Noeud de vipères. Perdita Durango est une jeune femme latine et sexy qui sort ses griffes dès qu'un homme l'approche. Il faut dire que la belle a été marquée par la vie, la folie des hommes, et la perte tragique de sa soeur et ses nièces. Elle en est venue à se construire une philosophie basé sur le seul truisme que l'être humain est régie par les mots "baiser" et "tuer". Elle rencontre sur la frontière USA-Mexique, le ténébreux, gracile et envoûtant Romeo Dolorosa. Entre eux une idylle dévastatrice se noue, où le mal appelle le mal, le sexe toujours plus violent. Alors qu'elle assiste à une cérémonie dérivée du vaudou par son amant c'est elle qui lui met en tête l'idée d'un sacrifice humain et de l'ingestion de chair humaine. Ils enlèvent alors en pleine rue un jeune couple, Duane King et Estelle Satisfy, dont ils vont abuser sans vergogne.

PERDITA DURANGO

Dans le même temps Romeo doit faire face à un truand notoire Catalina, à qui il a fait faux bond lors d'un hold-up en emportant le butin. Tout cela serait suffisamment compliqué, si ne s'ajoutait pas l'agent Dumas traquant le couple et les activités du magnat de la pègre, Marcello "Zyeux Fous" Santos. Et voila que ce dernier réquisitionne Romeo pour transporter un camion chargé d'embryons humains du Mexique à las Vegas et destiné à l'industrie des cosmétiques.

Jour de chance pour Barry. Lorsque David Lynch reçoit en 1990 la palme d'Or du Festival de Cannes pour Wild At Heart (Sailor et Lula), les réactions sont acerbes et critiques sans parler des sifflets malvenus d'un public se targuant d'être connaisseur et trié sur le volet. Outre la confirmation d'une réalisateur de génie c'est l'occasion de mettre en lumière un écrivain à part : Barry Gifford. Ses oeuvres deviennent attractives pour une industrie toujours en quête de nouvelles histoires et tendances. Et parmi elles s'impose Perdita Durango, Quinze Degrés et Temps Pluvieux, un spin off du roman original mettant en scène la redoutable tentatrice éponyme qui avait pratiquement causé la perte définitive de Sailor Ripley. Pourtant le projet passe de mains en mains, plus violent et plus noir que son prédécesseur, il ne parvient pas à prendre forme. L'émergence d'un nouveau type de narration et de ton avec Quentin Tarentino et son Pulp Fiction, persuade toutes les parties qu'une histoire de ce type peut être adaptée avec bonheur. Le cinéaste mexicain Alex de la Iglesia, au parcours atypique flirtant avec la philosophie et le dessin, devient alors dépositaire du projet. Le réalisateur remarqué par Pedro Almodovar (producteur de son Action Mutante en 1992), n'a alors que deux films au compteur, dont le remarqué Le Jour De La Bête (1995). Et le voila à la tête d'une co-production hispano-américano-mexicaine, tournée au Mexique en Arizona et à Las Vegas, mêlant acteurs de tous horizons et de toutes sensibilités (y compris linguistiques).

Epaissir le trait. Que le nom de Gifford apparaisse en tant que scénariste ne doit pas nous induire en erreur, le récit mis en image va singulièrement se démarquer de son modèle de papier. Une transfiguration pas forcément la bienvenue. Le premier chantier consiste à briser l'aspect segmenté du roman pour parvenir à une ligne cohérente et continue. Ainsi la première séquence nous présentera un rêve récurrent de Perdita sur le tigre (qui nous permet de savourer la plastique de Rosie Perez), un cauchemar qu'elle abordait au détour de l'asphalte dans le livre, et enchaînera immédiatement sur le souvenir de la mort de sa soeur et de ses deux nièces, abattues par son beau-frère, avant que ce dernier ne se suicide. Woody Dumas, incarné par un James Gandolfini (Les Sopranos) au sommet de sa forme, commence sa traque très tôt et sera présent à toutes les étapes sanglantes du couple. Recomposer une histoire et omettre des personnages est certes inhérent à un scénario, mais ce faisant les auteurs entraînent une altération globale de l'ensemble et une humanisation excessive des personnages dans les scènes finales qui plombe l'entreprise.

