Bourdonnement délétère. Dans son second long métrage après Eclipse, le canadien Jeremy Podeswa précipite une kyrielle d’acteurs dans le flux picorant et vertigineux des sollicitations urbaines. Sous un concept aride à la fade artificialité et une sophistication superfétatoire autant que frigide insiste timidement une authenticité émouvante. Frêle palpitation asphyxiée dans une atmosphère saturée de musique et paradoxalement en stase dans un recueillement de cathédrale.

LES CINQ SENS

Comme si la véritable poésie, mélancolique et amère, abhorrée par une vie citadine et solitaire, avait choisi de se tapir dans le ronflant pompeux de la forme éparpillée d'un ensemble équarri. Dans sa poursuite expressionniste, solaire et picturale, de la sensibilité d’une entité protéiforme, le cinéaste, du haut d’une agaçante vanité esthète, entreprend de brosser le portrait éclaté de ses organes intimes, de son cheptel d’êtres humains acrimonieux et désabusés. Triés sans être pleinement assumés, les caractères s’entrechoquent, exhortant le spectateur, égaré dans cette glèbe inhospitalière, à l’ennui devant la ténuité leurs essences, transpirant abstraitement leur nature de palimpseste. La dialectique est cependant fort simple, par le truchement de cinq personnages habitant le même immeuble anonyme et possédant chacun un sens prépondérant et hypertrophié – Ruth (masseuse / le Toucher), Rachel (adolescente tourmentée / la Vue), Robert (l’Odorat), Rona (confectionne des gâteaux alambiqués dans leur forme mais dépourvus de saveur / le Goût) et enfin Richard (ophtalmologiste / perdant progressivement l’Ouïe) – c’est la faculté de chacun, quelque soit son envergure ou son aura, à s’extraire de lui-même et du groupe qui est analysée. La gageure de l’entreprise réside donc dans la mutabilité de sa forme vers un dispositif anthropologique, culturel et physiologique – tout le contenu de l’ouvrage de Diane Ackerman, The Natural History Of Senses, qui a inspiré de son propre aveu l’auteur. Malheureusement la caméra, lente et empesée, ne fait qu’épousseter élégamment et complaisamment des ombres errantes et asthéniques, noyées dans leur chagrin susurré. Le glacis évanescent et ouaté qui les enveloppe dans une conflagration, satinée et inéluctable, frappée d’agueusie a décidemment tout d’un empâtement cyanosé. A défaut d’apnée c’est presque hyperventilés que nous subissons, dans un amas péniblement conjonctif et dissonant, la démonstration jamais entravée et lourdement sophiste de notre dépendance vorace en nos sens, ceux-là même qui nous font prendre conscience de notre personne tout en nous agrégeant au monde. L’énigme du cœur que martèle la légende de l’affiche est moins alors celle de la perception inhérente à l’éveil que celle de la faculté de communication subséquente.

L’existence précède les sens. Dans l’amnios imparti une étrange fragrance d’avidité urgente évadée de l’enfance flotte délicieusement (tout connaître, tout ressentir, tout expérimenter). Agitation sésame de l’oubli du corps pour plonger ainsi avec délectation dans le flux atone de la société. A ce titre la première image du long métrage est saisissante, Molly Parker (Suspicious River, Kissed, Le Centre Du Monde…)

