
19
minutes
PRODUCTION
Elizabeth Films et France 2
SUPPORT
35 mm
![]() |