Les neiges du Kilimandjaro. 1989, Julien Bernardini, jeune journaliste fougueux, a réussi par une lettre à retenir l'attention d'Ava Gardner. Il attend dans la nuit et la solitude du hall de rédaction un appel de la secrétaire de ce dernier mythe hollywoodien qui doit lui annoncer les conditions de l'interview. Il souhaite profiter de la diffusion de La Comtesse Aux Pieds Nus à la télévision pour consacrer un article à l'actrice. Parti guilleret et primesautier pour le domicile londonien de la star, il va vite déchanter.

L'INTERVIEW

Rêves et désillusions. Subtil, soigné et inspiré, quelques adjectifs à même de rendre compte de l'excellence de ce court métrage croulant sous les éloges et récompenses. Il faut dire que tout est réuni pour nous offrir un moment dépaysant et mélancolique. Une perfection technique, une musique inoubliable, nostalgique et hors du temps, un noir et blanc empreint de respect et un acteur dont le visage habite doutes et exaltations, Mathieu Amalric. A partir d'une mésaventure de Jean-jacques Bernard du journal L'Express, Xavier Giannoli (qui depuis officie comme producteur, notamment sur Demonlover d'Olivier Assayas et devrait prochainement réaliser son premier long) en profite pour brosser un tableau pertinent des mirages cinématographiques et des désillusions découlant de l'image et de sa mythification grandissante. Julien s'immerge pendant deux mois dans la gloire et la carrière d'Ava Gardner (une star qu'il adule à n'en pas douter), dernier représentant vivant d'un âge d'or - nimbé de mystère - désormais révolu. Au point d'en arriver à réagir en amoureux transi, voyeur, collecteur discret d'informations, il se persuade de la connaître. Avec une délicieuse culpabilité, il prend plaisir à la réinventer, à la comprendre, par la vision de films et de photos, il crée un lien d'intimité particulier, tendre et savoureux, qu'il chérit en secret. A ce titre les premières répliques fusent nerveusement, comme s'il parlait d'une femme qu'il poursuivait de ses assiduités. A ce plan fixe de face, le réalisateur fait suivre un plan éloigné de dos où l'on comprend à demi-mot ce qu'il en est. Le collègue de Julien nous le dit par les mots, le cinéaste par l'image, le cinéphile est marqué d'une tare incoercible : un problème de décalage (critique des amants, tentative d'expliciter ses sentiments, réactions et coquetteries, persuasion de créer un lien à part).

La mise en scène exploite au mieux ce mélange insidieux de vénération et d'illusions, prude et sobre. Surgissent des images d'un autre temps, le ferry qui s'éloigne dans le brouillard, une fumée de cigarette se reflétant dans une vitre nocturne et cette évocation du tableau le plus célèbre d'Edward Hopper, lorsque Julien est accoudé à un bar. Bientôt des répliques et dialogues d'Ava se mettent à habiter, à prendre possession de la bande-son, ils se superposent ainsi aux sentiments d'excitation ou de frustration du journaliste, mieux ils les remplacent. Le cinéma devient le moyen d'expression de ce fanatique. Il se révèle obsédé, amoureux d'une chimère et d'un reflet projeté sur une toile. Il la défend bec et ongle et lorsqu'elle est comparée à Rita Hayworth à partir d'un tirage, il trouve immédiatement le moyen de démarquer l'actrice (c'était la même année que Gilda). Ce journaliste censé être empreint de déontologie est donc intrinsèquement partial, acquis à la cause de ce mythe, il sait que lui, il saura l'aborder et ainsi prouver à la face du monde qu'elle a bien quelques chose à dire. Après tout, l'avoir si souvent vu lui permet de la cerner, il sait ce qui se cache derrière une photo énigmatique ou une pause hiératique. Sans être trop analytique (sic), le lien visuel pour cet auteur est devenu étrangement aliénant, au point qu'il présente la mort de l'actrice (dans un plan funeste de La Comtesse Aux Pieds Nus) avant sa naissance (photo de jeunesse qui la fit engager à la MGM), comme si elle n'existait que par lui, par le truchement de ses sens et réciproquement.

