Cale sèche. Cela fait maintenant près de dix ans qu’Elizabeth Swann, la fille du gouverneur d’un port des Caraïbes, a fait la rencontre de Will Turner, seul rescapé de la déroute de son embarcation, et lui a soustrait un médaillon d’or aztèque de peur qu’on ne prenne ce garçon pour un pirate et qu’on ne le pende sur l’heure. Les années passant la jeune femme se voit promise au Commodore Norrington dirigeant l’escouade militaire locale.

PIRATES DES CARAÏBES, MALEDICTION BLACK PEARL

Mais elle désire toujours en secret cet homme sauvé des eaux devenu, depuis son naufrage, forgeron de la ville côtière. Ce dernier est aussi éperdument épris de l’aristocrate en dentelles vaporeuses dont chaque regard suffit à le transporter de joie. Pourtant, à la faveur d’une chute malencontreuse dans la baie un bien singulier phénomène survient, le médaillon arboré par Elizabeth lance un appel sous la forme d’une onde imperceptible déchirant l’air. Et, le soir même, les habitants horrifiés découvrent sous leurs remparts l’abominable Black Pearl. Refuge flottant de pirates cruels et assoiffés de sang, qui, profitant de la déroute et de la confusions des forces armées, s’emparent de l'ardente et effrontée Elizabeth. Elle ne tarde pas à découvrir la terrible malédiction de ces hommes que la pâle clarté lunaire fait apparaître sous leur vrai visage : des cadavres décharnés condamnés à écumer les océans du globe pour reconstituer une collection qu’ils avaient jadis pillée. Evidemment le pendentif se trouve être la dernière pièce à restituer. De son côté Will décide de libérer un pirate notoire, Jack Sparrow, de sa geôle croupie afin qu’il puisse le mener jusqu’au repaire où mouille le vaisseau de triste mémoire et ainsi secourir sa dulcinée. Mais ce forban déjanté, interlope et patraque cache bien des secrets et l’on ne tarde pas à découvrir qu’il fut l’ancien capitaine du Black Pearl.

Squelettes vampires et trublion sélénite. En général les attractions foraines les plus ébouriffantes et exaltantes sont des machines démesurées dont chaque tour, fulgurant et clinquant, vous déleste d’une somme d’argent conséquente en échange d’un éphémère exutoire. Elles se contentent de vous secouer dans un tohu-bohu nauséeux en espérant vous faire accéder à une décharge de léthargie ébahie. De l’adaptation du manège du parc Disney, Pirates Des Caraïbes, nous pouvons dire qu’elle s’articule sur ce canevas immuable (frissons flibustiers, péripéties romantiques et moyens mirobolants idoine à engendrer l’excitation) en s’étirant jusqu’au fastidieux – le long métrage qui peine à rebondir à mi-parcours sombre dans les vingt dernières minutes et leur profusion d’effets de manches numériques et scénaristiques particulièrement exécrables. Reste que la copie des deux auteurs Ted Elliott et Terry Rossio (Shrek, Le Masque De Zorro…) parvient presque par hasard à faire fictionner l’ensemble dans une cohésion ouatée et étrangement erratique. Pour transcender l’hérédité ludique et l’obédience pachydermique et entertainement du gourou diligent Jerry Bruckheimer – il s’agit d’une œuvre de producteur à n’en pas douter –, ils déploient un humour malicieux qui se teinte parfois en filigrane d’ironie acerbe et s’octroient un personnage au charisme lunaire et ambigu : Jack Sparrow. Véritable joyau du film, Johnny Depp transcende les poncifs avec lequel jongle le récit (un clin d’œil envieux au Fog de John Carpenter ?), virevolte devant une caméra éprise qui lui laissera d’ailleurs la dernière scène et le dernier plan. Il prend un malin plaisir à brosser le portrait, d’une gaucherie confinant au burlesque, d’un pirate de pacotille, poissard, dandy et précieux contre l’autorité timide, facétieuse et charmeuse duquel son équipage n’aura de cesse de se mutiner (pas moins de trois abandon sur des îlots peu avenants). Flanqué de fanfreluches improbables et de babioles new age, l’acteur en état en grâce campe un héros enfantin et foisonnant, aux mouvements syncopés pourvus d’une amplitude irréelle et à l’ire contrariée ou feinte (il ne tuera personne sinon l’ignominieux capitaine Barbossa et préfère la discussion au carnage). Entre ripailles avortées, déconvenues hilarantes, machiavélisme réfléchi et envolées épiques Jack Sparrow joue au forban, comme si l’interprète absorbé par l’imposante machinerie récréative avait décidé de s’installer dans un wagonnet et de laisser libre cours à ses réactions viscérales tout en conservant cette distanciation rebelle et élégiaque qui fait de lui l’unes des têtes d’affiches les plus précieuses du cinéma actuel – et que Tim Burton a su, plus que tout autre, rendre la quintessence expressionniste dans la poésie imbibée et gothique d’un Edward Aux Mains D’Argent et d’un Sleepy Hollow, ou la folie espiègle qui s’épandait sur Ed Wood). Pépite perdue et déambulant dans l’océan insipide et désaffecté du blockbuster, Sparrow prend rapidement son envol (il apparaît du haut d’une rachitique vigie ou plutôt d’une hampe avant d’effectuer quelques tours jouissifs au bout d’une corde évoquant sans ambages l’euphorie carnavalesque de l’attraction éponyme) pour pourfendre ses adversaires fantoches, brumeux et blafards autant que les aspects convenus d’une réalisation laborieuse.

