LA FORÊT SANS NOM
Pourtant les errements de la jeune femme n'ont rien de physique puisque le client signifie immédiatement à l'enquêteur l'endroit où elle s'est réfugiée : une étrange pension située dans les montagnes et en bordure de laquelle se dresse une oppressante forêt. La mission de Mike consiste donc à ramener celle qui porte maintenant le numéro 51 au bercail et si possible la reconnecter aux réalités et devoirs familiaux. Il se rend immédiatement dans la retraite afin de participer au séminaire de "la recherche de soi". Décontracté et sûr de son fait il pense pouvoir régler le litige en une journée et profiter de la quiétude nocturne pour s'éclipser avec sa cliente déphasée. Pourtant sa sagacité est mise à rude épreuve par l'étrange et impassible maîtresse des lieux sous la férule de laquelle les jeunes gens présents semblent inexorablement se dessécher à la découverte de leurs destinées dans une ambiance prônant l'apathie et proscrivant les médias ou les noms propres, faméliques et vivaces traces d'individualité. Mike se voit ainsi attribuer le chiffre 57 en guise de patronyme et accepte la confiscation de son téléphone et de ses clés de voiture. L'assurance et l'indolence disparaissent dans une dérive zen et implacable pour faire place au dénuement et à la crédulité avec la rencontre d'une jeune femme envoûtante, diaphane et éteinte : le numéro 29. L'endoctrinement et l'hypnose sont de plus en plus prononcés et culminent lorsque Mike sous les auspices de son sensei mielleux s'engage sur les sentiers du bois environnant en quête d'un arbre qui lui ressemble.
Objet hybride et désinvolte. Pour appréhender correctement La Forêt Sans Nom, nouvelle uvre de Shinji Aoyama, il convient certes de la replacer dans sa généalogie créatrice mais surtout dans sa condition de production télévisuelle. En effet, sous l'impulsion de la chaîne japonaise Yumiuri TV, le personnage de Mike Yokohama (Maiku Hama, parodie affichée de Mike Hammer) qui avait été le héros glorieux de trois téléfilms mis en scène par Kaizo Hayashi au milieu des années 90 (une trilogie entamée par The Most Terrible Time In My Life / Waga Jinsei Saiaku No Toki en 1993 poursuivie par Stairway To The Distant Past / Harukana Jidai No Kaidano en 1994 et parachevée en 1996 par The Trap / Wana) fut ressuscité le temps de douze épisodes programmés durant l'été 2002. L'originalité de ce projet qui voit Masatoshi Nagase revêtir à nouveau les tenues improbables et fashion du détective anticonformiste ? Confier chaque opus à un réalisateur différent afin d'insuffler une véritable dynamique, une qualité rare de mise en scène et une originalité constante. On a alors vu débouler derrière la caméra des artistes comme Sogo Ishii (dont Le Labyrinthe Des Rêves n'a pas fini de nous hanter), Tetsuya Nakajima, Akira Ogata, Isao Yukisada ou même Alex Cox. Pour chaque segment de la série dont la durée oscillait entre 45 et 55 minutes une version augmentée fut commandée afin de pouvoir être exploitée en salles à l'étranger et faire l'objet d'un DVD collector nippon. On comprend mieux au vu de la genèse du premier épisode et des impératifs d'un tournage pour la télévision les quelques défauts techniques, les restrictions d'un scénario tenant de l'esquisse (le cadre des sectes a été employé à maintes reprises dans un Japon en crise, en proie à la retraite spirituelle en guise de repères moraux et réconfortants notamment dans le délicat et élégiaque Distance), les effets parfois appuyés, les repères esthétiques aisément assimilables (un cachet Projet Blair Witch étend son murmure sur la forêt) ou la rhétorique au lyrisme embrumé – sous l'austérité la propension de l'auteur à opacifier un récit en mêlant son univers à celui préexistant de cette fiction populaire est louable car elle contourne la carence de temps et les barrières psychiques de téléspectateurs rechignant à pénétrer un raisonnement qui pourrait les ébranler – qui peuvent émailler ce moyen métrage de 71 minutes. Il est finalement à l'image de son héros principal, assemblage incongru de bric et de broc dans une joyeuse et iconoclaste désinvolture.