Contradiction de cinéphile. Avec ironie, le réalisateur fait passer par-dessus bord ce processus analytique et distancié. Alors que le journaliste observe la grille du bonheur de l'autre côté de la rue, qu'il va enfin se trouver en présence de cette icône inamovible, un extrait de film retentit où elle confie que ce n'est pas vraiment elle, ce qu'elle aimerait être seulement, mais pourquoi ne l'est-elle pas ? La déconvenue de l'entretien par l'intermédiaire de l'interphone y est

implicite. Julien a tellement rêvé ce moment que la déception n'en est que plus révoltante, pourquoi n'a-t-il pas pu interviewer son Ava Gardner. Mieux, il ne la verra même pas cette femme qu'il fantasme et contemple depuis des années. Juste une voix s'échappant d'un interphone, à cinq mètres du bonheur, et pourtant si éloignée, comme un écho d'une réalité alternative ou d'un passé inexorablement révolu. Il pourrait presque la toucher, la sentir, invisible et présente. Une grille le sépare de son Eden. Pire, le son qui lui parvient est destructeur, car déstructuré, embrouillé et saccadé. Difficile de saisir ce filet de voix incohérent, grésillant et souillé (aboiements du chien, interruptions constantes et irritantes). Dépité, il repart. Son travail et sa personne ont tellement peu d'intérêt qu'elle ajoute qu'il n'est pas la peine qu'il lui envoie copie de l'article. Le rapport est définitivement inégal et il lui aura fallu approcher au plus près de l'étoile pour que le gouffre abyssal les séparant rayonne dans toute sa splendeur (elle se permet cyniquement de le reprendre sur un nom de réalisateur lui timide et tremblant ou de le désarçonner sans raison sur une photo dont elle ne se souvient plus). Comme Pedro Almodovar récemment avec son Parle Avec Elle, Xavier Giannoli étaye la thèse de la contradiction et de la symbiose du regard de l'homme sur la femme qu'il désire, fétichise et convoite entre passion et possession. Cet œil qui fait vivre, cet œil qui jouit et procure du plaisir. Le cinéphile y puise sa délectation et il pousse son admiration et expérience solitaire jusqu'à se persuader inconsciemment qu'il est l'étincelle, celui qui transmue par son prisme un monde sans lui inerte. Or la femme a refusé en ce cas de paraître, d'avoir un contact charnel, par-là elle repousse la jouissance donnée par cet homme et l'éconduit. La vue reste cruellement stérile. Le final insuffle un intense spleen, à l'arrière du bastingage sur l'embarcation qui le ramène vers la France, Julien surplombe - les yeux dans le vague - les remous et la traînée qu'il trace, comme l'étoile filante qu'il vient d'approcher. Les derniers mots blessants de celle qu'il avait placée sur un piédestal résonnent à ses oreilles, d'un ton morne et monocorde ils stigmatisent un rapport de force inversé. Un astre sur lequel même la lune se tourne, la mettant en avant, tel un projecteur (les dialogues de films sont revisités). Pourquoi aurait-elle donc besoin de lui ? Le cinéma est avant tout ironique, à l'instar du lion sur la porte de la vedette, il cherche en vain à se rapprocher de nous pour donner l'illusion de posséder, de prendre part au rêve, mais cyniquement il érige une barrière infranchissable et opaque qui ne tarde pas à nous happer vers la réalité dans un processus aussi douloureux que frustrant. C'est sur ce mensonge tacite et notre propension à nous émerveiller de ces chimères magiques que réside son ardente et amère beauté.

 
 
F. Flament
1 Septembre 2002

 

 

 

 

 

 

Aux portes du paradis
Film français de Xavier Giannoli (1997), primé par la palme d'Or du court-métrage à Cannes en 1998, le César en 1999 et meilleur film à Turin en 98. Avec Mathieu Amalric (Julien), Jean-Marie Winling (Le directeur de la rédaction)...

Multimédias
Chanson de Show Boat
Photographies (13)

Liens
Au Festival de Cannes
Xavier Giannoli
Mathieu Amalric
Ava Gardner
Un site dédié à la star

Fiche technique
REALISATION
Xavier Giannoli
SCENARIO
Yves Stavrides et Xavier Giannoli

MONTAGE
Raphaele Urtin
INTERPRETES
Mathieu Amalric (Julien Bernardini)
Jean-Marie Winling (Directeur de rédaction)

MUSIQUE
Philippe Hersant

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Christophe Beaucarne
SON
Adrien Nataf et François Musy

PRODUCTEURS
Edouard Weil et Guy Martinoile
DUREE
19 minutes
PRODUCTION

Elizabeth Films et France 2

SUPPORT
35 mm

 

 
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