Rédemption orphique. L’inspecteur des stups Nick Tellis se débat depuis dix-huit mois avec son passé trouble d’agent infiltré dans les bas-fonds de Détroit et le souvenir de la funeste journée où, percé à jour par un dangereux dealer, il s'était lancé dans une course-poursuite sanglante. Une fuite bouillonnante et irréelle où seule l’adrénaline guidait son corps incertain et haletant. Lorsque la bête traquée avait prit en otage un enfant il avait tiré, par pur réflexe.

NARC

Malheureusement présente dans le square, une femme enceinte s’était trouvée dans la ligne de mire et le fœtus fut tué. Depuis, l’ex-flic vivote grâce aux subsides de l’administration et surtout du fait du soutien de sa femme attentive et de leur bébé symbole de pureté apaisante. Pour la pérennité de leur couple et de l’équilibre mental de son mari la jeune mère refuse qu’il puisse reprendre du service. C’est pourtant ce que lui propose le bureau du procureur alors que l’enquête sur l’assassinat d’un autre flic sous couverture, Calvess, végète. En échange de ses contacts et de sa collaboration expiatoire et inspirée, il pourrait retrouver un bureau et sa plaque. Alors qu’il se familiarise avec le dossier, il parvient à persuader le capitaine Cheevers de lui adjoindre le lieutenant Henry Oak, ami intime de la victime, à qui on avait retiré l’affaire sous le piteux prétexte de ses accointances. L’ennui est que ce policier aux résultats exemplaires est un monolithe de violence rageuse et outrée, bras vengeur d’une justice implacable. Flanqué de ce coéquipier douteux, Nick va entreprendre une véritable descente aux enfers dans les ghettos du Michigan et les méandres de son addiction. Un dédale sordide et abject où la déchéance des êtres – le défunt pourrait être le délateur qui a enclenché l’infernale spirale – est loin de concurrencer la noirceur cauchemardesque des psychés.

Polar urbain. De facture anodine et rugueuse, Narc lorgne vers les polars des seventies tombés en déshérence. Les blocs asphyxiés, hermétiques et documentaires que pouvaient réaliser William Friedkin (French Connection, Police Fédérale Los Angeles), John Boorman ou Sidney Lumet (Serpico), qu’il a l’intelligence de remanier pour les injecter dans les préoccupations et canons actuels à la manière de Training Day. En cela, il s’agit d’une vision policière post-James Ellroy reprenant les artifices et scansions foisonnants, agressifs ou lyriques de l’auteur pour accentuer la vivacité d’un genre moribond et un brin désuet. Il est d’ailleurs stupéfiant de comparer ce film avec son corollaire, Cop de James B. Harris, pourtant adapté d’un roman de l’écrivain «bulldog» américain, si le principe inhérent aux deux projets est similaire – une ville-chimère façonnée par une névrose psychotique et sur laquelle se déverse les turpitudes intérieures d’un policier inadapté et sociopathe – les choix de mise en scène diffèrent radicalement entre une noirceur désespérée, glauque ou nauséeuse et une véritable recherche élégante et sémiologique d’espace (relatif à l’esprit) désaxé. Il possède les codes digérés et anachroniques – esthétiques et moraux – de ses illustres prédécesseurs, qui transfiguraient un réel mordant et infâme pour brosser le portrait d’hommes en butte aux exigences morales de leurs fonctions parasitées par les réalités ou contraintes de la corruption et de la déliquescence empourprant l’air. Voilà un respect salutaire au vu d’un genre rongé par la mièvrerie ambiante et l’action clippée exaspérante. La virtuosité avec laquelle Joe Carnahan a remanié son court-métrage Gunpoint pour en faire une série B efficace à petit budget (son second long après Blood Guts Bullets & Octane) est appréciable d’autant qu’au niveau scénaristique il s’impose une rigueur et une frontalité éludant tout manichéisme – il se permet même de rapprocher la bavure sadique et haineuse du trauma originel, de l’acte de procréation, comme si la mort de l’enfant contrebalançait la naissance du fils (habile hyperbole de la douche). Primordial lorsque l’on souhaite s’immerger dans la fange psychosomatique d’une société stagnante et détrempée, c’est à dire flirter avec la frontière ténue séparant le bien du mal. A la manière du développement de Cruising, nous comprenons rapidement que l’enjeu du réel morose et crasseux est justement de dévoiler le chaotique cheminement des âmes égarées. Le purgatoire boueux constitué de friches industrielles et de bâtiments saumâtres ou délavés représente dès lors l’état intérieur et la dégénérescence de l’esprit des deux hommes à la personnalité torturée et confuse. Les ravages et les excès d’une société dépravée tout comme le désordre mental qui habite ses membres se lisent sur ces façades insalubres, ces paysages désaffectés et ces territoires putrides. Des sépultures pour le corps et l’esprit de protagonistes en sursis et hagards, à deux doigts du suicide. Les afféteries stylistiques pesantes et complaisantes – les flash-back maladroits ou les split screen affectés –, les bouffées bleutées et les pléthoriques hallucinations hystériques y trouvent un semblant de justification, puisqu’elles permettent d’opposer à cette urgence une stupeur catatonique porteuse de densité. Ainsi, rapidement, l’abandon des tics plastiques et endémiques induit une profonde humanité des êtres. Dans la suspension du flux – cette scène superbe où Oak se confit est entièrement filmée hors de la voiture profitant des reflets du feuillage sur les vitres pour superposer ces agrégats indéfinis et sombres sur le visage d’un Ray Liotta plus qu’inspiré – les acteurs superbes accèdent à l’essence existentielle et dépasse le simple whodunit. L’intérêt se fait donc progressif, grâce à l’empathie fluide que le cinéaste sait savament ménager entre son spectateur d’abord défoncé de bruits et d’images stroboscopiques autant qu’ignominieuses avant de se voir octroyé une illusoire plénitude.

