Plongée dans l'abîme. Second film d'une jeune canadienne, que nous avions découvert avec le dérangeant Kissed, Suspicious River est l'adaptation du roman culte de Laura Kasischke. Il démonte la psychologie de personnages à la dérive d'une manière sobre et inquiétante. Il se révèle comme cette rivière coulant devant le motel, sombre, froid, dangereux et hypnotique. Dans une petite ville canadienne, entre forêts, montagnes et rivière, Leila, réceptionniste d'un motel coule une vie austère. Mais elle possède d'étranges fantasmes, couchant avec des clients seuls et ne rechignant pas à se faire battre et humilier pour de l'argent. C'est alors qu'elle rencontre Gary, la quintessence de ses pulsions.

SUSPICIOUS RIVER

Une stagnation. La vie semble réellement stagner entre le motel et son appartement, elle est piégée. Sa seule vision d'optimisme est une boîte ornée d'une plume de cygne dans laquelle elle amasse l'argent obtenu par ses charmes. La mise en scène nous dépeint parfaitement cet enfermement de l'héroïne toujours prise entre différentes lignes verticales et horizontales. Un aspect qui va aller crescendo tout au long du film, la salle de bains plus qu'étroite, la voiture de Gary dans laquelle ils ont un rapport, cette salle d'accueil, les chambres toutes identiques et vides de matière, d'intimité ou de sens. Leila se retrouve empêtrée dans une véritable toile d'araignée, elle n'est plus libre de ses mouvements elle n'a plus qu'à attendre le prédateur qui va la dévorer. Le plus surprenant, et ce que l'on assimile volontiers pendant une bonne partie de l'oeuvre à cette chimère d'une nouvelle vie, c'est l'avancée volontaire et inexorable de Leila vers sa destruction sans craintes, sans réactions. Molly Parker campe d'une manière phénoménale ce personnage, elle porte véritablement l'intégrité du récit sur ses épaules. Au fur et à mesure de la découverte de la vérité sur le passé de l'héroïne, elle devient inquiétante subissant les assauts, les coups, notamment dans cette scène finale très violente où quatre hommes profitent d'elles, sans aucune réaction, ses yeux sont fermés mais pourtant elle ouvre la bouche quand on le lui ordonne, elle est consentante, elle veut, elle souhaite la maltraitance, que l'on détruise son être. Comme si cette dégradation valait au moins comme un changement.

Quand corps et esprit ne communiquent plus. Le corps semble réagir par instinct vers cette destruction ou cet abandon charnel. La jeune femme reste étrangement absente comme si esprit et corps étaient clivés, son regard est vague, froid, presque translucide. Une vitre ouvrant sur un néant affectif, mais curieusement détachée comme spectatrice des événements. Cet aspect de voyeurisme et de dédoublement est appuyé par la petite fille. Dans le dernier quart d'heure, il devient clair qu'il s'agit de Leila enfant et l'effroyable vérité fait surface. Jusqu'à cet instant, on aura cru que ces deux personnages pouvaient se sauver l'un l'autre, se recomposer. Une découverte déstabilisante pour le spectateur qui, s'il avait vite ressenti le manège de Gary, se retrouve abasourdi par les réactions de l'héroïne qui n'était pas dupe une seconde de l'amour de Gary. Elle savait qu'il voulait la soumettre et en faire une prostituée, mais a néanmoins voulu s'abandonner à lui. Par dépit, par envie, par amour, par destruction ? Une des forces principales du film, c'est justement la difficulté à expliquer le psychisme de la jeune femme. Car une fois la cause connue, comment comprendre son comportement ou ce qu'elle souhaite, l'enfant semble plus pragmatique que l'adulte. Ce dialogue conscient entre les deux personnalités intrinsèques, celle d'avant le traumatisme et celle qui en résulte est stupéfiant. La folie qui habite le personnage n'est pas aussi limpide que celle de Norman Bates (Psychose) pourtant la mère est au centre de leurs problèmes. Le physique de Molly Parker est intrigant. Son visage recèle de nombreuses expressions, son regard est hypnotisant, son corps entre maigreur et malice est étrangement sensuel. Le passage de la langue sur les lèvres est un reste de l'enfance présent dès le début du long métrage. Son mari semble obsédé par sa maigreur. Millie nous dira même qu'il a perdu de très nombreux kilos, celle-ci est enceinte, encore une transformation physique. Toutes ces références rendent encore plus charnel l'ensemble et le rapport au corps plus complexe. Leila ne dit-elle pas lorsque Gary lui propose 200$, qu'ils croient tous qu'elle fait cela pour l'argent mais qu'il n'en est rien. Faut-il souffrir dans sa chair pour aimer, la souffrance physique transcende t-elle celle de l'esprit ? Ce corps qui semble vouloir arriver au bout du dénuement, être mis à mal, et l'esprit en est prisonnier.