La durée atrophiée à de quoi surprendre tout connaisseur du cinéma d'Aoyama dont les deux uvres précédentes duraient 2h11 (Desert Moon) et 3h37 (Eureka). Le cinéaste trouve dans le contexte confiné du cahier des charges l'occasion de se restreindre et d'abandonner ses velléités de stases contemplatives pour déboucher sur l'essentiel. Il réussit ainsi le tour de force de réaliser un film miroir, véritable jumeau déformé d'Eureka, des Amants Mouillés de Tatsumi Kumashiro (pour son héros impétueux et fureteur) et du Charisma (avec lequel il partage des réminiscences bucoliques et un arbre vampirique) de son mentor Kiyoshi Kurosawa – dont il fut l'assistant sur quatre films dont Licence to Live. En bout de course les errances et circonvolutions de Mike deviennent la tentative d'un artiste de s'observer – se mirer dans un contentement complaisant – dans sa futile et illusoire individualité. Par le truchement grésillant d'une lucarne est stigmatisée la sensation de liberté d'un auteur qui ne parvient plus à se berner quant à ses démonstrations d’indépendance, aussi indispensables pour lui que dérisoires à l'échelle du groupe. La Forêt Sans Nom prend des allures de flânerie éteinte dans les tréfonds d'une âme sur-ventilée où l'on se rendrait compte qu'il n'existe aucune véritable inspiration, que tout n'est que duplicité. Les entités boisées révélant qu'il n'y a finalement rien d'autre que soi, arbre tordu et cacochyme perdu dans un dédale immuablement répétitif et normatif. On ne reproduit que ce que l'on voit et même dans les plus amples variations, on en revient toujours à soi. Le réalisateur renoue alors avec son sujet de prédilection en narrant le destin mélancolique de survivants à la limite de la neurasthénie. Des rescapés de la rencontre avec eux-mêmes (le rapprochement avec le Twin Peaks de David Lynch devient criant par la théâtralisation des bois et l'inoubliable Red Room en son sein qui voyait se confronter les personnages avec leurs doubles et la fiction avec ses auteurs) où ils ont compris douloureusement et cruellement leur insignifiance, écartelés qu'ils sont entre individualisme et pression du groupe (ce même groupe qui olbigera le numéro 29 à s'en tenir à son choix et à se suicider à l'aide d'un couteau de cuisine). Est-ce un reflet objectif (ce que l'individu désire) ou la vision fallacieuse réfléchie par le prisme d'une société démiurge (qui, organisme pensant, ourdi au-delà de notre perception sa propre stratégie d'évolution en décrétant ce que nous pouvons ou devons souhaiter) ? Le recul et la lucidité terrifiante du mentor vénéneux aboutissent au plus triste des constats : qu'importe la forme que ces jeunes japonais aisés arborent et les actes qu'ils entament, ils demeurent inéluctablement à la même place, anonymes, dans une forêt immémoriale qui comble de l'ironie n'est même pas pourvu de nom à l'instar des mausolées décharnés qu'elle abrite.
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L'arbre qui cache la forêt. L'étrangeté de cet objet hétéroclite et ironique réside dans la maestria avec laquelle il brasse les genres, agglomérant avec une surprenante facilité et pertinence le comique troupier, le polar déconnecté, la parabole existentielle et le fantastique teinté de métaphysique aux relents de mysticisme. Mais il ne s'agit pas d'une stérile indécision (la même habilement cultivée par l'environnement végétal et |
supérieur puisque complet) ou d'une panne d'inspiration, seulement d'amplifier un climat et de créer un véritable film d'aspect. Par une bande-son travaillée – chaque personnage ou lieu se voit englué et malmené par un son ou une musique tantôt enfiévrée tantôt à la pureté ascétique et cristalline – flirtant avec le chaos et des choix de mise en scène faussement hasardeux voilà que prend vie sous nos yeux une fable à l'esthétique enivrante et énigmatique. Fascinante car bigarrée (heurtant les règles et affichant crânement sa vaine sensation de liberté), constituée de réminiscences et volutes d'appétences fanées. Une uvre étrangement pessimiste et évanescente à l'image du numéro 29, la perle éthérée qu'elle enserre dans son écrin (étau ?) boisé. Cette sensation d'enclave on la perçoit pleinement lorsque l'on comprend que l'ouverture déstructurée (l'image se formant par blocs sur fond noir) était en réalité l'une des dernières scènes, s'ajoutent à cela une multitude de sailles fugaces d'images et escarres vaporeuses (le numéro 29 dans la détresse somnolente de Mike, l'arbre à la suite de la discussion d'avec le troublant sensei ou l'enseigne lumineuse près de l'aéroport) qui imposent la problématique taraudant Aoyama à savoir la faculté des êtres à construire autour d'eux une prison éternelle et achronique où ils peuvent reproduire inlassablement leurs traumatismes. Ces geôles conscientes trouvent un exutoire dans l'abandon de liberté. Ainsi, dans la retraite menée de main de maître par une femme aussi mielleuse