bb

À SUSPICIOUS RIVER

Pénétrer dans l'univers de la poétesse Laura Kasischke, est une expérience troublante, sensuelle, à la limite d'une inquiétante étrangeté. Une voie torturée pour se réapproprier sa langue, vers une sensibilité exacerbée, où toutes les subtiles variations et exsudations de l'espace sont retranscrites par des mots simples et vifs. La pertinence et l'incongruité de ses comparaisons, de ses ellipses (le viol d'une enfant se retranche derrière deux phrases : "La rivière na rien remarqué. Un

arbrisseau a tremblé.") mêlées avec raison à une précision, à une brume légère et opaque nous entraîne dans le courant de la rivière serpentant en contrebas du motel. Le froid passé, nos sens s'engourdissent. La tête plongée sous l'eau sale et noire, nous nous perdons dans ce liquide nourricier et utérin, dans une histoire douce et violente, où présent et passé se confondent dans le cycle des saisons, dans les claudications de l'aiguille d'une pendule, dans le cycle implacable du destin maternel, de la vie.

Dans ce premier roman, ce qui surprend outre la maestria du style, c'est la maîtrise du rythme, sa corrélation constante aux sentiments, aux battements de coeur de Leila. Passé et présent se chevauchent, s'envahissent, se parasitent. La seconde des trois parties, centrale, ne comporte que deux pages, le noeud du traumatisme, d'autant plus marquant que séquelles et antécédents ont été judicieusement amenés, par touche, par pointe de violence, puis par aplats. Le point culminant des réminiscences enfantines surgies au détour d'une passe, le chemin escarpé vers un amour qui ne serait plus "terne et lent". Vers Gary, l'homme-mère qui l'accepterait et la chérirait. Un trauma amplifié par un jeu sur le temps de la narration. Quand le passé raconté au présent s'oppose à une présent déjà envolé et scellé puisque rapporté au passé, toute la régression de l'héroïne et sa volonté inconsciente ou non de retourner à sa mère, de reproduire ses comportements nous saute au visage comme cette brise glaciale qui mord les jambes de la petite fille.

Dans quelle époque se retrouve donc la réalité, le fantasme de cette jeune femme ? Que penser du monde qu'elle nous dépeint et dans lequel elle nous force à entrer en nous interpellant par le "vous". Une vaine course parallèle à ses contemporains, pour atteindre une situation d'observatrice pragmatique. Une âme coupée de son corps, sans volonté de vivre, une simple spectatrice de la déchéance individuelle et collective. Le parfait apologue d'une petite ville américaine qui a préféré choisir le "paraître", l'illusion à la triste réalité du désoeuvrement, du voyeurisme et de la brutalité. Soit une bourgade où les pires instincts croupissent sous le vernis luisant de l'entraide et de la religion de bigots. Où un lieu saint n'est plus sanctifié lorsqu'il s'agit de commerce. Une société uniformisée où "toutes les maisons, sur des kilomètres, sont les mêmes", où l'on a de cesse de s'émanciper d'une quelconque tutelle, pour avoir l'illusion éphémère de liberté. Leila ne s'étonne de rien, ne réagit pas, comme si l'univers la transperçait, la vidait son essence, la pénétrait (à l'instar de "ce stérilet comme un hameçon"). Elle devient plus réceptive à la subtile densité du monde l'entourant qu'aux êtres le peuplant.