Une mise en scène au service de l'adaptation. Etrange, soignée, refus du spectaculaire sont autant de maître-mots de la réalisation. Pour symboliser la vision du monde de Leila et ses sentiments la cinéaste fait des choix parfaits. Les scènes du passé ou de violence sexuelle (viols, maltraitances) sont retranscrites avec une froideur, un détachement déroutant. Dans la première scène où l'héroïne
est à genoux devant un homme la caméra se fixe sur son pied et son talon, puis la jeune femme se relève essuyant sa lèvre. La séquence finale où Leila nue sur un lit est offerte à tous les amis de Gary est un exercice de style tant la réalisatrice ne montre rien. Le regard n'en est que plus éloigné, à la limite de l'épouvantable. Par contre, les scènes anodines, les dialogues (la visite chez les parents de Rick par exemple, l'insomnie et les plans sur le réveil) simples et courants sont présentés de manière stressante et angoissante pour retranscrire la difficulté des rapports humains du personnage central, sa peur de l'intimité et du contact. Elle ne peut imaginer douceur sans violence, dialogues sans sous-entendus. Aucune scène purement sexuelle n'est montrée, la caméra s'attardant sur un visage, un élément de mobilier ou des accessoires (comme les chaussures sans billets symbole de l'amour naissant). Le happy end final gâche un peu le plaisir même s'il est porteur d'espoir. Un homme promène un couteau sur le cou de Leila celle-ci dans un élan s'enfonce le cou dans la lame. Une autre personne compatissante lui permet de s'échapper vers la rivière. Elle est bientôt rattrapée par Gary. La petite fille lui dit avec un effroyable aplomb qu'il va lui mettre une balle dans la tête, c'est alors qu'elle parvient à s'enfuir et à traverser la rivière vers le motel soutenue par Millie. Cette fin est déjà présente dans le roman, mais Laura Kasischke avait eu le temps de véritablement démonter l'évolution et le traumatisme de son héroïne. Ici cette traversée du Styx, cette volonté de survivre ou du moins de sauver son amie semble une pirouette finale tant l'enfance et cet homme assassin n'ont pas eu le temps suffisant pour nous troubler. Attardons-nous d'ailleurs sur l'adaptation de l'écrit. Si l'histoire est forcément simplifiée, elle n'en est pas amoindrie pour autant. Exit toute l'enfance de la jeune femme, ses différentes aventures dans les voitures et le rapport si particulier à la mère (surtout l'image de son cadavre, obsédante)... Mais le dialogue ou plutôt le monologue qu'obtenait l'auteur par changement de sujet, passant du "je" au "vous" par exemple est parfaitement rendu. La réalisatrice profite d'images très marquantes, comme les décors (motel, jetée, bar...) ou les phares se promenant sur la porte quand les amis de Gary arrivent pour rendre son final encore plus angoissant et saisissant. Cette vitre représente un bien étrange miroir, un verre à peine translucide où les rayons lumineux deviennent diffus, rien devant rien derrière : juste la fin.
 
Plus loin dans l'inconscient. Film puissant et étouffant sur la fragilité d'un être humain, traumatisé dans son enfance. C'est une subtile représentation du rapport au corps, de la volonté de destruction, de la perte de la réalité et de l'enfermement volontaire ou non. D'où vient ce sentiment de culpabilité, est une interrogation dont nous n'aurons les réponses qu'au final. La réalisation, la technique ou l'interprétation sont en communion pour arriver à un formidable équilibre, où tout est limpide en surface et noir, torturé en profondeur. Sans oublier que les cygnes peuvent s'envoler sans prévenir. Est-ce nos derniers espoirs ou la symbolique d'un recommencement toujours possible ?

Finalement, le meilleur compliment que l'on pourrait faire à ce film est la comparaison avec l'atmosphère si envoûtante du pilote de Twin Peaks. Lynne Stopkewich nous entraîne à chaque opus plus loin dans les pulsions ou l'inconscient, à l'instar de Leila chaussée telle Dorothy de ses escarpins rouges, elle s'engage dans l'étude des traumatismes liés à l'enfance sur la route aux pavés dorés. Pour parfaire ce cheminement, elle a trouvé la plus splendide des compagnes de voyage, son égérie : Molly Parker.

 
 
F. Flament
12 Août 2001

 

 

 

 

 

 

De l'autre côté du Styx
Film canadien de Lynne Stopkewich (2000), adapté du roman de Laura Kasischke, avec Molly Parker (Leila Murray), Callum Keith Rennie (Gary Jensen), Mary kate Welsh (La Petite Fille)... Sortie française : le 8 Août 2001.

Multimédias
Bande-annonce (vost)
Quelques pages du roman
Le livre sur inside a dream
Photographies (25)

Liens
Le site officiel
Lynne Stopkewich
Molly Parker

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Lynne Stopkewich d’après le roman de Laura Kasischke
MONTAGE
Allan Lee
INTERPRETES
Molly Parker (Leila Murray)
Callum Keith Rennie (Gary Jensen)
Mary Kate Welsh (La Petite Fille)
Joel Bissonnette (Rick Schmidt)
Deanna Milligan (Millie)

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Gregory Middleton
MUSIQUE ORIGINALE
Don Mac Donald
PRODUCTEURS
Michael Okulitch et Raymond Masse
DUREE
92 minutes
PRODUCTION
Sagittaires Films
SORTIE FRANCAISE
Le 8 Août 2001

 

 
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