que retorse, les noms propres sont proscrits et seuls les numéros sont tolérés (encore une référence à la culture télévisuelle avec cette allusion à peine masquée au Prisonnier). Les pensionnaires perdent donc leurs consistances et leurs assurances, oblitérés par un despote au sourire compatissant pour qui "la liberté est une maladie". Ce qui avait commencé comme une enquête farfelue et éculée se transfigure alors en une quête de soi pour le détective excentrique autant que pour les adeptes proches de la catatonie. Fonçant bille en tête dans la secte pastorale, Yokohama en a oublié toute prudence et s'emmêle progressivement dans la toile emberlificotée de "la recherche de soi". Son indécision abyssale (adulte coincé dans l'adolescence dont la colère et le corps hédoniste détonnent dans un sanatorium qui a tout d'une maison de retraite et d'un mouroir pour personnalité en sursis) en fait un sujet fragile, qui sous un cynisme et une lucidité cinglante cache une fragilité béante et un besoin d'optimisme naïf. Le réalisateur, en entomologiste attentif, appréhende les contradictions d'une jeunesse aisée non plus en opposant modernisme (exubérance et cinétique) et traditionalisme (le père de la jeune fille préoccupé par l'argent, le mariage et la bonne marche d'une société bâtie sur le respect scrupuleux des règles) mais bien une sécularité et un éphémère. Comment envisager sa condition d'humain, son individualité, dans une culture qui la nie est végète dans une latence temporelle (l'existence se faisant pétrifiée – le feu rouge surélevé, encore une résurgence de Twin Peaks, représente ce temps qui se dilate, les perceptions qui se dérobent dans l'attente impossible d'un monde abandonné et déserté où la poussière a tôt fait de recouvrir un capot ensevelissant à jamais le rouge d'une passion avortée – à l'instar du double végétal de Mike qui n'est peut-être qu'un instantané objectif de l'état de déréliction dans lequel il se débat) entre symboles et contemplation d'infinitude (la nature immuable et écrasante, les uniformes de la secte : des survêtements informes et délavés, la mer, les constructions architecturales, les routes ) et les démonstrations fugitives (un pied battant le rythme, un coït émouvant, une tenue vestimentaire – constituée de lunettes psychédéliques, de cannes munies de pommeaux étincelants, de chaussures à semelles compensées et de pantalons en sky rouge improbables – jadis à la mode et déjà dépassée, l'étourdissement d'un avion qui décolle). Le présent nous échappe dans une fuite aussi ténue qu’insupportable, sitôt perçu il se désagrège et ne perdure qu’une mélancolie passéiste et inféconde. Enfermement spatio-temporel. La structure temporelle est ainsi la pierre angulaire d'un récit loufoque et anachronique – le réalisateur envisageant son film comme la projection d’un futur possible, une époque où l’air vicié, les blocs de béton insalubres et la guerre impitoyablement drastique du capitalisme auraient engendré une génération d’inactifs privilégiés, éreintés et amorphes, cherchant refuge hors de leur réalité dans l’aphasie et l’abandon. A l'extérieur de la communauté persiste une fulgurante temporalité, pratiquement pointilliste. Le héros déambule dans la rue / a faim / voit un magasin / veut des sardines / les sardines grillent / il se rend à un rendez-vous. Tout ça dans un battement de cil. Même durant la rencontre d'avec le père le temps doit être utilisé, comblé, et les deux protagonistes montent donc au dernier étage d'un phare high tech (ironie du réalisateur qui place ses protagonistes dans un lieu d'observation duquel ils ne peuvent rien contempler engoncés qu'ils sont dans la vertigineuse chape dimensionnelle qui les astreint et les aliène : ils ne peuvent voir que ce que le monde veut bien leur laisser la latitude de voir) et qu'importe si chaque étage ou marche d'escalier semble l'exacte copie des précédents il faut avancer et meubler. Arrivés au sommet, l'entrevue est terminée, nous revenons immédiatement au sol, le héros réussit à récupérer sa voiture chez son créancier et prend la route, le temps d'un générique aux accents seventies nez plaqué sur l'asphalte, nous voici devant les locaux de la retraite spirituelle. Et à l'instant où Mike épouse la pédale du frein c'est tout son environnement spatio-temporel qui va s'altérer dans une distorsion hostile. L'écoulement chronométrique se fait apathique, s'évanouissant en de rares et inconsistantes scories. La directrice qui l'accueille le signifie d'ailleurs au héros, la léthargie est telle (peu de loisirs tolérés) que pour s'occuper on doit fouiller les tréfonds de soi pour se comprendre – ou plutôt l'oisiveté induirait un asservissement et un conditionnement : à force de vouloir trouver sa voie dans une vie déconcertante les pires névroses enfouies se révèlent et investissent durablement une psyché aux repères effacés (le pilier de l’identité ayant été préalablement