Car bien que doux et poétique en apparence, le style de Laura Kasischke a le tranchant du scalpel. Avec une rigueur quasi clinique sont décortiqués les événements de la vie de Leila. Rien ne nous sera épargné, pourtant rien ne paraît sale, vulgaire ou sordide. Conformément à ce qu'elle affirme "votre propre corps est exposé à travers votre propre regard", et Leila n'a pas le vice dans la peau, puisqu'elle a depuis longtemps fait fi de sa chair. Elle la contemple avec dédain, comme une malformation ou un appendice. Qu'importe de la donner, de l'humilier. On peut rester pure. De cette candeur qui enveloppe saints ou martyrs. La psyché, l'âme serait ainsi la quintessence d'un être, l'ultime enceinte et panthéon de ses aspirations et espoirs. Mais même le Diable ne semble pas vouloir de l'âme de Leila. A aucun prix. L'entassement de l'argent par la jeune femme stigmatise alors un système vénal enraciné dans l'esprit des hommes. Tout s'achète, tout passage se monnaye, y comprit la Mort. L'ultime échappatoire d'une vie sans saveur, sans passions. Pour Leila, il s'agit d'une chose qu'elle aurait aperçu enfant. Le désir ? Le cadavre de sa mère ? La vie de famille ? Il faut voir là un passage vers "ce que vous voulez vraiment, et que vous avez peur qu'on vous donne". La traversée du miroir, se confronter à ce qu'il y a derrière son reflet, de l'autre côté de la vitre biseautée de la demeure de Gary. Pourtant, émerger de la rivière n'aboutit qu'à une chose, succomber à ses démons, s'extirper de la glaise de ses rêves et forger la certitude qu' "il n'y a rien de l'autre côté". Ni mère, ni rédemption, ni chaleur. Comprendre qui elle est : personne. Sur les 2 rives du Styx, c'est l'Enfer.

 
F. Flament
5 Juillet 2002

 

Liens
Les premières pages du roman
Les éditions Seuil
Le film Suspicious River sur Inside a dream

Interview audio de Laura Kasischke (vo)

 

 

 

 

 

 

 

Décadence poétique

 
 

Suspicious River, petite ville plantée au milieu du Michigan, Leila, une jeune femme de 24 ans est réceptionniste au Swan Motel. Un établissement bordé d'une rivière trouble et hypnotique. Chaque saison charrie son lot de touristes, de solitaires et de cygnes. La chambre vaut soixante dollars et pour un prix analogue vous aurez droit de sa part à des douceurs appréciées par des hommes esseulés ou brutaux. Sa vie s'organise entre son "travail" et l'appartement où l'attend Rick, son mari depuis 6 ans, qui n'a de cesse de perdre du poids. Alors qu'il se recroqueville sur son corps, son épouse elle s'écarte de plus en plus du sien. Et l'argent qu'elle économise en vendant son corps sans passion et sans avidité n'est pas destiné à un plaisir futile, mais représente un chemin de croix vers une effroyable destination.

Leila vit suspendue entre passé et présent. Entre son enfance et la relation amoureuse de sa mère avec son oncle. Une romance exacerbée qui finira dans le sang maternel. Les souvenirs refont surface au fur et à mesure d'un nombre de passes croissant. Les violences, les humiliations se font toujours plus dures, mais qu'importe ce n'est que son corps. Juste une enveloppe charnelle souillée par un viol durant son jeune âge, une matrice inerte et stérile après un avortement raté. Au détour d'une prestation, elle rencontre Gary Jensen, un texan pervers et manipulateur qui la brutalise sans vergogne. Elle succombe petit à petit à cet homme finissant par ne plus monnayer leurs relations sexuelles. L'amant rude se fait proxénète, offrant sa compagne à ses amis, la faisant quitter son travail et la dépouillant. Un ange exterminateur qui va permettre à l'héroïne de reproduire le destin de sa génitrice. Au comble du dénuement, la réponse semble être le suicide, elle se jette sur une lame qu'un homme promène sur sa gorge. Sommée de s'enfuir par la seule personne compatissante de la maisonnée, elle se retrouve couchée dans la boue face à la mort. Elle finira par réagir et retraversera la rivière vers le motel, de l'autre côté du miroir vers l'existence.

 

 

 

 

 

FICHE TECHNIQUE
Auteur : Laura Kasischke
Nationalité : Américaine
Publication : 1996
Nombre de pages : 403
Editeur français : Seuil
Titre original : Suspicious River
Traduit par : Anne Wicke
ISBN : 2-02-039608-4
Sortie française : 2 Octobre 2000