Addiction policière. Une fois la mécanique du long métrage installée, les personnages de Tellis et Oak monopolisent l’écran dans une chorégraphie interlope, hypnotique et intrigante. De leur quête improbable naît la dynamique puis la dialectique de la trinité policière et sociétale. A savoir Calvess l’ange déchu qui a définitivement sombré dans les vapeurs opiacées, Oak en marge du groupe dans

un sabordage psychologique et enfin Nick, égaré, proche de la rupture, qui cherche à se détacher du palindrome bien-mal qui l’obsède : il veut vivre. Ce qui rapproche les deux enquêteurs outre la drogue policière, ce métier qui leur permet sous des insignes prophylactiques de s’immerger dans la flétrissure pulvérulente qui les attire magnétiquement, c’est la volonté d’éviter la souffrance des femmes dans une monde misogyne, gris et déshumanisé. De protéger le noyau familial quitte à sacrifier sa personne et ses désirs. La première victime en est la notion d’identité ou de contours fermes des corps. Après l’achoppement des premières séquences émerge un bazar imbibé et foutraque où chaque élément n’a de cesse de phagocyter son contraire pour abattre les cloisons culturelles, raciales, sexuelles ou morales. Les mères sont les témoins faméliques et brutalisés du malheur du monde, victimes stoïques et rongées par la disparition de leur compagnon dans le délitement des valeurs et des certitudes. Joe Carnahan conjugue presque l’idée platonicienne selon laquelle une identité serait remplacée par la nouvelle réalité qu’elle engendre lorsqu’il plonge son héros dans les clichés morbides du corps de Calvess et ceux primesautiers d’un anniversaire enfantin. Nick devient ce cadavre et nourrit son insatisfaction existentielle – il réveille son appétit pour les succédanés d’adrénaline. La recherche de son assassin potentiel, peut-on rêver tâche plus stimulante ? Par la suite le réalisateur axe presque inconsciemment sa mise en scène sur la dualité. Il hésite ainsi entre la caméra à l’épaule, nerveuse et voyeuse, et un glacial engourdissement pour retranscrire la damnation des deux flics. Il choisit par ailleurs d’opposer leur stature, imposant et usé pour Ray Liotta tandis que Jason Patric arbore un physique efflanqué et une énergie exubérante. Tout ceci concourt à la déconstruction du récit malade de sa propre dépendance, enfermé volontaire au sein de ses obsessions, autour d’une image lancinante de mort, fétide et moite. La prise de drogue procède ici de l’équilibre âpre, instable et rigoureux, entre la résignation et la volonté, la haine et l’émotion retenue. Cette cohésion de fortune résiste aux aléas des injections fugitives jusqu’au huis-clos final où le manque fait basculer les zombies shootés dans une confrontation grotesque où les conflits – et blessures de corps et d’esprits accablés – larvés explosent dans des jaillissements sanguins – l’enveloppe charnelle ne peut retenir la colère qui s’y niche. Le durcissement des dilemmes et la perte des idéaux entraîne inéluctablement les deux êtres à la mort. L’une physique, Oak disparaît avec le film et son pitoyable secret, et l’autre psychique, Tellis au bord de la démence se retrouve face à l’abîme obscur du générique abrupt sans le regardant confesseur. Les deux protagonistes ont ainsi succombé à leurs pires et délicieux fantasmes et tranché leurs amarres avec l’humanité. Ils ne ressortiront plus de ces limbes.