battu : avec l’individualisme c’est un trouble gangréneux qui est aboli et pieusement les pulsions endiguées qu’il contenait refont surface, reste à savoir si le résultat aberrant en valait la peine). L'imbroglio devient tel qu'il est impossible de faire la part entre ellipses et fantasmes dans une hémorragie absconse. La mutation du temps et de la conscience de son espace va de paire avec un imperceptible changement dans la manière de filmer. Dans les montagnes, l’humain a perdu son statut de démiurge et de centre du plan au profit d’une entité prédatrice et vorace. Ainsi l’image au sens propre et figuré ne tourne plus autour du référent Mike, qui devient un simple sujet d’amusement pour elle. Le même phénomène pathogène touche le point de vue qui au frontalisme originel (à travers les stores) superpose un mouvement aérien (Mike se perdant et s’attardant dans une transe extatique sur la cime des arbres). Le libre-arbitre aurait donc insidieusement capitulé devant le monolithe phagocytaire dont on subodore qu’il émane de la "forêt vivante" jouxtant le centre. Un organisme repus d’êtres en rupture qui à défaut de se métamorphoser en arbres deviennent progressivement propriété des murs (la sublime scène où Mike confronte la directrice au sujet des volontés sanguinaires du numéro 19 sur un balcon se retrouvant instantanément la proie des regards des membres hiératiques accolés aux cloisons de tous les bungalows). Avec emphase, le cinéaste traduit la phobie de l’extériorité. Dans un climat lourd il exacerbe les mouvements de caméra simulant dans des travellings et zooms iconoclastes autant de tentatives de viol psychique. Les hommes sont confinés, épiés par un objectif délétère se muant à l’intérieur. Ainsi, c’est la société qui les regarde (la disparition flottante de la directrice lors du départ de Mike). La confusion qui naît de l’engrenage infernal dans lequel le privé s’est enfoncé provient de l’unité de lieux et de l’absence totale d’effets spéciaux. Se retrouve ainsi accolés deux sémantiques sournoisement interchangeables et antagonistes : l’intérieur et l’extérieur. En effet, le bâtiment mystérieux régenté par le démon au sourire impassible ornant ses lèvres ourlées déborde du cadre de simple reposoir pour se transformer en microcosme sociétal. C’est derrière ces vitres (l'isolement dans la transparence si cher à Edward Hopper) que la directrice ou une entité indéfinie observe l’évolution de Mike en cherchant à prendre possession de lui grâce à ses fêlures évidentes, s'insinuant à la plus infime preuve de faiblesse, à la moindre pause – sûrement la raison pour laquelle dans la cité on ne s'arrête sous aucun prétexte. Curieusement c’est donc à l’extérieur que les êtres sont enfermés, le sentiment de claustration est inversé et rend alors caduque toute tentative de réinsertion. Bouger revient à mourir dans cet état d'enracinement carcéral, à se perdre dans sa vie et ses choix (les coupes de cheveux inamovibles et corsetées en chignon étiré ou sous un gaine gélifiée, les ongles vitrifiés sous une couche de vernis noir). D’où l’opacité qui entoure le propos du cinéaste qui prend le contre-pied d’Eureka ou la fin de la catharsis rimait avec le mouvement. Ici, les êtres somnambuliques s’assèchent, mortifères ils ne sont plus capables de s’extraire de l’emprise du monstre affamé qui les a capturé dans ses rets. La forêt se nourrit d’eux en les contaminant de manière malsaine. D’une caméra acérée et aiguisée, les adeptes passifs se retrouvent privés de vie et de substance, simples arbres ou murs de briques condamnés à subir les intempéries dans un bruissement de feuillage famélique et clairsemé. Dans l’aridité et la misère de ce bois – la femme impavide et compréhensive – qui se repaît de leurs doutes, ils sont captifs, condamnés au pathétique statut de piteux clone végétal. La symbolique déborde le cadre du genre pour s’approcher d’une dualité âme (intérieur) et apparence (extérieur). Mais même l'âme est cloisonnée puisque les protagonistes sont suivis en permanence par un gardien diligent toujours à l'affût notamment dans la scène splendide où Mike trouve le numéro 29 aux toilettes, alors qu'il ne s'en rend pas compte la caméra surgit derrière lui le suit tout en se permettant une plongée de contrôle dans les ténèbres nocturnes de la fenêtre du corridor, elle se retourne, le couloir est vide et son devoir accompli : tous les pensionnaires ont regagné leurs clapiers. Le dilemme frappe alors de plein fouet Mike qui se retrouve dans l’obligation de se colleter avec son réel.
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F.
Flament |
Film japonais de Shinji Aoyama (2001). Par le réalisateur d'Eureka, le pilote existentiel d'une série mettant en scène le privé Mike Yokohama. Présenté au Festival de Berlin 2002. Avec Nagase Masatoshi (Mike Yokohama)... Sortie française : le 19 Mars 2003.
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