Le plus aberrant dans cette réécriture, c'est l'enfoncement du trait dans l'abject et le glauque avec les embryons en lieu et place des placentas, alors que le sacrifice du garçonnet mexicain est éludé. La difficulté de choix, pour ne pas dire la sensation palpable d'indécision, contamine jusqu'à la mise en scène. Le ton se veut outrancier, choquant, grandiloquent. Mais l'abus d'excès de contrastes ou de contraste d'excès -au choix- n'est en rien dérangeant et ne

procure un quelconque malaise. Nous sommes simplement dans l'expectative quant aux directions que souhaite prendre le réalisateur. Et surprise, à l'instar de ses personnages qui oscillent autour de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, il n'en choisit aucune, détruisant irrémédiablement ce qu'il avait semblé construire. Alors qu'il s'approche avec aménité de son apex, il décroche aussitôt en ahanant et hoquetant. Il s'essaie au flash-back (la guerre à Beyrouth), au support imagé (nous voyons la grand-mère à Caribe, qui écrit les lettres qu'il est en train de lire), utilise des litres d'hémoglobine pour mieux revenir à une discussion finale Perdita / Romeo pleine de compassion -et donc sans aucune crédibilité ou assise-, mixe sans passion les ambiances musicales, travaille le cadre (le cactus phallique ou le plan du camion s'arrêtant sur une piste adjacente à la route), avant de le détruire ou d'y faire apparaître un avion de chasse en image de synthèse des plus laids. Sa notion même d'espace est chancelante puisqu'il ne se tient jamais à sa volonté sous-jacente de mouvement de caméra autour des personnages pour accentuer leurs émotions. Comment pardonner l'abandon de la route comme limite ou oraison de toute chose. Ici elle semble à peine caution et encore aucun plan ne fera ressentir un quelconque défilement. Les Intérieurs et extérieurs ne communient jamais, les décors désertiques ou urbains sont sous-employés (seul le ranch du sacrifice bénéficiera d'un traitement lui donnant vie dans l'espace, par ses couloirs, ses interstices et son apparence poussiéreuse et sombre, il participe pleinement à la pertinence des scènes d'humiliations des kidnappés) et enfin le passage d'un ciel de journée ensoleillé à la nuit noire semble purement gratuit. Bien entendu, les traits forcés ne le sont que dans le but de création d'un comic book pour adulte. Les expressions outrancières (la danse de Romeo et Estelle après le meurtre de Catalina), les travellings, les postures des personnages -notamment de Perdita assise pensive à la table d'un café- qui tiennent de la vignette (les toilettes côte à côte après le braquage) en sont les principaux indices. Sans parler du côté guignol d'un mafieux de la trempe de Marcello Santos que l'on découvre affublé d'un nez rouge et de cotillons pendant l'anniversaire d'enfants de la maisonnée, ou le look vaudou "Nouvelle Orléans" d'Adolfo.

Peu de cohérence. Pourtant à force de tout prendre en dérision et d'exacerber chaque pouce de vide (une démarche inverse au romancier), le film se meut en un brouillon polymorphe phagocytant les références du western, de la comédie ou des polars, mais sans convaincre ou intéresser. Comment peut-on saisir le revirement de Perdita après son comportement de maîtresse femme et d'avilisseuse ? De même la manière dont Estelle se jette sur Duane en se déshabillant, semblant faire fi de son viol récent. Soit, le réalisateur nous explique sa volonté de rendre les caractères réels et changeants, une voie louable s'il ne transformait pas les protagonistes secondaires en secs stéréotypes, en marionnettes débiles et inexpressives à force de mugissements et de saynètes voyeuristes. L'objet sait aussi se faire impertinent et effervescent, mais jamais il ne satisfait complètement, toujours bancal, rongé par ses valses-hésitations (un coup d'oeil vers Sam Raimi, un autre en direction de Robert Aldrich…).

Le long métrage se veut polémique sur la société de consommation et les aspirations des hommes modernes. Mais pamphlet ou diatribe demande sensiblement plus qu'une présentation tape-à-l'oeil d'une famille blanche texane entourée d'objets de télé-achat et se repaissant dans une maison bariolée d'un rediffusion de Mary Tyler Moore Show, et de son opposition basique à un dessin-animé japonais érotique devant lequel se vautrent des pauvres gens mexicains, émigrés et sans aucune attention pour leurs corps. Perdita serait la seule à avoir le contrôle de sa vie puisqu'elle éteint le poste en actionnant la télécommande. Un peu léger compte tenu de la durée du film. Mais les moments drôles ne sont pas absents pour autant, fonctionnant eux aussi sur la juxtaposition de deux extrêmes. Ainsi cette scène mémorable après l'enlèvement en pleine rue de Duane et Estelle. Perdita et Romeo se mettent à gigoter et chantonner sur des rythmes latinos alors que les deux jeunes étudiants pleurent sur la banquette arrière. La mort de Satisfy à quelques mètres de sa fille. Le souvenir de la perte de virginité de Duane alors qu'il se fait violer par sa geôlière. La discussion jouissive entre Dumas et un informaticien des forces de l'ordre ou avec son acolyte affublé d'un casque de walkman. Sans oublier le Sheriff, sa photo d'Ava Gardner, et son tiroir vide de paperasse, dans lequel il fouille pour masquer sa paresse.