Voix intérieure. De cette première production de la société Tiara Blu Films créée par Ray Liotta auquel vint s’adjoindre Tom Cruise – qui en profita d’ailleurs pour proposer à Joe Carnahan la réalisation de Mission : Impossible 3 – on retiendra surtout sa formidable mise en images du dialogue intérieur du personnage principal. En effet, loin de la gratuité exécrable de La Sirène Rouge, Narc utilise son euphorie formelle pour

concrétiser le drame intérieur des êtres qui l’habitent. Ici pas de voix-off mais une voix-in. Plus subjective que le work-in-progress de la série C.S.I., les flash-back n’ont ici d’intérêt que de mettre en scène les fêlures et angoisses de l’investigateur, ils ne s’appuient pratiquement sur aucun indice tangible et ne vise pas la vérité. La preuve en est que lorsqu’au final Nick reconstitue son raisonnement sur Kathryn Calvess ce sont les propres plans du long métrage qui sont utilisés et pas les créations erratiques et frelatées d’un personnage. Les visions calfeutrées n’obéissent dés lors à aucunes règles implicites, pas de vérité en train de s’écrire mais le dialogue d’avec soi, l’explosion de son fantasme – dans un contexte douloureusement asexué et dénué du moindre érotisme tout au plus une tendresse désespérée. D’où une ambiguïté saisissante lorsque la réalité reconstruite entreprend de discourir avec le concret. Rapidement balayée quand nous comprenons qu’il ne s’agit ici que d’un panorama mental et solipsiste – hiérarchie pratiquement absente ou désabusée, pureté abhorrée donc pas d’innocence à sauver ou pervertir : rien que soi –, seulement deux types d’images âcres s’y côtoient : inventées et projetées sur des murs nus. En subsumant les deux, Tellis se perd dans la rumeur des déjections argileuses du monde, il sombre dans la folie, sans garde-fous. Le meilleur exemple en est l’enquête de terrain suivant une scène tendre au lit, entièrement montée en split screen. L’écran divisé en quatre, nous suivons les interrogatoires parallèles des deux policiers – parfois se recoupant ou présentant des axes de caméra complémentaires. Le grondement urbain enfle jusqu’à submerger et révulser, un souffle embué dans la neige fondue. Nous ne pouvons plus que supputer à quelle vignette se raccrochent les borborygmes saisis au vol. Et la voix de fusionner à l’image dans une pénitence apocalyptique. Le son organique et déstructuré qui enchâsse le héros schizophrène n’a de cesse d’exprimer les tourments et la rage d’une âme incapable de communiquer son malaise. De même le formidable aveu de Oak qui se superpose à une peinture psychique amendée à chaque nouvelle respiration du mourant. Le support vocal disparu ainsi que la dynamique corporel (Jason Patric, catatonique et divaguant, en position fœtale), l’abysse vertigineux d’une psyché déviante nous engloutit. La vision mentale et biaisée se substitue donc aux mots et joue de ceux-ci pour accentuer l’errance et la méprise. L’ultime stade de la chute inexorable où les trois pans des forces de l’Ordre se retrouvent condensées, interloquées et claquemurées au bout du tunnel. Le premier s’y est supprimé par dégoût de lui-même, le second y a laissé ses dernières illusions et son unique raison de vivre et enfin le dernier en est prisonnier, revivant inlassablement – tel les supplices de Tantale ou Sisyphe – une scène atroce qu’il a créee de toutes pièces. Pas un ne sera parvenu à émerger de ce passage souterrain aimanté, confluent de fragments d’une humanité éclatée et malade – rencontre ontologique et métaphorique de trois courants d’une même entité ? –, pour voir couler sur son visage une pluie purificatrice et bienfaisante. Sur les eaux du Styx fangeux ou de l’Achéron impétueux Charon n’aura pas obtenu son obole. A défaut d’Enfers iconoclastes et hargneux voici le chaos tumultueux et sclérosé du Cocyte, la rivière des gémissements.

 
 

F. Flament
12 Août 2003

 

 

 

 

 

 

Au bout du tunnel

Film américain de Joe Carnahan (2001). Prix Spécial Police au Festival du Film Policier de Cognac en 2002. Descente aux enfers sordide pour deux policiers névrosés cristallisée autour d'un passage saumâtre. Sortie française : le 30 Juillet 2003.

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Photographies (20)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Filmographie de Ray Liotta
Interview de Joe Carnahan

Fiche technique
REALISATION, SCENARIO
Joe Carnahan

MONTAGE
John Gilroy

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Alex Nepomniaschy

INTERPRETES
Ray Liotta (Lieutenant Henry Oak)
Jason Patric (Nick Tellis)
Chi McBride (Capitaine Cheevers)
Busta Rhymes (Beery)
Richard Chevolleau (Steeds)
Anne Openshaw (Kathryn Calvess)

MUSIQUE ORIGINALE
Cliff Martinez

PRODUCTEURS
Tom Cruise, Paula Wagner, Diane Nabatoff, Ray Liotta et Michelle Grace
DUREE
105 minutes

PRODUCTION
Paramount Pictures, Lions Gate Films Inc., Cruise-Wagner Productions et Tiara Blu Films / Mars Distribution (Dist.)
 
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