nue, étrangement émouvante et gracile en dépit de sa maigreur diaphane, y émerge d’un caisson d’isolation sensorielle réintégrant une enveloppe charnelle désertée, paisible et amorphe, puis s’introduit (se drape d’une serviette en étouffant la sublime harmonie de son anatomie) dans la dynamique du groupe – sa condition de mère bientôt mortifiée, son titre de professeur d’anglais bienveillant et son nom de famille. Le simulacre d’enlèvement et la disparition de l’enfant (catalyseur cathartique pour le groupe hétéroclite) résonnent comme la métaphore empruntée et chichiteuse de l’évanouissement impavide de l’innocence, oblitérée par les façades castratrices de béton, les grilles d’ascenseur cisaillant les contacts et les portes austères. Quand les personnages cessent ici de juger ou de se replier sur des commandements divins – le délaissement cher à Martin Heidegger vaut autant pour un Créateur que pour ses propres amas de chairs : il est impossible de se raccrocher à quoi que ce fût aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de soi – survient l’émerveillement, comme un cœur qui bat chez une prostituée (à ne pas juger trop promptement suivant des préceptes ignobles et dégoulinant de moralisme) ou un garçon a la voix d’ange (prix à tort pour une chanteuse s’il n’était l’oeil). Des confins aseptisés d’un univers en déroute et cloisonné, qui tend à abjurer l’extase de la diversité (et les conduits d’aération de traverse), l’ingénuité est suppliciée, condamnée à vivoter de restes faméliques – bribes jetées dédaigneusement lorsque la beauté du monde nous étreint le cœur au détour d’une sensation inopinée – de souvenirs retranchés et organisés en bibliothèque. Comme si l’on pouvait, tétanisé par l'angoisse de perdre un sens (mêlée à la phobie combinée de la normalisation et de la passion synonyme d'originalité), archiver les désirs et les émotions, fugaces et indissociables, de l’instant emporté par la pluie érosive. Ressasser le passé pour en subsumer l’essence et ainsi se dédouaner du choix fatidique. La confusion des sexes qui bouillonne à l’acmé de l’œuvre sonne comme l’incapacité de corps incomplets (chapelures improbables et accablantes) à terminer leur métamorphose, à assumer leur coalescence et donc à se décider pour une identité organique. L’adjonction des autres et de leurs propres errances permet aux situations de basculer, notamment au sein de la relation naissant entre Rachel (visage renfrogné disparaissant derrière des binocles sévères façon Thora Birch dans Ghost World, le spleen détaché en moins) et Rupert, un adolescent en révolte par rapport à son homosexualité souterraine et honnie. Amorçant sa plongée caillée dans les tréfonds avec le but affiché et ambitieux de prospecter l’indicible odeur de l’amour ou la mélodie du bonheur, l’auteur, faute de s’épancher dans un récit lunatique (l'unité de lieu ou de temps vole en éclat à la première incartade) et manquant cruellement de maîtrise, infléchit rapidement ses velléités scrutatrices ou défricheuses pour se disperser dans une hémorragie délayée et digressive. Ni existentialiste, ni entomologiste et encore moins sémiologue Jeremy Podeswa se contente d’aligner les images esquissées et mousseuses – sans la tessiture sidérante et iconoclaste du talent choral d’un Robert Altman (Short Cuts, Gosford Park...) ou d’un Paul Thomas Anderson (Magnolia, Boogie Nights, Punch-Drunk Love...) – dans une opacité et une rigidité pratiquement biblique, pour un résultat désincarné qui, malgré la bonne volonté des interprètes (le couple émouvant Philippe Volter-Pascale Bussières et la troublante Molly Parker en tête), singe dans un singulier mimétisme la dégustation d’une pâtisserie de Rona : appétissante dans son agencement géométrique et fantasque mais tristement dénuée de saveur devant la pléthore d'ingrédients antinomiques.

 
 

F. Flament
12 Septembre 2003

 

 

 

 

 

 

L’emprise des corps inachevés

Film canadien de Jeremy Podeswa (1999). Présentée à la Quinzaine des Réalisateurs et primée à Toronto, la prise de conscience chorale d'une existence individuelle et d'un attachement incoercible à l'entité sociétale aliénante. Sortie française : le 10 Mai 2000.

Multimédias
Bande-annonce / Trailer (vo)
Interview du réalisateur
Photographies (11)

Liens
Le site officiel
Au festival de Cannes
Le film sur l'IMDB
Molly Parker 1 / 2
Pascale Bussières

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Jeremy Podeswa

INTERPRETES
Philippe Volter (Richard)
Gabrielle Rose (Ruth)
Mary-Louise Parker (Rona)
Molly Parker (Anna Miller)
Daniel Maclvor (Robert)
Nadia Litz (Rachel)
Pascale Bussières (Gail)

MUSIQUE ORIGINALE
Alexina Louie et Alex Pauk

MONTAGE
Wiebke von Carolsfeld

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Gregory Middleton

DECORS
Taavo Soodor
PRODUCTEUR
Camelia Frieberg et Jeremy Podeswa
DUREE
104 minutes

PRODUCTION
Alliance Atlantis Com., CBC, CTV, Five Senses Prods, The Canadian Tax Credit Program, The Harold Greenberg Fund, The Movie Network, Téléfilm Canada / Fine Line Features (Dist.)
 
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