Duos mal assortis. Le couple infernal, campé par les deux acteurs espagnols Rosie Perez (vue chez Spike Lee notamment avec Do The Right Thing en 1989) et Javier Bardem (une fois encore grimé et méconnaissable mais auteur d'une performance aussi probante -la cérémonie- que celle composé pour le Talons Aiguilles de Pedro Almodovar en 1991) sera tout à tour, un duo d'amant fougueux, l'occasion de violences mémorables, un exemple d'âmes
soeurs ou des initiateurs au sang, à la mort et à la rébellion. Prisonnier d'un cimetière des éléphants (splendide évocation par cet antre de ferrailleur remplie d'avions), il cherchera en vain à échapper à son destin de carte postale, identique à ce reflet de Perdita sur le compact-disc qui attirera le regard de Romeo. Un monde fait d'images et de concepts oppressants. Doris Day, Ava Gardner autant de femmes fatales pour pallier à la peur et la domination et Vera Cruz avec sa joute finale fabuleuse entre Gary Cooper et Burt Lancaster pour apprendre à mourir dignement. Romeo suivra cet exemple et mourra le sourire aux lèvres en imaginant Dumas en Cooper. Ce même Dumas qui octroiera une chance à Perdita en la laissant s'échapper. Mais une liberté dans quel but ? Seule, elle traîne son chagrin et son mal-être. Une personnalité déconstruite par la vie et la pauvreté qui pleure et crie sous sa carapace désinvolte. Les lumières et néons grossiers de Las Vegas continuent de scintiller. Finalement c'est peut-être cette vision que privilégie l'espagnol. Celle de l'étranger, d'un caractère pour qui tout est latin, chaud, vivant et outrecuidant. Sa conception de l'héroïne diffère d'ailleurs de celle de David Lynch, pour qui Perdita était cette femme-sur-le-seuil (magnifique Isabella Rossellini), tentatrice blonde par qui la Mort se donne. Alex de la Iglesia en dresse lui un portrait alambiqué et hispanique, ce qu'il y gagne en authenticité, en humanité et en perversion, il le perd en cohérence et en rhétorique. Car l'histoire perd son essence, le cycle destructeur s'est délayé et Perdita ne contamine plus ce qu'elle approche, elle sauve Duane, Estelle et tente de secourir Romeo ! Pour le meilleur et le pire, voila un oeil neuf, violent (le film fut censuré sous toutes ses formes et supports, la version la moins expurgée semble espagnole et dure 136 minutes) et naïf, idoine à briser le cycle de dérive et qui parvient à trouver de l'humanité, là ou le vivier semblait déserté. Curieusement un propos voué à l'échec, opposé qu'il est à une mise en scène extrémiste qui le déconstruit et le vide de toute sa substance. Le comble de l'indécision, ce serait au spectateur de choisir entre ce qu'il voit et perçoit. Que retenir de cette fable tortueusement sycophante ? Aucun dialogue ou confrontation possible entre ses deux composantes, elles sont simplement antagonistes, aussi inexistantes l'une que l'autre, elles s'annihilent dans un road movie paradoxal qui ne conduit nulle part.
 
 
F. Flament
17 Juillet 2002

 

 

 

 

 

 

La geôlière du désert
Film hispano-mexicano-américain de Alex de la Iglesia (1997), primé par 4 Goyas en 1998 (Musique, Maquiallage, Direction de production, Costumes), meilleur film à Gramado et présenté au Festival de Toronto. Avec Rosie Perez (Perdita Durango)...

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Quelques pages du roman
Le livre sur inside a dream
Photographies (30)
Interview de Javier Bardem

Liens
Le site officiel espagnol
Le film sur l'IMDB
Rosie Perez
Le site de Barry Gifford

Fiche technique
REALISATION
Alex de la Iglesia
SCENARIO
Barry Gifford, David Trueba, Alex de la Iglesia et Jorge Guerricaechevarria d'après le roman de Barry Gifford
MONTAGE
Teresa Font
DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Flavio Martinez Labiano

INTERPRETES
Rosie Perez (Perdita Durango)
Javier Bardem (Romeo Dolorosa)
Aimee Graham (Estelle Satisfy)
James Gandolfini (Woody Dumas)

MUSIQUE ORIGINALE
Simon Boswell

PRODUCTEURS
A. Vicente Gomez, P. Barbachano, F. Bovaira, M. Necoechea, M. Rosenberg
DUREE
126 minutes
PRODUCTION

Canal+ España, Instituto Mexicano de Cinematografia, Lola Films, Mirador Films, et Sogetel S.A.

 

 
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