Applique le code. De ce leitmotiv à accorder la prépondérance aux conventions de la boucanerie, Gore Verbinski cinéaste impersonnel de La Machine A Explorer Le Temps ou de The Ring – à qui il prit soin d’ôter tous les effets subtils qui faisait la somptueuse singularité nippone – se gargarise à foison dans une adaptation sans fioritures où la première image entièrement dévolue à la proue d’un

vaisseau nous crie sa frontalité rude, apathique et bourrue. Dans une absence affligeante de style ou d’emphase, voici que s’enchaînent des tableaux fragmentés et factices. Simple achoppement de morceaux de bravoure numériques et de mouvement de caméra pompeux (cette île survolée avec son volcan en furie qui ne sera jamais exploitée, ne prenant jamais corps et au demeurant tristement réduite à une grotte aux trésors) frisant parfois la gaudriole honteuse. L’incurie du metteur en scène et la chape paternaliste du producteur concourent à infléchir la verve priapique d’une œuvre charriant les humbles vestiges d’une épopée surannée – impossible de faire fi des icônes intemporelles comme Douglas Fairbanks dans Le Pirate Noir ou Errol Flynn (auquel emprunte Orlando Bloom pétulant, virevoltant et impétueux loin de son maintien glacial de l’elfe Legolas dans Le Seigneur Des Anneaux) dans Capitaine Blood ou L’Aigle Des Mers – au temps des voltiges saccadées, androgynes et flamboyantes du cyberpunk. Audace ou facilité de succomber aux vieilles et nobles amours ? Toujours est-il que l’industrie cinématographique florissante semble décidée à plonger ses racines voraces dans la substance chimérique des manèges estampillés Disney – à ce titre la scène où Elizabeth est transbahutée sur un pont empli de squelettes à tout d’une réminiscence foraine – car après le présent long métrage cabotin et sa suite déjà en chantier un autre mettant en vedette Eddie Murphy est en cours de tournage sur les bases de Phantom Manor qui fit les beaux jours du parc floridien. De cette simple constatation découle l’aspect pathogène le plus troublant de l’œuvre, à savoir son mimétisme éreintant d’avec son étalon de poutrelles métalliques et de carton-pâte agglomérés : le désynchronisation. D’aussi longtemps que les protagonistes sont bringuebalés sur le grand huit maritime, à la recherche de leur âme oubliée ou perdue, le long métrage trouve sa justification. Mais avec la vie ou un bateau que l’on recouvre la magie s’évanouit. Comme lorsque l’on pose le pied après une folle sarabande aérienne. Le corps et l’esprit réconciliés, l’artifice dépossédant et la culbute anesthésiante ne prennent plus. La métaphore cadavérique transparaît alors clairement puisque les chairs sont associées à la psyché et aux fondements de la personnalité. Drôle d’histoire où l’on meurt finalement d’être en vie – la réincarnation se révèle trop brutale pour les sevrés de sens qui à défaut de tiédeur apprivoisent la froideur d’un corps à l’agonie –, de se rappeler sa condition putride un temps éludée et où la carence est synonyme d’impression durable sur la pellicule. Lancé à la poursuite de son bâtiment fendant les flots et dont le simple nom suffit à faire frémir chaque marin des Caraïbes, Jack Sparrow comprend ce qui fait de lui un personnage de capitaine (terme après lequel il court jusque dans sa sentence de mort) égaré dans le marasme : il est le seul être tridimensionnel et fantasque de l’aventure, l’unique aspirant en des rêves inanimés puisque tous les autres fantasment sur la chaleur humaine ou se trouvent être les dépositaires de la vie d’autrui héroïne émancipée d'une société corsetée à l'étourdissante et fougueuse beauté. Il est sûrement un de ces survivants à la faucheuse impulsive et pourvue d’une vitalité débridée dont il dit lui-même qu’ils sont les témoins indispensables à l'émergence des légendes.

 
 

F. Flament
31 Août 2003

 

 

 

 

 

 

A la recherche de son âme perdue

Film américain de Gore Verbinski (2002). Adaptation d'une attraction du parc Disney avec un J. Depp en trublion virevoltant et ambigu qui détonne dans l'apathie duveteuse enserrant les corps décharnés et désincarnés. Sortie française : le 13 Août 2003.

Multimédias
Bande-annonce (vo)
Photographies (51)

Liens
Le site officiel américain
Le film sur l'IMDB
Keira Knightley 1 / 2
Site sur Johnny Depp

Fiche technique
REALISATION
Gore Verbinski

SCENARIO
J. Wolpert, S. Beattie, T. Rossio et T. Elliott d'après l'attraction du parc Disney

INTERPRETES
Johnny Depp (Jack Sparrow)
Geoffrey Rush (Le Capitaine Barbossa)
Orlando Bloom (Will Turner)
Keira Knightley (Elizabeth Swann)

MUSIQUE ORIGINALE
K. Badelt, H. Zimmer et G. Zanelli

MONTAGE
S. E. Rivkin, A. Schmidt et C. Wood

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIE
Dariusz Wolski

COSTUMES
Penny Rose
PRODUCTEURS
B. Taylor, J. Bruckheimer, M. Stenson et C. Oman
DUREE
143 minutes

PRODUCTION
Walt Disney Pics, Bruckheimer Films, Touchstone Pictures / GBVI (Dist.)
 
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